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Science forensique

Auteur: 
Ribaux, Olivier
Auteur: 
Margot, Pierre

 

La science forensique, ou la forensique, applique une démarche scientifique et des méthodes techniques dans l’étude des traces qui prennent leur origine dans une activité criminelle, ou litigieuse en matière civile, réglementaire ou administrative. Elle aide la justice à se déterminer sur les causes et les circonstances de cette activité.
 
Forensique veut dire qui appartient, qui est lié ou qui est utilisé dans les cours de justice, vient du latin forum, la place publique, lieu du jugement chez les anciens (forensis : du forum). Science forensique est un néologisme, traduction de l’anglais forensic science, rendu nécessaire par la confusion des termes et de leurs traductions qui désignent la contribution des sciences, en particulier des sciences de la nature, à la justice (Margot 1999).
 
Origines de la terminologie
 
Si l’intervention d’experts au profit de la justice est bien antérieure, la forensique se constitue en tant que discipline à la fin du 19ème siècle et au début du siècle passé sur la base d’échanges entre individus aux fortes personnalités dans une période marquée par le progrès des sciences et des techniques (Crispino et al. 2011; Margot 2011b). L’idée de la Kriminalistik est proposée par l’autrichien Hans Gross comme la méthode de l’enquête judiciaire propre au magistrat. Un autre pionnier, le français Edmond Locard, s’est concentré sur la partie significative de l’ouvrage de Gross (1893) qui concerne les techniques d’exploitation des traces du crime, pour proposer le terme de criminalistique en français (Locard 1912). Il conçoit la pratique de cette discipline au travers de laboratoires qui aident les autorités à appliquer les méthodes scientifiques. Il s’agit d’exploiter la preuve indiciale ou technique basée sur les traces qui résultent des échanges de matières provoqués par l’activité criminelle. En 1910, il crée un laboratoire à la Cour de justice de Lyon.
 
Un peu auparavant, Bertillon développe son système anthropométrique d’identification des récidivistes immergé en milieu policier à la préfecture de Paris. Il contribue également à l’organisation des descriptions de personnes par le portrait parlé et à la documentation de la scène de crime par la photographie métrique. Tout comme Niceforo en Italie, il défend l’idée d’une police dite scientifique qui est toutefois contestée par Locard. Ce dernier lui préfère sa criminalistique ou la police technique. Sorte de compromis, dès la fin de la deuxième guerre mondiale on parlera en France essentiellement de police technique et scientifique.
Rodolphe Archibald Reiss, passionné de photographie et docteur en chimie, effectue une synthèse de ces différents points de vue pour créer une discipline académique dans un nouvel Institut de Police Scientifique à l’Université de Lausanne en 1909. Il perçoit aussi les liens avec la criminologie (l’action criminelle et les échanges de matières se situent dans un environnement physique et social), notamment dans son livre sur les vols et les homicides (Reiss 1911). Mais il se distancie clairement, par son paradigme fondé sur la trace matérielle, des idées de l’Ecole italienne qui se forme autour du criminel né de Lombroso (Quinche 2009).
 
Dès les années 1950, les laboratoires se multiplient dans les pays anglophones. Dès lors, la forensic science se conçoit essentiellement autour de médecins légistes dominant dans une nouvelle association professionnelle constituée en 1947 (American Academy of Forensic Science - AAFS). Ce contexte conduira au paradigme dominant aujourd’hui, à savoir celui d’une vision qui empile des activités techniques et des méthodes disparates appliquées en routine qui sont empruntées aux sciences traditionnelles (chimie, physique, biologie) ou à des disciplines plus modernes (informatique, sciences de la vie) afin de répondre de manière sectorisée aux exigences de la justice. Dès lors, couplée avec les contraintes économiques imposées aux laboratoires toujours plus privatisés (Lawless 2010), cette conception se renforce avec la terminologie en anglais : criminalistics, forensics ou plus récemment computer forensics et environmental forensics. Le « s » ajouté à ces termes accentue encore cette représentation d’une activité plurielle, aux liens ténus entre des spécialités disparates dans lesquelles l’exploitation des profils d’ADN domine. Le paradigme s’impose par une production intense dans les principales revues scientifiques. La police et la scène de crime ne font plus que des apparitions très rares puisque ses praticiens ne disposent souvent pas du référentiel scientifique (Kind 1987; Crispino 2006). A l’extrême, la position du laboratoire doit s’éloigner du milieu policier pour protéger sa substance scientifique de la pollution apportée par les activités policières (NAS 2009).
 
Toutefois, ce paradigme présente une série d’anomalies mises en évidence notamment dans un rapport états-unien (NAS 2009) et le prochain démantèlement du principal laboratoire en Angleterre victime de ses pertes économiques. Comme réponse, il est proposé de fédérer les efforts et de développer la recherche avec les milieux académiques (Mnookin et al. 2011), mais sans réelle réflexion sur les fondations. Dans cette vision fragmentée, difficile, sinon impossible de délimiter et initier une culture de recherche (Margot 2011a).
 
Un peu par opportunisme, le nombre de filières académiques a explosé afin d’attirer des étudiants, mais en prolongement de programmes existants (chimie forensique, informatique forensique, biologie forensique, physique forensique, etc.). La trace devient alors un objet pour tester et étendre le champ d’application des méthodes et techniques de chaque discipline particulière plutôt qu'en objet d'un champ disciplinaire. La science forensique considère à l’inverse la trace comme une question forensique à élucider au moyen d’une approche qui lui est propre. Elle comprend le choix des méthodes ou/et techniques appropriées à la situation quelle que soit son origine.
 
Cette variété terminologique est toujours bien actuelle pour nommer les laboratoires et institutions. Dans les régions francophones, on relève notamment l’Institut de Police Scientifique (Université de Lausanne), l’Institut de Criminalistique et de Criminologie (Belgique, gendarmerie nationale algérienne), services d’identité judiciaire ou brigade de police technique et scientifique (polices suisses), Institut de Recherche Criminelle de la Gendarmerie Nationale (France, gendarmerie nationale) ou Institut National de Police Scientifique (France, Police nationale). Le laboratoire de sciences judiciaires (traduction de « forensic science ») au Québec complète ce panorama.
 
La trace
 
Dans ce contexte confus, la science forensique trouve son unité dans plusieurs travaux fondateurs. Le postulat de Locard (1920), repris sous de multiples formes (Crispino 2006) rappelle que la trace, objet d’étude de la science forensique, provient d’échanges de matières durant une activité. Marque, signal ou objet, la trace est un signe apparent (pas toujours visible à l’œil nu). Elle est le vestige d’une présence et/ou d’une action à l’endroit de cette dernière (Margot 2011c).
 
Plusieurs éléments essentiels ressortent de cette définition: elle est matérielle, elle existe indépendamment de toute signification; elle nous vient du passé, un passé que l'on ne saurait faire revivre; elle est incomplète, imparfaite (vestige); elle n'appartient pas à l'environnement habituel de l'endroit où elle se trouve (elle est l’effet d’une activité en un endroit, à un moment); elle contient une information (signe) sur sa source et, finalement, sur l'action qui l'a produite.
 
Ces éléments ont comme conséquences :
 
1.     la valeur d'existence que lui donne sa matérialité, indépendamment de toute signification, permet de la mesurer, de déterminer des caractéristiques physiques, chimiques, biologiques et enfin, de la comparer à d'autres données;
2.     puisque la marche du temps est irréversible et que l'action criminelle représente une activité unique, le modèle que l'on cherche à construire ne vise pas à généraliser, mais bien à décrire le cas, et uniquement celui-ci;
3.     une donnée incomplète et/ou imparfaite peut conduire à des raisonnements approximatifs ou incertains: ces derniers doivent donc être révisables lorsque de nouvelles données apportent un éclairage nouveau et permettent de nouvelles inférences;
4.     le fait qu'elle n'appartienne pas naturellement, ou habituellement, à l'endroit où elle est observée, il s'agit de distinguer la trace provenant d'une activité courante dans l'endroit sous investigation de ce qui pourrait provenir d'une activité inhabituelle, en particulier délictuelle;
5.     l'information sur sa source doit permettre de déterminer quelle personne ou objet l'a transférée;
6.     l'information sur l'action qui l'a produite doit finalement aider à expliquer ce qui s'est passé.
 
Une gradation va donc de l'élément matériel, la trace, à l'explication des circonstances de sa présence, une gradation dont il est important de comprendre la progression. La trace devient donc une information élémentaire qui indique ce qui s’est passé. Comprendre les mécanismes de l’activité ne sert donc pas uniquement au processus judiciaire qui considérera cette information comme un indice, mais a des conséquences qui vont bien au-delà : toute discipline qui s’intéresse à ces formes de criminalités ou à des problèmes de sécurité qui génèrent des traces devraient s’appuyer sur ce constat, au risque de laisser s’échapper une information centrale: peut-on parler de crime de violence sans envisager les échanges physiques ? de trafic de stupéfiant sans étudier les substances en cause et leurs effets ? d’incendie sans envisager la combustion ? de contrefaçons et de falsifications sans comprendre les procédés de fabrication? Ainsi, la compréhension de phénomènes de criminalité, le renseignement criminel dans ses formes opérationnelles et stratégiques, l’enquête judiciaire (l’identification et la localisation de l’auteur), la structuration des indices et leur appropriation par le juge en tant qu’éléments de preuve s’appuient sur la science forensique. Cette perspective étend considérablement son rôle, trop souvent perçu au travers du procès pénal et des décisions du tribunal uniquement. De sa découverte sur la scène de crime, à la présentation des indices et à leur utilisation en tant qu’éléments de preuve, la trace suit donc plusieurs processus qui appuient des décisions qui portent tant sur un plan stratégique ou de politique criminelle, que sur le plan de la prévention (e.g. diminution des risques d’incendies), de l’enquête judiciaire, de la structuration des indices ou du tribunal lui même. 
 
Le mécanisme logique qui prévaut part donc de la trace vers son explication la plus plausible. Il s’agit de l’abduction proposée par Peirce (Peirce 1931; Eco et Sebeok 1983). Par exemple, les relations entre des modes opératoires et les traces qu’ils sont susceptibles de générer et les connaissances générales sur les affinités entre les matières (études des échanges, la divisibilité de la matière (Inman et Rudin 2001)), ainsi que sur l’existence de caractéristiques spécifiques dans certaines populations d’objets ou de personnes constituent les règles sur lesquelles s’appuie l’abduction. À un niveau plus quantitatif, afin de gérer les incertitudes, les probabilités peuvent s’inviter grâce au théorème sur la probabilité des causes du Révérend Bayes. L’analogie est une autre activité inférentielle élémentaire qui s’applique lorsque des relations entre des événements sont recherchées: la comparaison des caractéristiques de traces collectées sur plusieurs faits indique souvent l’activité du même auteur, l’usage du même objet ou type d’objet, ou un mode de fabrication d’un objet (e.g. des bombes) peu commun.
 
L’identité, les processus d’identification et d’individualisation
 
Une vision duale au postulat de Locard est proposée par Paul Kirk (Kirk 1963; Kwan 1977). Il recentre les réflexions autour de l’identité, les processus d’identification et la capacité d’exploiter l’individualité d’une trace et de sa source. Sans entrer de manière trop avancée dans des considérations épistémologiques (ce que la science forensique pratique peu par ailleurs), on peut prétendre que cette idée de l’identité et de la fonction d’identification intervient de manière multiforme en science forensique (Locard 1909) dont quelques variantes essentielles sont:
 
1.     L’identité de la source d’une trace (e.g. le scripteur d’un document, la semelle à l’origine d’une trace de souliers, le doigt à la source d’une trace digitale). Il s’agit d’une question élémentaire dont la résolution peut maintenant s’appuyer sur des banques de données telles que les fichiers d’empreintes et de traces digitales ou de profils d’ADN. On parle généralement d’identification lorsque c’est la catégorie à laquelle appartient la source de la trace qui est recherchée (e.g. cette poudre blanche contient de la cocaïne) ou d’individualisation lorsqu’on évalue la relation entre une trace et une personne ou un objet spécifique (ou éventuellement entre deux traces dont on détermine une origine unique, même si on ne la connaît pas) (Inman et Rudin 2001). Ces relations sont toujours entachées d’incertitudes. C’est pourquoi les probabilités jouent un rôle central dans la démarche (Kwan 1977; Cook et al. 1998; Cook et al. 1999; Evett et al. 2000; Jackson et al. 2006).
2.     La vérification de l’identité d’une personne. Les démarches forensiques s’appuient sur l’expérience du fichier anthropométrique de Bertillon, puis plus largement sur la constitution de fiches signalétiques (Locard 1909) qui comprennent un éventail plus large de moyens d’identification (empreintes digitales, photographie). Les besoins de développer des méthodes structurées et harmonisées, déjà affirmés en 1926 en regard de la mobilité de malfaiteurs (Roux 1926), se sont bien étendus depuis.
3.     La découverte de l’identité d’une personne décédée. Lorsque le décès d’une personne est constaté, une mesure cruciale consiste à déterminer son « identité » (Gremaud 2010). Par exemple, trouver l’identité de la victime d’un homicide est un indice qui peut conduire à l’auteur, sachant que la forte majorité des meurtriers connaissent leur victime. Lors de catastrophes naturelles, comme les derniers tsunamis, l’application de ces méthodes peut prendre une dimension extraordinaire, selon la culture, afin de permettre le deuil des proches.
 
Le développement de l’internet et l’extension de l’usage d’identités virtuelles (e.g. pseudos), nécessitent un nouvel effort de modélisation pour englober les conceptions plus anciennes fondées sur le monde physique (Rannenberg et al. 2009). De nouvelles questions fondamentales s’ouvrent ainsi pour la science forensique.
 
Les perspectives
 
L’application des sciences de la nature pour appuyer les processus judiciaires a pris de multiples directions, essentiellement opportunistes et fondées sur les techniques et leur rentabilité, en fonction d’un contexte légal, politique et économique en évolution.
 
La science forensique propose une réflexion épistémologique en recherchant une unité au travers de l’étude de la trace et de son potentiel informatif considérable, son objectivité et sa neutralité. La trace constitue une information élémentaire sur le crime. La science forensique devrait donc davantage briser des barrières historiquement érigées avec la criminologie.
 
Le développement des technologies de l’information et de la communication intensifie la nécessité de considérer les différentes formes d’identité et leurs liens avec la trace, étendant ainsi encore le champ de la science forensique.
 
Références
 
     Cook, R., I. W. Evett, G. R. Jackson, P. J. Jones et J. A. Lambert (1998) 'A Hierarchy of propositions: Deciding Which Level to Address in Casework', Science and Justice, 38(4): 231 - 239
     Cook, R., I. W. Evett, G. R. Jackson, P. J. Jones et J. A. Lambert (1999) 'Case Pre-assessment and Review in a Two-way Transfer Case', Science and Justice, 39(2): 151 - 156
     Crispino, F. (2006), Le principe de Locard est-il scientifique? Ou analyse de la scientificité des principes fondamentaux de la criminalistique. Thèse de doctorat, Institut de police scientifique. Ecole de sciences criminelles. Faculté de droit et des sciences criminelles, Université de Lausanne: Lausanne.
     Crispino, F., O. Ribaux, M. Houck et P. Margot (2011) 'Forensic Science - A True Science?' Australian Journal of Forensic Sciences, 43(2)
     Eco, U. et T. A. Sebeok, Eds. (1983). The Sign of Three. Dupin, Holmes, Peirce. Advances in Semiotics. Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press.
     Evett, I. W., G. R. Jackson et J. A. Lambert (2000) 'More on the Hierarchy of Propositions: Exploring the Distinction Between Explanations and Propositions', Science and Justice, 40(1): 3 - 10
     Gremaud, J.-L. (2010), Processus de reconnaissance et d'identification de personnes décédées. Thèse de doctorat, Ecole des sciences criminelles, Université de Lausanne: Lausanne.
     Gross, H. (1893) Handbuch für Untersuchungsrichter als System der Kriminalistik. Graz: Leuschnen und Lubensky.
     Inman, K. et N. Rudin (2001) Principles and Practice of Criminalistics. The Profession of Forensic Science. Boca Raton: CRC Press.
     Jackson, G., S. Jones, G. Booth, C. Champod et I. W. Evett (2006) 'The nature of forensic science opinion - A possible framework to guide thinking and practice in investigations and in court proceedings', Science and Justice - Journal of the Forensic Science Society, 46(1): 33-44
     Kind, S. S. (1987) The Scientific Investigation of Crime. Harrogate: Forensic Science Services Ltd.
     Kirk, P. L. (1963) 'The Ontology of Criminalistics', The Journal of Criminal Law, Criminology and Police Science, 54: 235 - 238
     Kwan, Q. Y. (1977), Inference of Identity of Source. Thèse de doctorat, Department of Criminology, University of California: Berkeley. p. 180.
     Lawless, C. (2010) A Curious Reconstruction? The Shaping of "Marketized" Forensic Science. London School of Economics and Political Science, London.
     Locard, E. (1909) L'identification des récidivistes. Paris: Maloine.
     Locard, E. (1912) 'Chronique latine', Archives d'anthropologie criminelle, de médecine légale et de psychologie normale et pathologique, 27: 59 - 66
     Locard, E. (1920) L'enquête criminelle et les méthodes scientifiques. Paris: Flammarion.
     Margot, P. (1999) 'Un changement de nom dans la continuité', Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, 52(1): 6 - 8
     Margot, P. (2011a) 'Commentary on the Need for a Research Culture in the Forensic Sciences', UCLA Law Review, 58: 795-801
     Margot, P. (2011b) 'Forensic Science on Trial - What is the Law of the Land?' Australian Journal of Forensic Sciences, 43(2): 83-97
     Margot, P. (2011c) 'La trace comme vecteur fondamental de la police scientifique ' Y. Ricordel, L'expertise en police scientifique, Paris: Xavier Montauban, SA
     Mnookin, J. L., S. A. Cole, I. E. Dror, B. A. J. Fisher, M. Houck, K. Inman, D. H. Kaye, J. J. Koehler, G. Langenburg, D. M. Risinger, N. Rudin, J. Siegel et D. A. Stoney (2011) 'The Need for a Research Culture in the Forensic Science', UCLA Law Review, 58: 725-779
     NAS (2009) Strengthening Forensic Science in the United States: a Path forward. National Research Council of the National Academies, Washington D.C.
     Peirce, C. S. (1931) The Collected Papers. Vol 1-6 Cambridge: Harvard University Press.
     Quinche, N. (2009), Sur les traces du crime: la naissance du regard indicial, de la police scientifique et technique en Europe (XIIIe - XXe siècles) et l'essor de l'Institut de police scientifique de l'Université de Lausanne. Thèse de doctorat, Faculté des Lettres, Université de Lausanne: Lausanne.
     Rannenberg, K., D. Royer et A. Deuker (2009) The Future of Identity in the Information Society: Challenges and Opportunities. Berlin: Springer.
     Reiss, R. A. (1911) Manuel de police scientifique (technique). Vols et homicides. Lausanne: Payot Alcan.
     Roux, J. A. (1926) Actes du premier congrès de police judiciaire internationale. Paris: Marchal et Billard, G. Godde succ.
 
 
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Santé et justice

Auteur: 
Robert, Dominique

 

Bien qu’on les conçoive comme des systèmes distincts, répondant à des situations-problèmes différentes et poursuivant des finalités qui leur sont propres, les systèmes de santé et de justice criminelle sont, dans les faits, étroitement liés. On peut lister plusieurs exemple de la fluidité, sinon de l’artificialité, des frontières entre ces deux système : la criminalisation de l’exposition au VIH, la participation du personnel infirmier dans la mise à mort par injection dans certains pays ou États où la peine de mort existe toujours ou encore la pratique qui consistait historiquement à détenir les infracteurs pour une période indéterminée jusqu’à ce qu’ils soient « guéris ».  D’ailleurs, le travail de distinction entre santé et justice criminelle mobilise une énergie constante. En effet, au moins deux des trois sous-systèmes compris traditionnellement dans l’appellation justice criminelle (la police et les tribunaux) possèdent des mécanismes de triage officiels pour limiter la pénalisation de la maladie ou de troubles médicalisés. Dans le troisième sous-système de la justice criminelle, soit l’appareil correctionnel, il s’agit moins de triage que de gestion des problèmes de santé, tant ceux présents lors de l’entrée en détention que ceux qui se développent au fil de la sentence d’incarcération. À plus large échelle, avec le mouvement Prisons en santé (Health in Prisons), mis de l’avant par l’Organisation mondiale de la santé, les prisons et les détenus sont appelés à devenir des vecteurs de santé de toute la communauté, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes.

 

Éviter la judiciarisation et la pénalisation des problèmes de santé: L’étape des services policiers et des tribunaux

 D’une part, les services policiers sont appelés à être des intervenants de première ligne dans nombre de situations-problèmes (conflits interpersonnels, troubles de l’ordre public, etc.). D’autre part, ils sont souvent décriés pour se saisir massivement d’une population marginalisée et affectée par des maux individuels et sociaux qui s’expriment notamment par et dans le corps ou la santé des individus (problèmes psychosociaux, dépendance à la drogues, itinérance, etc.). Devant un tel dilemme, des programmes de déjudiciarisation (diversion) ont été mis en place. En Amérique du Nord ils datent de la fin des années 1980.  Des intervenants psychosociaux accompagnent ou sont appelés à la rescousse des policiers pour évaluer et faire face à des situations qui exigent une intervention immédiate en termes de soins plutôt qu’une arrestation. L’objectif est d’éviter la prise en charge des personnes concernées par le système de justice criminelle et de les diriger vers les ressources appropriées (hôpitaux, clinique d’urgence, service d’hébergement, etc.) pour cibler la cause à la source de la situation-problème (Otero et al., 2005).

Toutefois, si ce premier mécanisme de déjudiciarisation des problèmes de santé achoppe, un deuxième filtre peut intervenir soit la déjudiciarisation faite à l’étape de la poursuite où le procureur de la Couronne choisi de référer la personne à des ressources socio-sanitaires plutôt que de procéder officiellement avec les accusations. Plus avant, dans maintes juridictions nord-américaines, des tribunaux spéciaux (problem-solving courts) sont mis en place, notamment des tribunaux de traitement de la toxicomanie (drug treatment courts) et des tribunaux de la santé mentale (mental health courts). Souvent associé au mouvement de la jurisprudence thérapeutique (therapeutic jurisprudence), ces mécanismes souscrivent à l’idéal selon lequel l’application de la loi doit engendrer des bénéfices pour la personne qui y est soumise et non pas viser sa pénalisation. La possibilité de procéder par les tribunaux spéciaux, plutôt que par la voie régulière, est offerte aux personnes qui ont commis des délits mineurs qui sont directement liés à la drogue ou sont l’expression de troubles psychosociaux. Cette filière est volontaire et la personne concernée peut, en tout temps, demander le transfert de son dossier vers un tribunal usuel.

Les tribunaux spéciaux offrent la possibilité de retirer les accusations ou encore s’engagent à ne pas imposer de sentence d’incarcération en échange de la participation de la personne concernée à un programme structuré pour une durée déterminée. Des conditions sont imposées et une équipe composée d’un juge et de procureurs ayant une sensibilité particulière aux problèmes de toxicomanie ou de santé mentale, de travailleurs sociaux, de criminologues et d’autres spécialistes veillent à leur application. Peu d’études empiriques concluantes ont été réalisées à ce jour pour évaluer la capacité des tribunaux de traitement de la toxicomanie à réduire la judiciarisation, la récidive et les coûts financiers associés, trois objectifs mis de l’avant par ces mécanismes (Werb et al., 2007).

Les résultats partiels semblent démontrer que peu des participants qui entament le suivi avec les tribunaux de traitement de la toxicomanie le terminent, une très large proportion retournant à la voie judiciaire usuelle. L’abstinence totale exigée peut expliquer en partie le faible taux de rétention. Plus encore, les personnes ainsi supervisées ont un taux d’accusation pendant et après le programme qui équivaut à celui des toxicomanes qui ont suivi la voie judiciaire régulière. Finalement, le passage des tribunaux de traitement de la toxicomanie aux tribunaux réguliers que plusieurs opèrent est susceptible d’allonger leur prise en charge et, ce faisant, les frais associés.

Concernant les tribunaux de santé mentale, les résultats de recherche sont plus encourageants (Jaimes, Crocker, Bédard, & Ambrosini, 2009). Certaines études indiquent que les personnes qui optent pour la déjudiciarisation par les tribunaux de santé mentale passent moins de temps incarcérées, récidivent moins à la suite du programme et fonctionnent mieux en société. Finalement, les fonds investis dans les tribunaux de santé mentale sont récupérés par les économies réalisées dans les tribunaux réguliers qui n’ont plus à se saisir de cette clientèle.  Malgré les mécanismes de déjudiciarisation mis en place dans les services de police et les tribunaux pour éviter la prise en charge par la justice criminelle des problèmes de santé, la prison se présente de plus en plus comme un lieu privilégié de prestation et d’utilisation des services de santé pour la population marginalisée.

 

Du triage à la gestion: Prestation et utilisation des soins de santé en détention

Suivant les échantillons sous examen, on estime que la proportion de personnes porteuses du VIH est 20 fois supérieure en détention que dans la population générale; environ 40% des femmes et plus de 30% des hommes détenus seraient porteurs de l’hépatite C; la tuberculose serait de l’ordre de 20% et les troubles mentaux sévères seraient courants dans la population carcérale. À ces problèmes repérés dès l’entrée en prison s’ajoutent des éléments qui surviennent tout au long du séjour en détention dont le vieillissement des populations carcérales attribuable, entre autres, aux sentences d’incarcération de plus en plus longues et les  problèmes psychosomatiques engendrés ou exacerbés par l’incarcération. Avec une santé si mal en point, il n’est pas surprenant que les hommes et femmes détenus présentent des besoins élevés en matière de soins, ont environ deux fois plus de contacts avec le personnel médical que la population générale et consomment une grande quantité de psychotropes (Lafortune & Vacheret, 2009). D’ailleurs, pour des personnes qui vivent l’instabilité résidentielle et la précarité financière quand elles sont en communauté, la prison peut représenter l’occasion de prendre soin de problèmes de santé longtemps négligés. Tant pour la population en liberté que pour la population incarcérée, l’usage des soins est lié à leur accessibilité.

Or, malgré la qualité des soins offerts et prodigués, les programmes d’éducation et de dépistage, les programmes de pairs aidant et toutes les intentions louables, la prestation des soins de santé en détention demeurent caractérisées par ses défis (Holmes, Perron, Montuclard, & Hervé, 2005). L’asservissement des soins à la logique sécuritaire est durement ressenti dans certaines administrations pénitentiaires et empêche la continuité et le suivi médical au gré des reclassements, transferts et autres impératifs correctionnels. Le conflit entre les deux rôles attribués, dans certaines administrations, au personnel infirmier fait en sorte que celui-ci se retrouve coincé entre deux allégeances contradictoires qui nuisent à l’établissement du lien de confiance avec les patients. Ceci est illustré notamment par la difficulté à assurer le secret professionnel quand les examens médicaux sont menés en présence d’agents correctionnels ou encore devant l’obligation formelle pour le personnel soignant de rapporter au comité disciplinaire de l’établissement carcéral les pratiques non-réglementaires des détenus.

Ces difficultés ne découragent pas certains de proposer de formaliser le rôle des établissements carcéraux comme pourvoyeur de services et d’éducation sanitaire pour la population marginalisée. Il faut se souvenir que les détenus proviennent pour la plupart de groupes socio-économiquement défavorisés. Or, ces groupes, particulièrement les plus marginalisés d’entre eux, représentent souvent un défi pour les prestataires de services de santé, même les agences de santé communautaire qui tentent de développer des liens avec les résidents du quartier où elles se trouvent. Cette imperméabilité tient tant à la méfiance généralisée de ce segment de la population envers les appareils d’État, dont les services de santé, qu’au peu d’effet que les messages de santé publique ont sur les groupes marginalisés. La détention se présente alors pour les autorités de santé publique comme un contexte idéal pour « éduquer » ce segment de la population aux comportements sains. L’espoir de certains est qu’à travers les détenus, ce serait toute une couche impénétrable de la population qui s’ouvrirait ainsi aux messages de la santé publique.

Cette idée d’intégrer la santé et le milieu correctionnel se concrétisent dans des projets très précis. Ainsi, des chercheurs suggèrent de joindre, aux instruments correctionnels existant, une section sur le risque posé à la santé publique comme élément dans la prise de décision en matière de remise en liberté et de suspension de la libération conditionnelle des détenus. Dans un tel modèle, des comportements comme la consommation de tabac et de drogue (risques individuels), l’infection par une ou des maladies transmissibles (risques communautaires) et les coûts financiers associés au traitement des maladies (risques économiques liés à la santé) deviennent des informations incorporées dans le calcul des risques que les services correctionnels doivent tenter de minimiser. Les profils de risque, que ce croisement d’information permettra, faciliteront ainsi, d’après ces auteurs, une meilleure allocation des ressources correctionnelles et une meilleure protection de la communauté. Selon ce modèle, une personne présentant un faible risque criminel mais un fort risque économique lié à la santé pourra être transférée en communauté plus rapidement. En retour, ce même modèle permet aussi de punir des comportements de santé jugés à risque. Ainsi selon ce modèle un libéré conditionnel qui contracte ou transmet une maladie infectieuse peut être suspendu et réadmis en détention. Les infracteurs sont alors considérés et traités comme des risques de santé publique (Robert & Frigon, 2006).

Bref, santé et justice criminelle sont des secteurs en osmose et méritent d’être compris dans leurs relations plutôt qu’en vase clos. Pratiquement et politiquement, les arrimages entre eux peuvent nous amener à questionner le bien-fondé de rendre la santé d’une portion de la population tributaire de la punition.

Septembre 2010

 

Références

Holmes, D., Perron, A., Montuclard, L., & Hervé, C. (2005). Scission entre le sanitaire et le pénitentiaire : réflexion critique sur les (im)possibilités du soin infirmier au Canada et en France.  Journal de Réadaptation Médicale, 25(3), 131-140.

Jaimes, A., Crocker, A., Bédard, É., & Ambrosini, D. L. (2009). Les Tribunaux de santé mentale : déjudiciarisation et jurisprudence thérapeutique. Santé mentale au Québec, XXXIV(2), 171-197.

Lafortune, D., & Vacheret, M. (2009). La prescription de médicaments psychotropes aux personnes incarcérées dans les prisons provinciales du Québec. Santé mentale au Québec, XXXIV(2), 147-170.

Otero, M., Landreville, P., Morin, D., & Thomas, G. (2005). À la recherche de la dangerosité 'mentale'. Stratégies d’intervention et profils de populations dans le contexte de l’implantation de la Loi P-38.001 par l’UPS-J. Montréal (pp. 222). Montréal: UQAM, Collectif de recherche sur l'itinérance, la pauvreté et l'exclusion sociale.

Robert, D., & Frigon, S. (2006). La santé comme mirage des transformations carcérales. Déviance et société, 30(3), 305-322.

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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9