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Organisation(s) policière(s)

          

Toute police agissant au sein d’un espace donné demande à être analysée dans trois de ses caractéristiques majeures : dans l’histoire politique du cadre national centralisé et/ou décentralisé au sein de laquelle elle s’enracine ; en tant qu’institution soumise aux multiples contrôles d’autres instances (politiques, judiciaires, citoyennes et pairs) en raison de la spécificité du pouvoir octroyé à ses agents : l’usage monopolisé de la force légitime ou bien « le mécanisme de distribution d’une force coercitive non négociable mis au service d’une compréhension intuitive des exigences d’une situation » (Bittner, 1980) ; et en tant qu’organisation administrative, civile et/ou militaire, qui met en œuvre différents mandats ou missions selon des modalités d’action qui lui sont propres.

S’il existe des modèles (patterns) de police bien différents les uns des autres dans des nations développées de niveau comparable, au-delà de leurs différences culturelles et de leur dé-différenciation d’avec l’État (Badie, Birnbaum, 1979), se pose immanquablement la question de savoir qui y détient réellement le pouvoir de police. À ce sujet, on observe une ample constellation de configurations possibles (Bayley, 1990) : des organisations dénommées « police » peuvent présenter des fonctions différentes selon les pays (polices administratives, polices judiciaires, polices parallèles…) ; des organisations différentes (polices militaires, polices civiles) peuvent accomplir des missions de police dans un même pays ; des services de police peuvent accomplir des tâches non policières (travail social), tandis que des tâches policières peuvent être accomplies par du personnel non policier (sécurité privée, Ocqueteau, 2004 ; neighborhood watch commitees, Rosenbaum, 1986).

C’est le poids de la longue histoire politique de chaque nation qui fait varier et explique le style des configurations rencontrées. Et si l’on a tort d’opposer de façon rigide un « modèle » continental latin (avec la France comme idéal-type) à un « modèle » décentralisé de common law et de policing by consent (Royaume-Uni), cette distinction reste néanmoins heuristique pour pouvoir évaluer l’impact réel de la production de la sûreté (security) dans chacune des aires nationales. Des polices plus ou moins professionnalisées agissent certes dans les « États de droit » où les règles du jeu des recrutements sont relativement transparentes (sélection des candidats par les concours et scolarités dédiées). Mais c’est leur policing (art de policer) qui diverge dans les différents modèles à cause de la manière dont on y conçoit la redevabilité (accountability) de l’action de leurs agents. À la différence d’une idéologie en vogue dans les années 1970 qui dénonçait une « armée de droit peuplée de mauvais juristes » (Gleizal, 1974) au vu de la médiocrité des compétences policières, on remarque plutôt aujourd’hui la persistance d’une différence dans la reddition des comptes des tâches accomplies au quotidien par des polices mieux averties de leurs droits et devoirs : les unes sont plutôt enclines à se tourner vers les hiérarchies administratives centrales (Intérieur, Défense), les autres plutôt vers les échelons de pouvoir décentralisés (maires et populations locales).

De cette mécanique différenciée de la redevabilité diffèrent à la fois les sources de la légitimité policière et la nature de sa politisation. Au sein des deux modèles, le rapport de l’organisation policière au politique se déduit soit d’une inférence de la police étatisée en étroite osmose avec l’équipe dirigeante qui sélectionne des élites de sensibilité identique aux siennes pour les placer au sommet de directions centrales, soit d’une inférence de la police communautaire plus en phase avec les attentes du pouvoir local. Les États tentent de réagir aux deux foyers des dérapages possibles de la politisation (sédition et corruption) en s’accommodant de systèmes de police duels ou univoques. À la différence des pays de tradition de common law où décentralisation, pouvoir judiciaire et emprise de l’habeas corpus s’imposent beaucoup plus fortement à la seule police civile, les systèmes centralisés romanistes présentent plus volontiers des structures policières duelles censées provoquer des contrepouvoirs internes pour diminuer leur influence sur le régime politique (France, Italie, Espagne).

Observons comment évolue l’ancestrale coexistence d’une Gendarmerie (militaire) et d’une police nationale (civile) pour assurer l’ordre public français - une coexistence souvent présentée comme un moyen aux mains du pouvoir central pour mieux lutter contre les foyers de subversion internes, en jouant de leurs différentes loyautés et de leurs rivalités. Aujourd’hui, les différences du modèle dualiste hérité de l’Ancien Régime puis de la Révolution de 1789, tendent à s’atténuer (Berlière, Lévy, 2011) : en effet, les deux grandes institutions régaliennes qui incarnent la force publique à la ville (Police nationale) ou à la campagne (Gendarmerie nationale) sont désormais considérées, en ce début de XXIe siècle comme accomplissant des missions identiques et complémentaires plutôt que véritablement opposées. Une réforme de 2009 a entériné cette tendance irrésistible à la convergence en rattachant fonctionnellement les deux administrations sous l’autorité d’un seul ministère, l’Intérieur, tout en laissant à la Défense le soin de gérer les carrières militaires des gendarmes. Ce mouvement de rapprochement signifie que les grandes orientations relatives à la sécurité sont désormais considérées comme œuvrant à des défis identiques.

Police et Gendarmerie nationales, quand elles coexistent, sont confrontées à des défis similaires, depuis notamment que les États évaluent leur productivité sécuritaire selon des normes managériales importées de l’univers de la libre entreprise, en développant des outils de mesure communs : en sécurité des personnes, des biens et de l’information, on évalue le travail des brigades de la gendarmerie départementale comme celui des directions départementales de sécurité publique ; en maîtrise des flux migratoires et la lutte contre l’immigration clandestine, on évalue leurs parts respectives en polices aux frontières ; dans la lutte contre le crime organisé, les grandes délinquances et les trafics de stupéfiants, on évalue le travail des équipes, brigades et actions de recherches de la gendarmerie tout autant que celui des unités de police judiciaire pour la police ; dans le domaine du maintien de l’ordre public, autant les performances des Compagnies Républicaines de Sécurité que celles de la Gendarmerie mobile ; enfin, en protection du pays contre les menaces extérieures, intérieures et le terrorisme, on évalue la contribution de la direction centrale du renseignement intérieur et de la direction générale de la sécurité extérieure.

En dépit de la sophistication des organigrammes qui prédisposent à voir des administrations en miettes, aux sous-cultures spécifiques si cloisonnées qu’elles risquent à tout moment de générer des effets contre-productifs, on ne peut raisonnablement pas soutenir que l’organisation policière serait réductible à une anarchie organisée (Friedberg, 1997) dont l’ordre apparent cacherait le plus grand désordre. En effet, dans toutes les nations développées, l’organisation policière offre bel et bien des régularités de fonctionnement identiques, tant dans les structures sous-jacentes de l’action collective que dans les processus de régulation ou d’institutionnalisation. L’action collective à laquelle les acteurs de police sont confrontés dans leur métier, à titre principal ou accessoire, explicite ou secret (Laurent, 2009), se résume à trois missions transversales qui façonnent l’essentiel des identités : la police du sommeil (sécurité et paix publiques), la police criminelle (police judiciaire), et la police de souveraineté (renseignement et information) (Monjardet, Ocqueteau, 2004).

La première mission visant à assurer l’ordre quotidien local, autrement dit la tranquillité et la salubrité, a pour objectifs de dissuader les passages à l’acte et de prévenir les petits désordres dans l’espace public par le biais d’une bonne interconnaissance des îlotiers avec la population des lieux de leur contrôle et de leur surveillance. La seconde, longtemps considérée comme une auxiliaire de la justice chargée des basses besognes contre le crime par sa connaissance intime du « milieu », a progressivement autonomisé et scientificisé ses techniques d’enquête en étendant notablement le champ de ses compétences spécialisées (Lévy, 1987). Elle se déploie moins sur une aire géographique précise qu’elle ne se soucie d’adaptation de son fonctionnement en pôles et en réseaux (Bigo, 1996), en reproduisant la localisation des grandes délinquances qui débordent les frontières (Sheptycki, 2005) et en traquant les vecteurs/acteurs de vulnérabilités sur les réseaux virtuels (Leman-Langlois, 2008). La police de souveraineté, historiquement la plus ancienne (L’Heuillet, 2001 ; Napoli, 2003), trouve, quant à elle, son unité dans une égale dépendance à l’égard du Prince ou de l’État dont il lui revient d’assurer la protection et le conseil. Cette police (politique, au sens noble du terme) serait d’ailleurs la seule des missions dont on peut soutenir qu’elle incarnerait la « force publique », une force régalienne intrinsèquement assimilable à l’essence de l’État. En effet, elle assure et conforte la souveraineté dans le champ intérieur, regroupe des missions de contrôle des excès des populations sur le territoire national, informe le pouvoir sur les menaces extérieures et intérieures potentielles qui se trament, maintient l’ordre public par le contrôle et la contention des manifestations de masse en fluidifiant l’espace public pour pouvoir garantir, en période troublée, la continuité du fonctionnement de ses services. Son territoire d’exercice est donc la nation entière, et son organisation matérielle, en privilégiant mobilité et disponibilité de ses troupes,  se traduit par une capacité d’intervention massive et instantanée sur n’importe lequel de ses points. 

Monjardet (1996) a proposé une typologie restée sans égale pour rendre compte des implications dynamiques des trois grands modes de production de l’organisation policière d’ensemble, valable dans tous les pays de développement comparable.


 
ORDRE POLITIQUE
RÉPRESSION DU CRIME
SÉCURITÉ PUBLIQUE
Approvisionnement
 
 
 
Source
Ministre, préfet, directeur, parquet
Juge d’instruction
Victime
Public
Forme
Ordre
Réquisition / Plainte
Sollicitation / Appel
Référence
État (institution)
Justice
Citoyen
Objet
 
 
 
Cible
Adversaire (opposition)
Criminel (déviance)
Perturbation
 (événements, incivilités)
Territoire
Nation
Pôles et réseaux
Local
(agglomération, quartier)
Objectif
Maintien de l’ordre
Élucidation
Sécurité / Tranquillité
Critère
Moindre coût
Statistique (performance)
Sentiment
Ressources
 
 
 
Outil
Force, surveillance
Information, enquête
Autorité
Qualification
Discipline
Expertise
Discernement
Mode d’acquisition
Collectif
Savoirs techniques
Expérience
Fonctionnement
 
 
 
Organisation
Militaire
Professionnelle
Artisanale
Principe d’action
Légalisme
Performance, prouesse
Service
Principe de sélection
Faible
Fort (priorités)
Fort (opportunités)
Moteur
Prince
Intérêt professionnel
Demande sociale
Sanction
 
 
 
Contrôle
Hiérarchique externe (pouvoir)
Hiérarchique interne (experts, profession)
Collectif
(déontologie)
Rétribution
Matérielle
Notoriété, Prestige
Popularité, Confiance
Faute (accident)
Disproportion, Visibilité, Scandale
Erreur judiciaire
Abstention, Saturation
Perversion
Milice
(au-dessus des lois)
Justicier
(escadron de la mort)
Travail social
(en-deçà de la loi)

Source : Dominique Monjardet, Ce que fait la police, sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996, p. 140.

Quand on différencie l’institution policière (l’usage de la force qui la distingue de beaucoup d’autres institutions) de son organisation empirique, c’est-à-dire des modalités concrètes d’investissement au travail de ses propres agents, on perçoit mieux les caractéristiques générales qui les apparentent à d’autres collectifs au travail comme dans l’armée, à l’école ou l’hôpital par exemple (Bernoux, 2009). La force de travail peut se décrire dans chacun de ces univers organisationnels de deux façons. De façon formelle dans ce que l’organisation est censée être, sous la forme d’organigrammes, de définitions de tâches, d’instances et de programmes, de règles et de procédures, de rapports et de bilans. Mais d’une façon informelle, tout autant. Tous ces collectifs fonctionnent autrement que ce qui est dit sur le papier : les organisations ne marchent que si leurs agents procèdent en permanence à des ajustements réciproques, jugent avec discernement les situations, saisissent des opportunités ou suspendent des contraintes, anticipent et corrigent leurs actions en situation de rationalité limitée. S’ils arrêtent de travailler en se livrant à une grève du zèle par exemple, toute l’organisation se trouve instantanément paralysée. L’organisation est avant tout le fruit d’un ensemble de micro ajustements et d’interprétations opportunes des règles permettant à ses membres de s’adapter à l’infinie variété des conjonctures, par-delà ou en-deçà des missions que leur assignent les organigrammes et les tableaux de bord en termes de rendements quantifiés. Les gardiens de la paix négocient informellement leur propre autorité dans la rue avec les contrevenants (Monjardet, 1994) ; ils mobilisent des savoir-faire empiriques et routinisés par la coutume, hérités de l’édification des anciens ou de pairs plutôt que par les savoirs scolaires (Tiévant, 2001) ; au sein des équipages urbains en civil ou en tenue ils mobilisent toute la gamme des savoirs formels et informels disponibles, armes physiques autant qu’intellectuelles pour ne pas perdre la face dans les cités sensibles (Boucher et alii, 2013) ; les cadres négocient téléphoniquement avec leurs homologues du parquet et de la préfecture la mise en œuvre pratique de la sécurité publique générale (Gatto, Thoenig, 1993).

Bref, à tous les étages de la hiérarchie de l’administration, les agents de police sont plus que tous autres fonctionnaires pris dans l’étau de la tension de la force et du droit. Et c’est dans ce domaine que la grammaire normative de l’organisation est la plus développée et la plus contraignante, beaucoup plus que dans n’importe quel autre univers non régalien. Mais contrairement au professionnalisme des CRS dans les techniques du maintien de l’ordre, les aléas des événements ordinaires dans l’espace public des gardiens de la paix exigent du sang-froid et du discernement constants, sans sombrer dans les pièges de la routine. La métaphore du chèque en gris « rédigé en des termes généraux et encaissé en opérations particulières dans une dissymétrie censée protéger à la fois l’émetteur et l’encaisseur » (Brodeur, 2003, 41) rend particulièrement bien compte de la tension vécue par le haut et par le bas.

Au niveau top down, les directions policières de la sécurité publique sont inévitablement confrontées au tabou d’un dilemme quasi insoluble entre la règle et la pratique (Reiner, 1991 ; Ocqueteau, 2006). Ou bien, elles choisissent d’ignorer l’informel et de diriger leurs services en ne faisant référence qu’aux règles explicites. Mais c’est au prix de voir les écarts se creuser, de se voir décrédibilisées, de voir se dégrader la qualité des relations collectives, se généraliser la rétention d’informations ou de voir les indicateurs d’activités manipulés (Matelly, Mouhanna, 2007). Ou bien, elles se donnent les moyens d’expliciter et d’assumer le fonctionnement réel de la machine à produire de la sécurité et d’en assumer les conséquences en termes d’involution des buts en couvrant les pratiques réelles du niveau bottom up plutôt que de les paralyser, au risque de menacer la légitimité de la pyramide des normes bureaucratiques verticales. Cette tension perpétuelle tend à se résoudre selon deux modalités d’action constantes : par le haut, en transformant le style des leaderships pour mieux susciter l’adhésion du collectif aux volontés des hiérarchies ; par le bas, en s’enrôlant dans une cohésion syndicale corporatiste pour résister à l’hostilité du monde environnant et à la pression des hiérarchies.

S’agissant du style du leadership, on cherche la bonne formule capable de susciter l’adhésion, et c’est dans la pratique judicieuse du leader autoritaire ou managérial qu’on espère voir se résoudre temporairement la tension entre la règle formelle et informelle au sein des services de police (Adlam, Villiers, 2003). On n’y parvient que si le leadership s’accompagne d’une pédagogie sachant détecter parmi les agents comment les normes déontologiques de soft law font l’objet des meilleures pratiques de discernement sur le terrain et aux guichets. La différence d’intériorisation des normes déontologiques ressortant du savoir-être constitue d’ailleurs une preuve de la pluralité des identités policières dans des contextes empiriquement comparables : certaines nations mettent plutôt l’accent sur les impératifs d’un « service public » égalitaire, quand d’autres les évaluent plutôt dans la mise à l’épreuve du « service rendu aux publics » entendus comme une diversité de communautés (Alain et alii, 2013).

S’agissant de la communauté policière au travail,  elle se ressoude et s’unit syndicalement face aux épreuves de l’adversité, qu’elles proviennent des mises en cause du public, des journalistes, des juges et des multiples contrôleurs (Vigouroux, 1996), mais surtout des dangers inhérents au métier. Et ce n’est pas la moindre des ironies de l’histoire de constater que les sous-officiers de la gendarmerie, astreints par tradition militaire à l’interdit du syndicalisme, demandent aujourd’hui en France à voir leur statut aligné sur le régime protecteur des libertés syndicales dont bénéficient leurs homologues policiers.

Mars 2014
 
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Criminologie critique

Auteur: 
Quirion, Bastien


Dans le champ disciplinaire que l’on désigne sous le vocable général de la criminologie, on retrouve de nombreuses approches et perspectives dont la variété témoigne du caractère hétérogène – certains diront hétéroclite – de la discipline. Il devient dès lors difficile d’y circonscrire un champ d’étude général, ce qui nous autorise à postuler l’existence d’une pluralité de criminologies : criminologie du passage à l’acte, criminologie radicale, criminologie clinique, criminologie appliquée, criminologie de la réaction sociale, etc. Dans ce foisonnement de criminologies, la criminologie critique se distingue à la fois par sa posture épistémologique et par son engagement politique explicite. Nous proposons ici de présenter brièvement ces deux aspects spécifiques qui permettent de distinguer la criminologie critique des autres criminologies.

 

Théorie critique de la connaissance

Au plan épistémologique, la criminologie critique se caractérise avant tout par le recours à une méthode critique dans la façon d’appréhender son champ d’étude. Proche parente de la criminologie de la réaction sociale, à laquelle elle est souvent assimilée, la criminologie critique se distingue des autres criminologies du fait qu’elle cherche à demeurer critique par rapport à la délimitation de ses objets et à la production du savoir criminologique traditionnel. À cet égard, la criminologie critique se donne pour mission de constamment questionner les a priori théoriques et les idées reçues concernant le crime et les mesures mises en place pour y répondre.

Entretenir une attitude critique par rapport à la connaissance, c’est être en mesure de constamment questionner le processus par lequel on en arrive à produire du savoir. S’inspirant à cet égard du réalisme critique de Karl Popper, une théorie critique de la connaissance se doit de continuellement remettre en question la validité même de ses fondements théoriques et empiriques. Optant pour une méthode falsificatoire, la démarche poppérienne s’appuie sur l’idée qu’aucune théorie ne peut être prouvée de façon définitive, mais seulement réfutée sur la base du raisonnement et des expériences empiriques. Toute nouvelle théorie, aussi rigoureuse soit-elle, demeure toujours une hypothèse qui pourra éventuellement être réfutée.  Selon cette perspective, il s’avère illusoire d’espérer atteindre un jour la vérité ultime. La mission du chercheur consistera donc, en toute humilité, à se rapprocher toujours davantage de la vérité par un incessant processus d’essais et d’erreurs, tout en préservant ce réflexe falsificatoire. C’est cette continuelle quête de la falsification qui permet de conférer à cette méthode son caractère critique. Comme le mentionne Popper (1991: 78) cette démarche critique a pour principal avantage qu’elle nous permet d’échapper à « la stratégie d’immunisation de nos théories contre la réfutation ». Être critique pour le chercheur, c’est donc s’assurer de ne jamais tomber dans le piège de la certitude absolue et de l’acceptation aveugle des idées reçues. Bien qu’au premier abord plus confortable, cette certitude par rapport à notre connaissance des choses n’en demeure pas moins improductive du point de vue des nouvelles découvertes.

Au niveau des sciences humaines, cette attitude critique s’avère d’autant plus pertinente que le chercheur est appelé à se pencher sur des objets et des phénomènes qui sont au départ marqués par une lourde connotation sociale et institutionnelle. À cet égard, la plupart des objets des sciences sociales peuvent être considérés comme des concepts et des idées reçues dont l’origine peut être retracée au sein même des institutions sociales. C’est particulièrement vrai de la criminologie, dont le principal objet, à savoir le crime, est le produit d’une désignation juridique et sociale fortement marquée par des enjeux normatifs liés au maintien de l’ordre et à la répression des conduites marginales. Dans cet esprit, maintenir une attitude critique implique donc pour le criminologue d’éviter de prendre ces objets pour acquis, d’essayer d’en dévoiler leurs origines institutionnelles, et de proposer des définitions conceptuelles et théoriques alternatives. Le réflexe critique consiste donc à continuellement questionner la provenance des a priori qui circulent au sein de la discipline. Dans ce sens, il s’agit d’étendre la portée du réalisme critique de Popper au-delà de la réfutation des théories,  pour y inclure aussi la réfutation des concepts et des objets qui sont au cœur de la criminologie traditionnelle. Au plan épistémologique, la criminologie critique se distingue donc des autres criminologies du fait qu’elle se donne pour mission de remettre en question l’objectivité des constructions institutionnelles que sont le crime, la criminalité et le criminel.

On peut retracer, dans l’histoire de la criminologie, de nombreuses illustrations de cette posture critique par rapport à certaines idées ou concepts hérités des agences du système pénal. Par exemple, la criminologie critique a permis de remettre en question la validité empirique des taux de criminalité tel que compilés par les agences de contrôle et de répression du crime. En insistant sur le processus par lequel ces données sur le crime sont constituées, on a pu démontrer que les statistiques officielles ne mesuraient pas tant le nombre d’infractions commises sur un territoire donné, mais plutôt l’activité de répression des agences de contrôle. Depuis longtemps reconnu en dehors même de la criminologie critique, ce principe a permis de mettre en évidence l’existence d’un chiffre noir de la criminalité, et de mettre l’accent sur le processus de criminalisation secondaire qui constitue une des principales activités des institutions répressives.

De façon plus importante encore, la criminologie critique a permis de mettre en lumière le fait que le crime, à titre de conduite spécifique, n’est pas tant un phénomène brut qu’une construction juridique et sociale. Ce qui caractérise toutes les conduites qualifiées de crime, ce ne sont pas les caractéristiques inhérentes à ces conduites, mais bien le fait qu’elles transgressent un code de conduite qui a été instauré par des institutions politiques et juridiques. Le crime est avant tout le produit d’une incrimination qui est suivi d’une transgression (Robert, 2005). Chez les néo-marxistes, par exemple, on insiste sur la désignation politique de certaines conduites comme étant des crimes du fait qu’elles menacent le maintien de l’ordre social des groupes dominants. Le système de justice pénale serait dès lors considéré comme un instrument de répression entre les mains de l’élite économique, permettant de mieux gérer la force de travail (Rusche et Kirchheimer, 1994). Chez Michel Foucault, on porte encore plus loin cette analyse de la qualification institutionnelle qui s’opère au sein de la pénalité. Il souligne entre autres que la production d’un savoir positiviste sur le criminel aurait permis de doubler le caractère juridique du crime d’une nouvelle valeur scientifique, ouvrant ainsi la porte à la mise en place de nouvelles technologies de contrôle des marginaux (Foucault, 1975 et 1999). Cette emphase mise sur le processus de désignation a ainsi permis l’émergence en criminologie d’une tradition de recherche portant sur les processus de mise en forme juridique et institutionnelle de certaines conduites jugées répréhensibles.

Cette attitude critique a conduit des chercheurs à dénoncer le recours à certaines notions ou concepts soi-disant neutres et objectifs, mais qui en fait étaient calqués sur le jargon et les catégories des institutions de prise en charge. Dans cet esprit, les tenants de la criminologie critique se sont toujours efforcés de proposer des façons alternatives d’aborder et de définir l’objet du « crime » qui est au cœur de leur discipline. On peut penser en particulier à Louk Hulsman qui allait proposer l’expression de situations problématiques pour désigner les situations de conflit qui seront prises en charge par le système pénal. Cette redéfinition de l’objet permettait dès lors, tout en échappant au langage et à la logique propres au système de justice pénale, de tracer des nouvelles frontières au sein de la discipline criminologique. Le concept de situation problématique deviendra d’ailleurs l’un des principaux éléments théoriques de sa perspective abolitionniste (Hulsman et Bernat de Celis, 1982).

Dans la même veine, on peut aussi mentionner la criminologie clinique de Christian Debuyst, dans laquelle on retrouve ce même regard critique par rapport aux catégories et aux notions cliniques héritées de la logique pénitentiaire (Debuyst, 2009). C’est en privilégiant une perspective critique qu’il propose de traiter des comportements problématiques plutôt que des conduites criminelles, ce qui permet de recouvrir une réalité clinique plus large et moins empêtrée dans les impératifs correctionnels. Il aborde aussi la difficulté de travailler avec certains concepts cliniques, tel que la dangerosité ou la personnalité criminelle, qui sous une apparente neutralité scientifique, reproduisent en fait des catégories qui sont juridiquement et politiquement connotées. Ces concepts sont en effet présentés et utilisés comme s’ils recouvraient des réalités naturelles et absolues, alors qu’ils renvoient à des réalités institutionnelles et relatives. Le rôle du criminologue critique consiste donc à dénoncer le bien fondé de ces idées, et à proposer de nouveaux outils théoriques et conceptuels pour mieux délimiter son champ d’étude.

 

Engagement politique critique

La criminologie critique se distingue aussi des autres traditions criminologiques par son engagement politique explicite. Il s’agit d’une criminologie qui cherche à tirer de la théorie critique des outils pour l’action sociale. Dans la lignée de l’École de Francfort et de la Radical Criminology des années 1970, la criminologie critique se donne pour mission de défendre un idéal de justice sociale et de protection des groupes marginalisés. On peut dès lors considérer comme critique toute criminologie dont les activités savantes permettent de déboucher sur un engagement politique en faveur d’une remise en question de l’ordre social. On pourrait ainsi évoquer, en réaction à une criminologie du maintien de l’ordre, une criminologie de l’émancipation et des droits de la personne.

Traditionnellement, les criminologues critiques ont toujours adopté une position en faveur d’un recours minimal au droit pénal et à la répression. C’est dans cet esprit qu’ils ont mené des recherches portant, par exemple, sur les conditions de vie en prison et sur les effets corrosifs de l’intervention pénale sur les justiciables (Pirès, Landreville et Blankevoort, 1981). Dans sa forme la plus radicale, la criminologie critique préconise l’abolition du système pénal. Dans sa version plus soft, elle défend l’idée d’une intervention réduite de l’appareil de justice criminelle. Cet appel à un allègement pénal se traduit, par exemple, par des demandes pour la création de peines alternatives à l’emprisonnement et pour la réduction des pouvoirs octroyés aux agences policières. On dénonce aussi cette tendance à la criminalisation d’un nombre de plus en plus important de conduites qui devraient relever davantage de la politique sociale que de la politique criminelle.

Le contexte sociopolitique étant appelé à changer, on constate depuis quelques décennies l’émergence d’une nouvelle criminologie critique qui, contrairement à sa version plus traditionnelle, prône le recours accru à l’intervention pénale pour réprimer certaines conduites perpétuées par les groupes dominants ou qui représentent un préjudice par rapport aux groupes plus défavorisés. Rappelant toujours la nécessité de lutter contre les inégalités sociales et économiques, ces criminologues en appellent à une intervention pénale plus musclée pour réprimer des conduites qui génèrent un tort considérable à la société,  mais qui échappent à toute forme de contrôle. C’est la cas, entre autres, des criminologues qui s’inscrivent dans la mouvance de la new left criminology et de la green criminology, ou qui s’intéressent à la criminalité des puissants. Bien qu’au niveau des moyens préconisés, on demande en fait un élargissement du contrôle pénal, leur agenda politique s’inscrit néanmoins dans une perspective critique en revendiquant une plus grande justice pour les groupes marginalisé ou défavorisés. La criminologie critique est donc appelée à évoluer au gré des fluctuations sociales et politiques plus générales.

 

Conclusion 

En conclusion, on peut postuler que si l’objet de la criminologie traditionnelle est d’expliquer la conduite criminelle et de produire un savoir permettant de prévenir cette criminalité, l’objet de la criminologie critique est d’expliquer comment fonctionnent les institutions de contrôle du crime et de produire un savoir indépendant permettant de lutter contre les inégalité générées par ces institutions. À cet égard, la principale caractéristique de la criminologie critique est qu’elle cherche à conserver son indépendance, tant au niveau épistémologique que politique, par rapport à une criminologie administrative qui cherche de son côté à répondre aux besoins implicites des agences du système pénal.

Références

  • Debuyst, Christian (2009). Essais de criminologie clinique : entre psychologie et justice pénale. Bruxelles : Éditions Larcier.
  • Foucault, Michel (1999). Les anormaux : Cours au Collège de France (1974-1975). Paris : Gallimard.
  • Foucault, Michel (1975). Surveiller et Punir : naissance de la prison. Paris : Gallimard.
  • Hulsman, Louk et Bernat de Celis, Jacqueline (1982). Peines perdues : le système pénal en question. Paris : Centurion.
  • Pirès, A., Landreville, P. et Blankevoort, V. (1981). « Système pénal et trajectoire sociale ». Déviance et société, vol. 4, p.319-346.
  • Popper, Karl (1991). La connaissance objective : une approche évolutionniste. Paris : Flammarion.
  • Robert, Philippe (2005). La sociologie du crime. Paris : Éditions La Découverte.
  • Rushe, G. et Kirkheimer, O. (1994).  Peines et structure sociale. Paris : Cerf.
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Terrorisme

 

Définition

Bien que le terme soit galvaudé, il est tout de même possible de donner une définition du terrorisme qui, bien qu’elle ne soit pas utilisée exactement comme telle par tous les chercheurs, ressemble suffisamment aux multiples définitions courantes pour être généralisée. Il s’agit d’une définition restrictive qui porte sur les stratégies et les actes des terroristes et non sur l’identité ou la personnalité des individus, sur la nature de leurs revendications ou sur les lois applicables, qui seront des aspects éternellement litigieux. Elle comprend 4 éléments essentiels :

1. Violence ou menace de violence. Accepter comme « terrorisme » un acte purement intellectuel ou symbolique réduit notre capacité d’analyser le terrorisme en diluant la définition outre mesure. Une forme d’action physique, ou du moins une menace crédible d’une telle action, doit exister. Bien sûr, le seuil de gravité de cette violence reste subjectif.

2. Présence d’un motif politique. Pour qu’un acte soit un acte terroriste, il faut absolument que son auteur l’ait commis principalement pour déclencher, favoriser, empêcher ou punir une conduite institutionnelle gouvernementale, communautaire ou industrielle. Ceci exclut la vengeance individuelle, l’extorsion, les attaques racistes, toute la criminalité axée vers la production de profits matériels ou financiers et tout acte de violence commis pour assurer la continuité de ces activités.

3. Asymétrie. L’acteur terroriste se trouve dans une position d’extrême déséquilibre de pouvoir face à ses cibles principales. Bien que des États sponsorisent plusieurs individus et groupes s’adonnant à des activités terroristes, le contexte de l’action de chacun de ces groupes reste caractérisé par une asymétrie de pouvoir.

a. Premier corollaire : l’expression « terrorisme d’État », qui identifie un phénomène de première importance, renvoie donc à une forme d’activité, ou un phénomène, de nature différente du terrorisme proprement dit. Il s’agit généralement d’oppression et de répression politique commise par des agents de l’État pour le compte de l’État et avec sa permission explicite ou tacite de le faire (du point de vue de l’agent : cette permission n’est généralement pas du domaine public). On le voit, cette catégorie a historiquement fait plusieurs milliers de fois plus de victimes que le terrorisme ordinaire. Sa logique de fonctionnement est toutefois complètement différente.

b. Second corollaire : la notion d’asymétrie exclue également les activités de groupes de guérilla ou insurgés. Bien que leur puissance soit moindre que celle de l’État dans lequel ils sévissent, elle reste à peu près comparable, surtout dans les territoires qu’ils arrivent à contrôler. Il n’est pas rare que ces groupes commettent des actes de terrorisme, mais il faut éviter d’assimiler toutes leurs activités à du terrorisme.

4. A pour cible immédiate des civils non engagés dans un combat armé. Bien qu’on identifie souvent des troupes irrégulières lancées dans une attaque suicide ou clandestine contre des forces armées militaires ou policières comme « terroristes », il s’agit d’une mauvaise utilisation du terme. Le terrorisme a pour cible immédiate, ou directe (les victimes de violence) et indirecte (l’auditoire qu’on veut impressionner) la population civile dans son ensemble, ou du moins des sous-groupes non individualisés.

a. Premier corollaire : tout acte de terrorisme a pour but, entre autres, la communication. Il peut s’agir de la communication d’un message particulier (il est mal de tester des produits sur des animaux), d’un programme politique (le maoïsme est une organisation politique idéale), de supériorité morale, etc. L’acte terroriste vise surtout un auditoire et beaucoup moins ses victimes immédiates (même dans le cas d’actes particulièrement destructeurs, comme celui du 9/11)

b. Second corollaire : en général, les assassinats politiques ne sont pas des actes terroristes, à moins qu’ils ne fassent partie d’une campagne de violence politique.

Ces 4 éléments de définition restreignent un tant soi peu le champ du terrorisme mais restent très flous. Au-delà, le chercheur doit se pencher sur un phénomène plus précis que « le terrorisme » en général et définir plus spécifiquement le groupe, l’époque, le lieu et les activités qui l’intéressent. Ceci n’est pas particulièrement déstabilisant pour le criminologue, qui sait pertinemment que cette même difficulté de définition existe pour le mot « crime » ...ce qui ne l’empêche pas de faire des recherche sur les homicides conjugaux ou le vol de voitures organisé.

Enfin, un dernier aspect est à souligner, malgré le fait qu’il ne soit probablement pas souhaitable de l’inclure dans les éléments de définition ci-dessus, parce qu’il fait partie davantage du contexte que des actes à définir. Il s’agit du contexte socio-politique dans lequel le terrorisme se déploie. Nos conceptions, ainsi que nos définitions du terrorisme (pas seulement celle fournie ci-dessus) sont fortement influencées par le contexte dans lequel nous les avons formés, c’est-à-dire l’Occident des démocraties libérales modernes et pacifiées. La pertinence du concept s’évapore rapidement lorsqu’on le trempe dans le contexte d’États déchus (Somalie) ou aux prises avec une guerre civile, par exemple (Afghanistan, Irak, Sri Lanka). Ainsi, la comparaison de statistiques internationales du terrorisme doit être faite avec la plus grande prudence.

 

Historique

Bien qu’on puisse retrouver des actes s’apparentant au terrorisme dès l’époque de l’Empire romain, il est douteux qu’une telle généalogie soit réellement utile à celui qui tente de comprendre le phénomène dans sa forme contemporaine. Certains auteurs hésitent même à amalgamer la vague terroriste des années 1960 à celle qui prévaut aujourd’hui, à laquelle il se réfèrent sous le vocable de « nouveau terrorisme ». Cette position set extrême, mais il n’en reste pas moins que les comparaisons entre zélotes, nihilistes et ben ladenistes sont rarement éclairantes.

Par contre, il est non seulement utile mais nécessaire à toute bonne compréhension du phénomène terroriste de le replacer dans une chronologie historique afin de saisir un de ces aspects cruciaux : son évolution dans le temps. À ce chapitre, quelques aspects importants sont à noter. Premièrement, en termes du nombre d’attaques, c’est la décennie 1980 qui est la plus prolifique entre 1950 et 2010. Au Canada, c’est par un facteur de 5 à 10 fois plus pour chaque année. Ce phénomène est le même dans tous les pays occidentaux. Deuxièmement, il semble par contre qu’en moyenne, les attaques aient été plus meurtrières depuis les années 1990. Alors que les terroristes des années 1980 posaient des bombes souvent à portée symbolique, à l’occasion téléphonant à l’avance pour faire évacuer les lieux, ou encore procédaient à des détournements d’avion ou à des attaques à l’arme légère, une série d’attentats très meurtriers a débuté à la mi-1990. C’est le « nouveau terrorisme » que certains auteurs ont cru identifier : plus spectaculaire, moins scrupuleux et plus souvent couronné de succès car souvent commis par des individus prêts à se sacrifier pour la cause.

 

Types de terrorisme

La littérature fait souvent état de « types de terrorisme » mais les typologies peuvent être organisées sous différents critères. Il est possible de distinguer entre terroristes selon la nature de leur but : certains ont des objectifs très spécifiques, comme la protection des animaux, alors que d’autres désirent réformer l’ensemble de la structure politique et économique d’une société. D’autres encore visent la sécession politique d’un territoire associé à un groupe nationale. On peut également distinguer les terroristes selon leur forme d’organisation, des individus aux groupes établis et centralisés, en passant par les structures cellulaires et les réseaux décentralisés. On peut choisir de différencier les niveaux de violence utilisés, selon qu’il s’agisse de destruction de propriété, d’attentats dirigés ou de meurtres de masse. Il est également possible de faire une typologie des méthodes utilisées, qui tendent à une certaine uniformité pour un groupe donné : l’utilisation de bombes traditionnelles (laissées sur place ou envoyées), l’utilisation de bombes livrées par des agents sacrifiés (terrorisme suicide), d’armes légères, de produits toxiques et d’armes à dispersion large (chimique ou bactériologique), etc. Enfin, certains auteurs (Leman-Langlois et Brodeur, 2010) ont également proposé une typologie matricielle fondée sur la chronologie de la justification explicite proposée par les terroristes pour leurs actions et sur l’ampleur du changement qu’ils désirent provoquer.

 

Succès et échecs

Il est souvent question des résultats du terrorisme, pour plusieurs raisons. Premièrement, d’un point de vue rationnel il semble fondamental que le terrorisme fonctionne de temps à autre sinon son l’adoption serait une stratégie perdante avec aucun exemple de succès auquel s’accrocher. D’une manière ou d’une autre, si le terroriste décide d’avoir recours à la violence pour entraîner un processus politique, il doit avoir de bonnes raisons de croire que ses efforts porteront fruit. Deuxièmement, du point de vue de la sécurité du public et des États, la probabilité que des terroristes réussissent à déstabiliser l’État en s’attaquant à ses institutions, la société civile en décimant la population ou la structure économique du pays en paralysant ses infrastructures est bien sûr d’un intérêt particulier. Prenons les trois aspects à tour de rôle.

Déstabiliser un État occidental est non seulement peu probable, mais il n’existe en fait aucun exemple de succès terroriste à cette échelle. Même le Royaume-Uni, au plus fort de la crise de la PIRA, ne risqua jamais d’être déstabilisé; les institutions de l’État restèrent toujours fonctionnelles — bien qu’ayant dû être quelque peu adaptées aux circonstances. Bien sûr, il existe tout de même des exemples de succès : les terroristes sionistes de l’Irgun, par exemple, parvinrent à chasser l’administration britannique de Palestine pour y instaurer Israël, entre autres en faisant exploser le quartier général de la force d’occupation à l’hôtel King David en 1946 (91 morts).

Il y a d’autres formes de « succès » à considérer, surtout si on tient compte de la multiplicité usuelle des objectifs du terroriste moyen. Renverser un régime peut en faire partie, mais d’autres buts s’y marient presque toujours : faire parler de soi, se venger, infliger des pertes à l’occupant, etc. Ainsi, certaines attaques suicides tiennent d’une rationalité différentes et visent surtout à faire du mal à l’ennemi. Ainsi, plusieurs formes de terrorisme s’attaquent directement à la société civile ou à certains de ses composantes ethniques, sociales ou économiques qui sont vues comme responsables d’un tort ou inactives devant une catastrophe qu’elles pourraient soulager. Prendre le citoyen moyen comme cible sert également à tenter de le pousser à faire pression sur ses institutions pour que les désirs du terroriste soient pris en compte. Au total, le bilan est hautement mitigé : tous les actes terroristes qui n’ont d’autre but que d’affecter leur cible immédiate sont toujours des « succès », puisqu’ils n’ont pas de but extérieur. Cependant, ceux qui espèrent mobiliser une population en la prenant pour cible n’ont aucun exemple de succès à offrir. Ou plutôt, lorsque les populations se mobilisent, c’est plutôt contre les terroristes. On doit conclure ce paragraphe par un mot sur l’idée que la mobilisation anti-terroriste puisse justement être le but du terroriste : en demandant et en obtenant un durcissement exagéré des mesures de sécurité, le public se placerait en position de victoire pyrrhique puisque ce durcissement aurait pour résultat la destruction du mode de vie qu’il était censé protéger. Les terroristes se frotteraient donc les mains de satisfaction à la vue des libertés perdues dans les pays occidentaux. Cet argument nous semble difficile à soutenir. D’une part, il procède essentiellement d’une série de déductions subjectives de la part d’observateurs distants. D’autre part, il semble facétieux d’affirmer que le but d’Ossama ben Laden était que les Occidentaux « perdent de leurs libertés », surtout si c’est en se protégeant mieux contre ses attaques. Enfin, c’est le genre d’argument qui parvient à faire de tout résultat un succès : les terroristes réussiront toujours à quelque chose, ce qui est peu utile à l’analyse.

Enfin, la préoccupation de l’heure porte sur la sécurité des infrastructures. Les infrastructures de transport public (aviation, transport ferroviaire, autobus, navires) sont bien sûr des cibles de choix depuis des décennies. Cependant, les autres types d’infrastructure (eau potable, électricité, produits chimiques de base, télécommunications, réseaux financiers, production et distribution de nourriture) ont jusqu’ici très peu été attaqués. Le foyer d’attention est surtout la capacité appréhendée d’effectuer des attaques à partir d’ordinateurs lointains qui parviendraient à paralyser un réseau électrique ou informatique — un « cyberterrorisme » qui jusqu’ici reste surtout limité à des attaques de déni de service (DDoS) contre des sites Internet gouvernementaux ou privés, avec des dégâts mineurs.

 

Avril 2010

Références

  • Chaliand, Gérard (2004), L’histoire du terrorisme, de l’antiquité à Al Qaida, Paris, Bayard.
  • Crenshaw, Martha (1995), Terrorism in Context, Philadelphie, Pennsylvania State University.
  • Équipe de recherche sur le terrorisme et l’antiterrorisme http://www.erta-tcrg.org.
  • Hoffman, Bruce (2006), Inside Terrorism, Revised and Expanded Edition, New York, Columbia University Press.
  • Kepel, Gilles (2003), Jihad, Paris, Gallimard.
  • Laqueur, Walter (2003), No End to War : Terrorism in the Twenty-First Century, New York, Continuum.
  • Leman-Langlois, Stéphane et Jean-Paul Brodeur (2010) « Terrorism Old and New : Counterterrorism in Canada », A Turk, D. Das et J. Ross, Terrorism, Counterterrorism and Internal Wars : Examining International Political Violence, Londres, Routledge.
  • Leman-Langlois, Stéphane et Jean-Paul Brodeur (dir. 2009), Terrorisme et antiterrorisme au Canada, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
  • Marret, Jean-Luc (1997), Les techniques du terrorisme, Paris, PUF.
  • National Commission on Terrorist Attacks Upon the United States (2003), The 9/11 Commission Report, Authorized Edition, New York, Norton.
  • Schmid, Alex et Jongman, Albert (1988), Political Terrorism A New Guide to Actors, Authors, Concepts, Data Bases, Theories and Literature. Revised, Expanded and Updated Edition, New Brunswick (New Jersey), Transaction.
  • Wilkinson, Paul (2000), Terrorism versus Democracy : The Liberal State Response, Londres, Frank Cass.
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9