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Policing transnational

 

Le policing peut être défini comme « un ensemble de pratiques qui vise à ordonner les populations humaines qui habitent ou traversent un territoire donné et, simultanément, à garder le contrôle de l’espace et de ceux qui l’occupent » (Sheptycki, 2005: 29) et être ainsi compris comme la somme des mesures visant à assurer l’ordre public et la sécurité des citoyens. Le terme est difficilement traduisible en français, sa traduction littérale de maintien de l’ordre ne recoupant pas complètement ce que sa forme anglo-saxonne suggère. Cette dernière en effet englobe la notion plus générale d’ordre social et considère des acteurs beaucoup plus diversifiés que les seuls représentants des forces de l’ordre au sens étatique du terme (Goldsmith & Sheptycki, 2007).

 

Policing transnational: approche générale

A l’échelle internationale, on peut constater des dynamiques propres à la mise en place d’un policing transnational. L’utilisation de ce terme désigne l’ensemble des activités entreprises au niveau international afin de lutter contre toutes les formes de criminalité transfrontalière (Bowling & Murphy, 2010). En ce sens, la notion de policing transnational est intimement liée à l’élaboration et à l’usage de la terminologie de criminalité transnationale et par conséquent tend à se justifier comme le contrepoids nécessaire à la montée en puissance de ces entreprises criminelles dépassant les frontières étatiques (Nadelmann, 1993). C’est surtout à la fin des années 1980 et à l’orée des années 1990 que la coopération diplomatique, policière et judiciaire européenne et transatlantique prend toute son ampleur autour de cette question de criminalité transnationale et des moyens à mettre en œuvre pour la contrecarrer. C’est en effet au cours de cette période post- guerre froide que les discours sur la menace militaire s’effacent progressivement (mais pas entièrement) au profit de phénomènes plus diffus, tels que les trafics de stupéfiants, d’êtres humains, d’armes, le blanchiment d’argent, les migrations irrégulières, la corruption ou encore le terrorisme (Bigo, 1996). La coopération comme solution devient le maître mot du policing transnational. Cet impératif découle des discours politiques sur ce qui a été qualifiée de ‘mondialisation de l’(in)sécurité’ comme logique d’amalgame entre ces différentes entreprises criminelles (Bigo, 2003). La communauté internationale, au moyen de réunions, de rencontres, de sommets, ou encore de conventions s’est ainsi munie d’une feuille de route s’articulant autour de l’éducation et de l’échange, de l’entraide juridique, de la facilitation des procédures d’extradition, et du renforcement des capacités d'enquête. Une approche préventive a également été adoptée, visant à réduire les marges de manœuvres des individus ou groupes d’individus perpétrant de tels crimes (Sheptycki, 2000 ; Beare, 2003). Ces orientations se retrouvent dans tous les discours et agendas des institutions internationales qui se sont données comme mission de lutter contre la criminalité transnationale au cours de cette période telles que l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Union Européenne (UE) ou encore le G8.

 

S’agissant de l’ONU, l’attention grandissante portée à l’internationalisation de groupes criminels a conduit à développer des instruments multilatéraux afin de faciliter les poursuites au niveau international. Dès 1990, l’Assemblée Générale des Nations Unies a opté pour l’adoption de traités modèles d’extradition et d’assistance légale mutuelle dans les affaires criminelles. La Convention des Nations Unies de 1988 sur le trafic de stupéfiants inclut également des dispositions concernant le blanchiment d’argent. La convention onusienne dite de Palerme contre la criminalité transnationale organisée, élaborée en 2000, demeure aujourd’hui le texte de référence de la communauté internationale en la matière.

 

Au niveau de l’Union Européenne, l’adoption de l’Acte unique en 1987, prévoyant l’abolition des frontières intérieures de la Communauté Européenne et la constitution d’un espace de libre circulation pour les biens et les personnes, a suscité à l’époque de vives réactions de la part de certains professionnels de la sécurité qui redoutaient la création d’une « Europe passoire » aux crimes en tout genre. La nécessité d’accompagner toute ouverture des frontières de mesures corollaires de sécurité a été un discours politiquement efficace dans la préservation de certaines entités professionnelles tels que les douaniers qui appréhendaient la fin de leurs prérogatives. Ainsi, l’espace européen de libre circulation s’est-il accompagné de la mise en place d’instruments de coopération policière et judiciaire au sein des accords de Schengen. L’élaboration d’une politique européenne fondée sur trois piliers distincts en 1999 marquait en outre le développement d’une stratégie dédiée aux enjeux de Justice et Affaires intérieures. Depuis, l’UE n’a cessé de développer et de multiplier les actions et les instruments contre la criminalité transnationale et le terrorisme, et ce jusqu’aux plus récents développements d’une stratégie de sécurité intérieure, adoptée en 2010 dans le cadre du programme de Stockholm. Le G8, quant à lui, a depuis 1995 mis en place de nombreux groupes de travail autour de ces thématiques, rassemblés au sein du Groupe de Lyon/Rome. C’est ainsi que l’on peut parler de la mise en place d’une forme de gouvernance de la sécurité au niveau international.

 

La préparation, la négociation, la discussion de ces textes érigés en normes internationales sont incarnées par des groupes d’acteurs (qualifiés tour à tour de groupes de travail, de groupes d’experts, de focus group, de comité spécial, etc.), plus ou moins formels et connus, qui méritent une attention toute particulière. La mise en place de ces groupes internationaux dévolus aux questions de sécurité n’est certes pas nouvelle (Anderson, 1995 ; Deflem, 2002). Elle ne constitue pas plus une simple réponse mécanique à des menaces qui seraient ‘nouvelles’ et leur nouveauté supposée demeure un objet de débat en sciences sociales (Bigo, 2003). Néanmoins, la configuration géopolitique post-guerre froide, la publicité donnée aux discours politiques d’amalgame des menaces diffuses et transnationales, ont contribué très certainement à offrir un nouveau souffle et une raison d’être à la multiplication de ces groupes, organismes et autres officines internationaux. Les années 1990 ont vu l’intensification de réseaux professionnels et personnels, tant au niveau européen qu’au niveau transatlantique (Nadelmann, 1993 ; Bigo, 1996). En appuyant et en renforçant l’impératif de coopération autour de ces orientations, les discours politiques ont eu en effet des répercussions considérables sur la définition du rôle et des responsabilités de la police, des magistrats, des services d’investigations, mais aussi de la diplomatie. Depuis lors, policiers, magistrats, diplomates, doivent gérer l’internationalisation du monde, et certains analystes vont jusqu’à parler  de l’émergence d’une ‘bureaucratie transnationale’ (Sheptycki 2005).

 

Parmi ces innombrables groupes d’acteurs, certains ont fait l’objet de travaux de recherche et l’analyse de l’internationalisation des activités de policing a donné lieu à d’heuristiques travaux en criminologie, mais aussi en relations internationales et en science politique. Les premiers pas des services d’Interpol (Deflem 2002), les groupes de travail de l’UE (Anderson, 1995 ; Bigo, 1996), les groupes d’experts du G8 (Scherrer, 2009), l’internationalisation de certains services de police (Andreas & Nadelmann, 2006) ont ainsi fait l’objet de nombreuses études offrant une compréhension plus fine de la genèse et des développements de ces acteurs du policing transnational.

 

Échanges, collaborations, coopérations

Les activités de ces groupes d’acteurs se sont d’abord concentrées sur les thématiques suivantes : trafic de stupéfiants, d'armes à feu, crimes liés à l’immigration clandestine, corruption. Les moyens d’actions pour contrer et prévenir ces crimes ont surtout été mobilisés dans ces domaines : lutte contre blanchiment d’argent et la falsification des documents d’identité et de transports, l’échange de renseignements, la coopération judiciaire dans les affaires pénales, la mise en place de structures opérationnelles transfrontalières et la promotion de techniques spéciales d’enquête. Plus récemment sont apparus de nouveaux secteurs de prédilection, liés notamment au renouveau de la lutte contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001 et à la diffusion massive des nouvelles technologies (Dupont, 2003) : le financement du terrorisme, la radicalisation, la protection des infrastructures, le cyberterrorisme/cybercriminalité, mais aussi la protection des enfants contre l'exploitation sexuelle sur Internet, les fraudes et délits économiques, et enfin les crimes environnementaux.

 

Les agents chargés de ces questions sont bien souvent des fonctionnaires issus des services de police, de justice, mais aussi de la diplomatie et des finances. Parmi ces groupes d’acteurs du policing transnational, certains sont professionnellement uniformes (réunions de magistrats pour les groupes spécialisés dans les coopérations judiciaires, ou seulement de policiers pour des aspects plus opérationnels), et d’autres font délibérément intervenir différentes compétences et expertises professionnelles, à l’instar du groupe de Lyon/Rome du G8 spécialisé dans les questions de criminalité et de terrorisme (Scherrer, 2009), tout comme le tout récent «Comité permanent de coopération opérationnelle en matière de sécurité intérieure» (COSI) de l’UE qui regroupe à la fois des acteurs des États membres issus de ministères reconnus compétents et des représentants des agences européennes Europol, Eurojust, et Frontex. Les services diplomatiques ont par ailleurs un rôle souvent central dans l’organisation de ces groupes, dans la négociation des réunions, et dans les processus de centralisation des archives. D’ailleurs, la plupart des gouvernements occidentaux se sont munis, au sein de leurs diplomaties respectives, de pôles ou de départements dédiés aux questions de sécurité internationale.

 

Comme souligné précédemment, ces acteurs du policing transnational travaillent de concert à la facilitation des échanges de savoir-faire (que ce soit en termes d’apprentissage de bonnes pratiques, de knowledge transfer dans les champs d’activité concernés ou de données policières plus confidentielles) et à la mise en place d’accords bilatéraux ou régionaux afin de favoriser, légaliser et d’entériner les formes de coopération et de collaboration.

 

L’échange de bonnes pratiques et de savoirs constitue un aspect très important de ce policing transnational, créant un fond de références et de normes communes au niveau international. Dans le domaine de la justice, il s’agit surtout d’homogénéisation des procédures d’enquête et de poursuite. La mise en place d’instruments uniformisés est ainsi centrale dans l’adoption de traités d’extradition, ou dans les modalités des enquêtes transfrontalières. Les débats anciens sur le mandat d’arrêt européen ou les débats plus actuels sur la mise en place d’un procureur européen sont autant de signes que le policing transnational adopte des contours de plus en en plus formels, au niveau européen, mais aussi par le biais de traités inter-étatiques ou d’accords de principes négociés lors de ces réunions internationales. Dans le domaine de la police stricto sensu, le policing transnational s’organise autour, là encore, de l’échange des expériences et des savoirs et de la mise en commun de la formation, mais aussi des activités de renseignement. C’est l’UE qui offre à ce niveau les exemples les plus aboutis de ces pratiques. Outre la coopération opérationnelle ponctuelle, notamment au cours d’enquêtes transfrontalières, l’UE a mis en place un Collège Européen de Police, le CEPOL, visant à harmoniser les pratiques policières, mais aussi à éduquer les fonctionnaires de police des États membres à l’harmonisation et à l’européanisation de la lutte contre la criminalité et le terrorisme. Souvent critiqué pour son absence de visibilité et pour le manque de transparence de son budget, le CEPOL est néanmoins en passe de devenir, avec l’adoption du programme de Stockholm en 2010, un instrument primordial du policing transnational au niveau européen. L’importance croissante de l’intelligence-led policing est également à prendre en compte dans le travail des services de renseignement au niveau international. Ce type de policing, axé sur la prévention des crimes, et notamment des actes terroristes, s’assimile de plus en plus à de la prédiction basée sur le recueil, la centralisation et/ou l’échange de renseignements.

 

Malgré le caractère moralement contestable de ces mesures, et les inhérentes difficultés juridiques entourant ces notions de prévention/prédiction/préemption, de nombreuses négociations et accords ont été promus et mis en place afin d’organiser ce recueil et ces échanges de données. Au sein de l’UE, cela prend la forme de systèmes d'information formalisés et opérationnels (Système d’Information Schengen – SIS II, Visa Information System – VIS, EURODAC – fichier d’empreintes digitales). Au niveau bilatéral, un exemple qui ne cesse de susciter la polémique, notamment au niveau du Parlement Européen, concerne le transfert aux autorités nord américaines de fichiers des passagers  détenus par les compagnies aériennes (Passenger Name Records - PNR), qui a fait l’objet d’accords successifs entre l’UE et les États-Unis, l’Australie et le Canada. L’absence de transparence entourant l’organisation et les bases légales de cet intelligence-led policing au niveau transnational, et la question de l’interopérabilité des systèmes d’information, n’est en effet pas sans créer de tensions, et ce notamment en raison des différentes atteintes aux libertés individuelles que ces pratiques sous-tendent (Scherrer, Guittet & Bigo, 2010). Les débats ont été ainsi nombreux autour des questions de balance entre liberté et sécurité dans la lutte contre le terrorisme, et autour de mise en place de pratiques d’exception pas, peu, ou mal encadrées du point de vue juridique. Le Traité de Lisbonne (2007) et le programme de Stockholm de l’UE (2010) tentent d’ailleurs de rétablir l’équilibre (en séparant les Directions Générales Justice/Affaires Intérieures et en introduisant la codécision dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, offrant un droit de regard plus conséquent du Parlement Européen), sans toutefois rassurer les défenseurs des libertés individuelles, civiles et des droits de l’homme.

 

Transformations et nouvelles dynamiques

La compréhension et l’analyse du policing transnational constituent des champs d’études ouverts et encore en friches (Goldsmith & Sheptycki, 2007 ; Bowling & Murphy, 2010). Cela tient, en effet, non seulement à la difficulté de recueillir des données sur ceux qui constituent le policing et sur la nature de leurs activités, mais aussi de tenir compte des transformations et reconfigurations permanentes des espaces de production de la sécurité au niveau international. La pluralisation des acteurs, en outre, devient un élément perturbateur du schéma classique de la diplomatie d’État en matière de policing transnational (Scherrer & Dupont, 2010).  Si les fonctionnaires étatiques demeurent le plus souvent centraux dans les groupes d’experts évoqués précédemment, l’ouverture à des acteurs privés complexifie considérablement le tableau général. A ce titre, il convient de citer le Groupe de Lyon/Rome du G8, et la mise en place de partenariats publics/privés dans le cadre de la lutte contre le cybercrime. En effet, ce groupe est à l’origine de l’organisation d’une série de conférences et de réunions visant à établir un dialogue et un partenariat entre les industriels et les États. Ces conférences ont parfois réuni plus de trois cents responsables publics et privés. Parmi eux, des représentants des entreprises de télécommunications, des représentants des entreprises de lecteurs de carte à puces, des opérateurs de certification, des courtiers d'assurance pour sites de commerce électronique, mais aussi des agents de compagnies de voyages en ligne. Il est d’ailleurs particulièrement pertinent de souligner que ces conférences ont fait surgir des débats intéressants autour des thèmes de la «co-régulation» dévolue au secteur public et au secteur privé. Il existe d’autres cas de figure donnant à voir une dissociation de l’autorisation de la sécurité et de sa production, notamment dans le domaine de la lutte contre le blanchiment d’argent (et l’implication des acteurs des secteurs bancaires et de certaines professions libérales), et le financement du terrorisme (avec la participation de fondations privées).

 

Afin d’analyser la complexité des mécanismes de circulation des savoirs et des pratiques à l’échelle internationale en matière de policing, il existe néanmoins un certain nombre de cadres conceptuels pertinents permettant de s’affranchir d’une lecture simpliste des enjeux. À cet égard, on peut citer les approches en terme de bureaucraties internationales proposées par les tenants de l’analyse criminologique critique (Bowling & Murphy, 2010 ; Deflem, 2002 ; Sheptycki, 2005), les approches sociologiques développées en Relations Internationales autour du concept de champ des professionnels de la sécurité (Bigo, 2007), mais aussi les analyses  en termes de gouvernance nodale (Burris, Drahos & Shearing, 2005). Ces différents points de vue ont en commun de réfuter l’argument fonctionnaliste faisant du policing transnational le revers et la réponse à la criminalité transnationale. Ils offrent des perspectives pour analyser les phénomènes de mobilité de ces acteurs qui voyagent d’un groupe à un autre, d’un continent à l’autre, pour les recenser et les cartographier en tenant compte de leur diversité, positionnements, compétences et ressources mobilisées, mais aussi afin de comprendre leur impact non seulement sur la diffusion de normes et de pratiques anti-criminalité sur la scène internationale mais aussi sur les pratiques de policing au niveau national.

 

Références

  • Anderson M. et al. (1995). Policing the European Union. Oxford: Clarendon Press.
  • Andreas, P. Et Nadelmann E. (2006). Policing the Globe: Criminalization and Crime Control in International Relations. Oxford: Oxford University Press.
  • Beare, M. (2003). Critical reflections on Transnational Organized Crime, Money Laundering and Corruption, Toronto: Toronto University Press
  • Bigo, D. (1996). Polices en réseaux, l’expérience européenne. Paris : Presses de Sciences Po.
  • Bigo, D. (2003). Grands débats dans un petit monde : les débats en Relations Internationales et leur lien avec la sécurité. Cultures & Conflits 19-20 : 7-48.
  • Bigo, D. (Ed.) (2007). The Field of EU Internal Security Agencies. Paris: Harmattan
  • Bowling, B., Murphy, C. (2010). Global Policing. London: Sage.
  • Burris, Scott, Drahos, Peter, Shearing, Clifford (2005). Nodal Governance. Australian Journal of Legal Philosophy 30: 30-58.
  • Deflem, M. (2002). Policing World Society. Historical Foundations of International Police Cooperation. Oxford: Oxford University Press.
  • Dupont, B. (2003). Les morphologies de la sécurité après le 11 septembre : hiérarchies, marché et réseaux. Criminologie 38(2) : 123-155.
  • Goldsmith, A. and Sheptycki, J. (2007) Crafting Transnational Policing; State-Building and Global Policing Reform, Oxford: Hart Law Publishers
  • Nadelmann, E. A. (1993) Cops Across Borders. The Internationalization of US Law Enforcement University Park, PA: Pennsylvania State University Press.
  • Scherrer A. (2009). G8 against Transnational Organised Crime. Farnham : Ashgate
  • Scherrer A., Dupont, B. (2010). Nœuds ou champs ? Analyse de l'expertise internationale sur la criminalité transnationale organisée et le terrorisme. Revue Canadienne de Criminologie et de Justice Pénale, 52, 2 : 147-172  
  • Scherrer A., Guittet E-P., Bigo, D. (2010). Mobilités sous surveillance. Perspectives croisées UE/Canada. Montréal : Athéna.
  • Sheptycki, J. (2005). En quête de police transnationale. Vers une sociologie de la surveillance à l’ère de la globalisation. Bruxelles : De Boeck & Larcier
  • Sheptycki, J. (ed.). (2000). Issues in Transnational Policing. London: Routledge.
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Traite des personnes

 

La communauté internationale est présentement inquiète de l’augmentation de l’immigration irrégulière, particulièrement lorsqu’elle implique l’exploitation d’êtres humains comme c’est le cas de la traite des personnes. Si le phénomène de la traite des personnes a suscité beaucoup d’attention ces dernières années, il n’est pas nouveau. En effet, les États élaborent depuis un certain temps des lois, des conventions et des accords bilatéraux et régionaux pour faire face à ce problème. De nombreux instruments juridiques datant de la fin du XIXe siècle et après ont tenté de répondre aux diverses formes et manifestations de la traite. Entre 1815 et 1957, quelque 3001 accords internationaux2 ont été adoptés pour supprimer l’esclavage sous ses diverses formes, y compris la traite des personnes.

Plus récemment, dans l’année 2000, la communauté internationale a adopté le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants3. Dorénavant, les mesures de prévention et de répression de la traite des personnes à des fins d’exploitation sont prévues par cet instrument juridique international qui est entré en vigueur en décembre 2003. Les États Parties au Protocole on adopté une définition4 de la traite des personnes qui se traduit par:

En vertu du Protocole relatif à la traite, la traite des personnes comprend deux éléments principaux. La traite est caractérisée par le «caractère forcé» de l’activité, car l’implication des personnes est faite de manière «forcée» ou «coercitive» ou en «absence de libre consentement». En outre, «l’exploitation» de la personne est un élément constitutif de la traite. Ces éléments sont fondamentaux afin de distinguer la «traite des personnes» de la notion du «trafic illicite de migrants» qui est à son tour défini par le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée5 de la façon suivante : «le fait d’assurer, afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, l’entrée illégale dans un État partie d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État6».

La principale réussite de l’adoption du Protocole contre le trafic et du Protocole contre la traite est que les États Parties sont parvenus à établir deux définitions et ainsi donner naissance à une distinction entre le trafic de migrants et la traite de personnes (Jimenez, 2009). Lorsqu’on examine les deux Protocoles additionnels à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, on dénote que la première différence touche les personnes qui en sont l’objet. Dans le cas de la traite, on les considère comme des «victimes» de l’infraction de la traite et dans de nombreux cas, d’autres infractions (prostitution, agression sexuelle, esclavage, etc). Dans le cas du trafic illicite, ce sont des «migrants illégaux» objet du trafic. Dans le cas de la traite, l’activité porte toujours atteinte aux droits fondamentaux des personnes qui en font l’objet. Les individus pris dans la traite sont victimes de coercition et d’exploitation (Brolan, 2002). D’ailleurs, les victimes sont souvent exploitées à répétition (Blackell, 2001). D’un angle victimologique, cette distinction terminologique a une importance capitale, notamment d’un point de vue d’assistance et de protection vis-à-vis de l’individu qui en fait l’objet. En effet, les victimes de la traite sont mieux protégées par le Protocole relatif à la traite que les migrants objet de trafic par le Protocole relatif au trafic (Jimenez, 2009, 2010).

Une autre différence fondamentale entre les deux concepts est «l’exploitation» et «l’abus» de la personne dans le cas de la traite et non «l’avantage financier» qui découle de «l’immigration illégale» dans le cas du trafic. Si dans le cas du trafic, l’élément «exploitation de la personne» est absent, cette exploitation est un élément constitutif de la traite, car une fois arrivées à destination, les victimes de la traite demeurent en captivité sous le contrôle d’une ou plusieurs personnes ou d’une organisation criminelle et sont soumises à des conditions d’esclavage (Jimenez, 2009, 2010).  D’ailleurs, si ce sont surtout des hommes qui font l’objet du «trafic illégal des migrants», dans la majorité des cas de la traite, ce sont des femmes et des enfants (Gallagher, 2002). Par ailleurs, lorsque des enfants7 sont impliqués, ceci est normalement considéré comme de la traite, sauf si le voyage est fait en famille, car en règle générale, on estime qu’il ne peut y avoir de consentement de la part d’un mineur (Jimenez, 2009,2010).

Le tableau suivant synthétise la définition de la traite des personnes telle qu’adoptée par les États membres du Protocole contre la traite.

Toutefois, si les États définissent juridiquement la «traite des personnes» et le «trafic illicite des migrants», la différence entre un concept et un autre n’est pas toujours évidente en pratique. De ce fait, les victimes de la traite risquent d’être confondues avec de «simples» migrants irréguliers objet du trafic et non comme de victimes de la traite. En conséquence, elles risquent d’être dépossédées des mesures de protection et d’assistance qu’elles méritent (Jimenez, 2009, 2010).

Selon ce qui précède, en vertu du Protocole relatif à la traite, «l’exploitation» de la victime est une condition sine qua non de la définition de la traite des personnes. Mais les États n’ont pas dressé une liste8 exhaustive ni complète des moyens d’exploitation, au contraire, ils ont délibérément laissé la porte ouverte à d’autres formes des «pratiques analogues» à l’exploitation sexuelle ou au travail forcé. Bien que la traite des personnes à des fins de prostitution ou autre forme d’exploitation sexuelle soit largement dénoncée et que la communauté internationale se mobilise de façon importante pour la combattre, les États Parties au Protocole n’ont pas inclus de façon expresse et explicite le mariage forcé dans la définition de la traite. Or, la traite de femmes, et notamment de filles dans un but de mariage forcé est une réalité inquiétante qui est encore peu explorée. En effet, l’Organisation des Nations Unies confirme que des pratiques culturelles telles que les mariages arrangés, précoces ou forcés contribuent à alimenter la traite des personnes (UNGIFT, 2009).

Ainsi, la traite des femmes et des filles peut également avoir lieu dans un but de mariage forcé. Lorsque le mariage n’est pas consenti et que la femme est victime d’exploitation, le mariage forcé peut également être considéré comme une finalité de la traite. Dans le cas de la traite à des fins de mariage, l’exploitation peut comprendre notamment le mariage précoce, le mariage servile, les différentes formes de mariage arrangé comme moyen de régler une dette ou un différend familial ou de réparer un crime, le mariage provisoire, ou le mariage à des fins de procréation (USA, 2009).

La clandestinité des réseaux de traite des personnes, la réticence des victimes à signaler les crimes aux autorités, la difficulté que pose l’identification des victimes et la nature délicate des données constituent de véritables obstacles à la collecte de données fiables sur la traite des personnes (Ogrodnik, 2010). Toutefois, la traite des personnes est considérée comme un véritable phénomène mondial. Selon les données rapportées par l’UNODC en 2010, des victimes d’au moins 127 pays ont été détectées dans 137 pays. Les chiffres démontrent que les femmes et les filles sont proportionnellement plus nombreuses  à être victimes que les hommes (UNODC, 2010). En 2009,  66% femmes et 13% filles et 12% hommes et 9% garçons furent victimes de la traite (UNODC, 2009). L’exploitation sexuelle est de loin la forme de traite la plus communément détectée (79 %), suivie par le travail forcé (18 %), en comparaison d’autres formes d’exploitation qui sont moins signalées comme le travail forcé, la servitude domestique, le mariage forcé, le prélèvement d’organes et l’exploitation d’enfants contraints de mendier ou de faire la guerre (UNODC, 2009). Les hommes et des jeunes garçons sont avant tout victimes de travaux forcés dans les secteurs de l’agriculture, de la construction et de l’industrie du textile (Oxman-Martinez et al. 2008).

La traite des personnes est considérée un problème à facettes multiples qui touche plusieurs dimensions comme l’immigration irrégulière, le déplacement forcé de travailleurs migrants et de populations, le système de protection des réfugiés, la violation des droits de la personne et la criminalité transnationale organisée. La traite des personnes, en raison de l’exploitation qui en découle, est considérée comme étant le moyen le plus dangereux parmi les multiples formes d’immigration irrégulière, dû à sa complexité, son ampleur et au fait qu’elle est souvent liée à l’abus de femmes et de filles, et à la prostitution, par exemple. C’est la raison pour laquelle la traite des personnes est qualifiée d’esclavage moderne (UNODC, 2009; Oxman-Martinez et Hanley, 2007) et une forme de violence sexuelle ou du genre (HCR, 2006). La pauvreté, l’instabilité politique, l’inégalité entre les sexes et les disparités entre les pays sont considérées comme des facteurs favorisant la pratique de la traite de personnes. Facteurs de risques dont les États devraient impérativement tenir compte afin de prévenir et enrayer le phénomène et protéger les victimes de la traite.

Notes

1. Principes directeurs sur la protection internationale no. 7: Application de l'Article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés aux victimes de la traite et aux personnes risquant d'être victimes de la traite, Doc. Off. HCR NU, 2006, Doc. NU HCR/GIP/06/07.

2. Consulter entre autres : Convention internationale relative à la répression de la traite des blanches, signée à Paris le 4 mai 1910, et amendée par le Protocole signé à Lake Success (New York), 4 mai 1949, 98 R.T.N.U. 101 (entrée en vigueur : 14 août 1951) ; Convention relative à l’esclavage, 25 septembre 1926, 60 R.T.N.U. 255 (entrée en vigueur : 9 mars 1927) ; Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, 21 mars 1950, 96 R.T.N.U. 271 (entrée en vigueur : 25 juillet 1951) ; Convention supplémentaire de relative à l’abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage, 7 décembre 1956, 266 R.T.N.U. 3 (entrée en vigueur : 30 avril 1957).

3. Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, 15 novembre 2000, 2237 R.T.N.U. 319 (entrée en vigueur : 25 décembre 2003) [Protocole relatif à la traite].

4. Protocole relatif à la traite, art. 3 par. a).

5. Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, Doc.A/55/383, adopté par la résolution A/RES/55/25 le 15 novembre 2000 et entré en vigueur le 28 janvier 2004 (ci-après Protocole contre le trafic).

6. Protocole contre le trafic, art.3.

7. Protocole relatif à la traite, art. 3 par. c).

8. Protocole relatif à la traite, art. 3 par. a).

 

Références 

  • Blackell, Gillian (2001). Blackell,. «The Protocols on Trafficking in Persons and Smuggling in Migrants», dans The Changing Face of International Criminal Law, The International Centre for International Criminal Law Reform and Criminal Justice policy, Juin, pp. 105-124 .
  • Brolan, Claire (2002). «An Analysis of the Human Smuggling Trade and the Protocole Agains Smuggling of Migrants by Land, Air and Sea (2000) from a Refugee Protection perspective», International Journal Refugee Law14(4).
  • Jimenez, Estibaliz (2009). «La distinction problématique entre la traite des personnes et le trafic de migrants risque de laisser sans protection les victimes de la traite», dans Laviolette, N., Poulin R., Prostitution et traite des êtres humains, enjeux nationaux et internationaux. Enjeux nationaux et internationaux, Éditions L’Interligne, Ottawa,  p.113-141.
  • Jimenez, Estibaliz (2010). Le combat contre le trafic des migrants au Canada : Contrôle migratoire d’abord, lutte au crime organisé ensuite, Berlin, Éditions Universitaires Européennes, p.458
  • Gallagher, Anne (2002). « Trafficking, smuggling and human rights: tricks and treaties », Forced Migration Review (12), p. 25-28.
  • UNGIFT (2009), Combattre la traite des personnes, Guide à l’usage des parlementaires n°16.
  • UNODC (2009). Rapport mondial sur la traite des personnes. Résumé analytique, Février 2009.
  • UNODC (2010), The globalization of crime. A Transnational Organized Crime Threat Assessment.
  • Oxman-Martinez, Jacqueline et Hanley, Jill  (2007). Traite des personnes. Montréal: Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (CRI-VIFF).
  • Oxman-Martinez, Jacqueline; Jimenez, Estibaliz; Hanley, Jill (2008). "Trafficking in Men: an Exploration of an Overlooked Phenomenon", dans Chandana, G., Human Trafficking: A Socio Legal Study, Amicus Books, The ICFAI University Press. India, 2008, p. 25-72.
  • USA (2009). Department of State, Trafficking in persons report  2009.
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9