Organisation(s) policière(s)
Publié par BD-SLL
Toute police agissant au sein d’un espace donné demande à être analysée dans trois de ses caractéristiques majeures : dans l’histoire politique du cadre national centralisé et/ou décentralisé au sein de laquelle elle s’enracine ; en tant qu’institution soumise aux multiples contrôles d’autres instances (politiques, judiciaires, citoyennes et pairs) en raison de la spécificité du pouvoir octroyé à ses agents : l’usage monopolisé de la force légitime ou bien « le mécanisme de distribution d’une force coercitive non négociable mis au service d’une compréhension intuitive des exigences d’une situation » (Bittner, 1980) ; et en tant qu’organisation administrative, civile et/ou militaire, qui met en œuvre différents mandats ou missions selon des modalités d’action qui lui sont propres.
S’il existe des modèles (patterns) de police bien différents les uns des autres dans des nations développées de niveau comparable, au-delà de leurs différences culturelles et de leur dé-différenciation d’avec l’État (Badie, Birnbaum, 1979), se pose immanquablement la question de savoir qui y détient réellement le pouvoir de police. À ce sujet, on observe une ample constellation de configurations possibles (Bayley, 1990) : des organisations dénommées « police » peuvent présenter des fonctions différentes selon les pays (polices administratives, polices judiciaires, polices parallèles…) ; des organisations différentes (polices militaires, polices civiles) peuvent accomplir des missions de police dans un même pays ; des services de police peuvent accomplir des tâches non policières (travail social), tandis que des tâches policières peuvent être accomplies par du personnel non policier (sécurité privée, Ocqueteau, 2004 ; neighborhood watch commitees, Rosenbaum, 1986).
C’est le poids de la longue histoire politique de chaque nation qui fait varier et explique le style des configurations rencontrées. Et si l’on a tort d’opposer de façon rigide un « modèle » continental latin (avec la France comme idéal-type) à un « modèle » décentralisé de common law et de policing by consent (Royaume-Uni), cette distinction reste néanmoins heuristique pour pouvoir évaluer l’impact réel de la production de la sûreté (security) dans chacune des aires nationales. Des polices plus ou moins professionnalisées agissent certes dans les « États de droit » où les règles du jeu des recrutements sont relativement transparentes (sélection des candidats par les concours et scolarités dédiées). Mais c’est leur policing (art de policer) qui diverge dans les différents modèles à cause de la manière dont on y conçoit la redevabilité (accountability) de l’action de leurs agents. À la différence d’une idéologie en vogue dans les années 1970 qui dénonçait une « armée de droit peuplée de mauvais juristes » (Gleizal, 1974) au vu de la médiocrité des compétences policières, on remarque plutôt aujourd’hui la persistance d’une différence dans la reddition des comptes des tâches accomplies au quotidien par des polices mieux averties de leurs droits et devoirs : les unes sont plutôt enclines à se tourner vers les hiérarchies administratives centrales (Intérieur, Défense), les autres plutôt vers les échelons de pouvoir décentralisés (maires et populations locales).
De cette mécanique différenciée de la redevabilité diffèrent à la fois les sources de la légitimité policière et la nature de sa politisation. Au sein des deux modèles, le rapport de l’organisation policière au politique se déduit soit d’une inférence de la police étatisée en étroite osmose avec l’équipe dirigeante qui sélectionne des élites de sensibilité identique aux siennes pour les placer au sommet de directions centrales, soit d’une inférence de la police communautaire plus en phase avec les attentes du pouvoir local. Les États tentent de réagir aux deux foyers des dérapages possibles de la politisation (sédition et corruption) en s’accommodant de systèmes de police duels ou univoques. À la différence des pays de tradition de common law où décentralisation, pouvoir judiciaire et emprise de l’habeas corpus s’imposent beaucoup plus fortement à la seule police civile, les systèmes centralisés romanistes présentent plus volontiers des structures policières duelles censées provoquer des contrepouvoirs internes pour diminuer leur influence sur le régime politique (France, Italie, Espagne).
Observons comment évolue l’ancestrale coexistence d’une Gendarmerie (militaire) et d’une police nationale (civile) pour assurer l’ordre public français - une coexistence souvent présentée comme un moyen aux mains du pouvoir central pour mieux lutter contre les foyers de subversion internes, en jouant de leurs différentes loyautés et de leurs rivalités. Aujourd’hui, les différences du modèle dualiste hérité de l’Ancien Régime puis de la Révolution de 1789, tendent à s’atténuer (Berlière, Lévy, 2011) : en effet, les deux grandes institutions régaliennes qui incarnent la force publique à la ville (Police nationale) ou à la campagne (Gendarmerie nationale) sont désormais considérées, en ce début de XXIe siècle comme accomplissant des missions identiques et complémentaires plutôt que véritablement opposées. Une réforme de 2009 a entériné cette tendance irrésistible à la convergence en rattachant fonctionnellement les deux administrations sous l’autorité d’un seul ministère, l’Intérieur, tout en laissant à la Défense le soin de gérer les carrières militaires des gendarmes. Ce mouvement de rapprochement signifie que les grandes orientations relatives à la sécurité sont désormais considérées comme œuvrant à des défis identiques.
Police et Gendarmerie nationales, quand elles coexistent, sont confrontées à des défis similaires, depuis notamment que les États évaluent leur productivité sécuritaire selon des normes managériales importées de l’univers de la libre entreprise, en développant des outils de mesure communs : en sécurité des personnes, des biens et de l’information, on évalue le travail des brigades de la gendarmerie départementale comme celui des directions départementales de sécurité publique ; en maîtrise des flux migratoires et la lutte contre l’immigration clandestine, on évalue leurs parts respectives en polices aux frontières ; dans la lutte contre le crime organisé, les grandes délinquances et les trafics de stupéfiants, on évalue le travail des équipes, brigades et actions de recherches de la gendarmerie tout autant que celui des unités de police judiciaire pour la police ; dans le domaine du maintien de l’ordre public, autant les performances des Compagnies Républicaines de Sécurité que celles de la Gendarmerie mobile ; enfin, en protection du pays contre les menaces extérieures, intérieures et le terrorisme, on évalue la contribution de la direction centrale du renseignement intérieur et de la direction générale de la sécurité extérieure.
En dépit de la sophistication des organigrammes qui prédisposent à voir des administrations en miettes, aux sous-cultures spécifiques si cloisonnées qu’elles risquent à tout moment de générer des effets contre-productifs, on ne peut raisonnablement pas soutenir que l’organisation policière serait réductible à une anarchie organisée (Friedberg, 1997) dont l’ordre apparent cacherait le plus grand désordre. En effet, dans toutes les nations développées, l’organisation policière offre bel et bien des régularités de fonctionnement identiques, tant dans les structures sous-jacentes de l’action collective que dans les processus de régulation ou d’institutionnalisation. L’action collective à laquelle les acteurs de police sont confrontés dans leur métier, à titre principal ou accessoire, explicite ou secret (Laurent, 2009), se résume à trois missions transversales qui façonnent l’essentiel des identités : la police du sommeil (sécurité et paix publiques), la police criminelle (police judiciaire), et la police de souveraineté (renseignement et information) (Monjardet, Ocqueteau, 2004).
La première mission visant à assurer l’ordre quotidien local, autrement dit la tranquillité et la salubrité, a pour objectifs de dissuader les passages à l’acte et de prévenir les petits désordres dans l’espace public par le biais d’une bonne interconnaissance des îlotiers avec la population des lieux de leur contrôle et de leur surveillance. La seconde, longtemps considérée comme une auxiliaire de la justice chargée des basses besognes contre le crime par sa connaissance intime du « milieu », a progressivement autonomisé et scientificisé ses techniques d’enquête en étendant notablement le champ de ses compétences spécialisées (Lévy, 1987). Elle se déploie moins sur une aire géographique précise qu’elle ne se soucie d’adaptation de son fonctionnement en pôles et en réseaux (Bigo, 1996), en reproduisant la localisation des grandes délinquances qui débordent les frontières (Sheptycki, 2005) et en traquant les vecteurs/acteurs de vulnérabilités sur les réseaux virtuels (Leman-Langlois, 2008). La police de souveraineté, historiquement la plus ancienne (L’Heuillet, 2001 ; Napoli, 2003), trouve, quant à elle, son unité dans une égale dépendance à l’égard du Prince ou de l’État dont il lui revient d’assurer la protection et le conseil. Cette police (politique, au sens noble du terme) serait d’ailleurs la seule des missions dont on peut soutenir qu’elle incarnerait la « force publique », une force régalienne intrinsèquement assimilable à l’essence de l’État. En effet, elle assure et conforte la souveraineté dans le champ intérieur, regroupe des missions de contrôle des excès des populations sur le territoire national, informe le pouvoir sur les menaces extérieures et intérieures potentielles qui se trament, maintient l’ordre public par le contrôle et la contention des manifestations de masse en fluidifiant l’espace public pour pouvoir garantir, en période troublée, la continuité du fonctionnement de ses services. Son territoire d’exercice est donc la nation entière, et son organisation matérielle, en privilégiant mobilité et disponibilité de ses troupes, se traduit par une capacité d’intervention massive et instantanée sur n’importe lequel de ses points.
Monjardet (1996) a proposé une typologie restée sans égale pour rendre compte des implications dynamiques des trois grands modes de production de l’organisation policière d’ensemble, valable dans tous les pays de développement comparable.
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ORDRE POLITIQUE
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RÉPRESSION DU CRIME
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SÉCURITÉ PUBLIQUE
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Approvisionnement
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Source
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Ministre, préfet, directeur, parquet
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Juge d’instruction
Victime
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Public
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Forme
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Ordre
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Réquisition / Plainte
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Sollicitation / Appel
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Référence
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État (institution)
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Justice
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Citoyen
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Objet
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Cible
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Adversaire (opposition)
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Criminel (déviance)
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Perturbation
(événements, incivilités)
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Territoire
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Nation
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Pôles et réseaux
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Local
(agglomération, quartier)
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Objectif
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Maintien de l’ordre
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Élucidation
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Sécurité / Tranquillité
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Critère
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Moindre coût
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Statistique (performance)
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Sentiment
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Ressources
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Outil
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Force, surveillance
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Information, enquête
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Autorité
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Qualification
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Discipline
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Expertise
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Discernement
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Mode d’acquisition
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Collectif
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Savoirs techniques
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Expérience
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Fonctionnement
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Organisation
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Militaire
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Professionnelle
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Artisanale
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Principe d’action
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Légalisme
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Performance, prouesse
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Service
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Principe de sélection
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Faible
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Fort (priorités)
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Fort (opportunités)
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Moteur
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Prince
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Intérêt professionnel
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Demande sociale
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Sanction
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Contrôle
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Hiérarchique externe (pouvoir)
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Hiérarchique interne (experts, profession)
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Collectif
(déontologie)
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Rétribution
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Matérielle
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Notoriété, Prestige
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Popularité, Confiance
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Faute (accident)
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Disproportion, Visibilité, Scandale
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Erreur judiciaire
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Abstention, Saturation
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Perversion
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Milice
(au-dessus des lois)
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Justicier
(escadron de la mort)
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Travail social
(en-deçà de la loi)
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Source : Dominique Monjardet, Ce que fait la police, sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996, p. 140.
Quand on différencie l’institution policière (l’usage de la force qui la distingue de beaucoup d’autres institutions) de son organisation empirique, c’est-à-dire des modalités concrètes d’investissement au travail de ses propres agents, on perçoit mieux les caractéristiques générales qui les apparentent à d’autres collectifs au travail comme dans l’armée, à l’école ou l’hôpital par exemple (Bernoux, 2009). La force de travail peut se décrire dans chacun de ces univers organisationnels de deux façons. De façon formelle dans ce que l’organisation est censée être, sous la forme d’organigrammes, de définitions de tâches, d’instances et de programmes, de règles et de procédures, de rapports et de bilans. Mais d’une façon informelle, tout autant. Tous ces collectifs fonctionnent autrement que ce qui est dit sur le papier : les organisations ne marchent que si leurs agents procèdent en permanence à des ajustements réciproques, jugent avec discernement les situations, saisissent des opportunités ou suspendent des contraintes, anticipent et corrigent leurs actions en situation de rationalité limitée. S’ils arrêtent de travailler en se livrant à une grève du zèle par exemple, toute l’organisation se trouve instantanément paralysée. L’organisation est avant tout le fruit d’un ensemble de micro ajustements et d’interprétations opportunes des règles permettant à ses membres de s’adapter à l’infinie variété des conjonctures, par-delà ou en-deçà des missions que leur assignent les organigrammes et les tableaux de bord en termes de rendements quantifiés. Les gardiens de la paix négocient informellement leur propre autorité dans la rue avec les contrevenants (Monjardet, 1994) ; ils mobilisent des savoir-faire empiriques et routinisés par la coutume, hérités de l’édification des anciens ou de pairs plutôt que par les savoirs scolaires (Tiévant, 2001) ; au sein des équipages urbains en civil ou en tenue ils mobilisent toute la gamme des savoirs formels et informels disponibles, armes physiques autant qu’intellectuelles pour ne pas perdre la face dans les cités sensibles (Boucher et alii, 2013) ; les cadres négocient téléphoniquement avec leurs homologues du parquet et de la préfecture la mise en œuvre pratique de la sécurité publique générale (Gatto, Thoenig, 1993).
Bref, à tous les étages de la hiérarchie de l’administration, les agents de police sont plus que tous autres fonctionnaires pris dans l’étau de la tension de la force et du droit. Et c’est dans ce domaine que la grammaire normative de l’organisation est la plus développée et la plus contraignante, beaucoup plus que dans n’importe quel autre univers non régalien. Mais contrairement au professionnalisme des CRS dans les techniques du maintien de l’ordre, les aléas des événements ordinaires dans l’espace public des gardiens de la paix exigent du sang-froid et du discernement constants, sans sombrer dans les pièges de la routine. La métaphore du chèque en gris « rédigé en des termes généraux et encaissé en opérations particulières dans une dissymétrie censée protéger à la fois l’émetteur et l’encaisseur » (Brodeur, 2003, 41) rend particulièrement bien compte de la tension vécue par le haut et par le bas.
Au niveau top down, les directions policières de la sécurité publique sont inévitablement confrontées au tabou d’un dilemme quasi insoluble entre la règle et la pratique (Reiner, 1991 ; Ocqueteau, 2006). Ou bien, elles choisissent d’ignorer l’informel et de diriger leurs services en ne faisant référence qu’aux règles explicites. Mais c’est au prix de voir les écarts se creuser, de se voir décrédibilisées, de voir se dégrader la qualité des relations collectives, se généraliser la rétention d’informations ou de voir les indicateurs d’activités manipulés (Matelly, Mouhanna, 2007). Ou bien, elles se donnent les moyens d’expliciter et d’assumer le fonctionnement réel de la machine à produire de la sécurité et d’en assumer les conséquences en termes d’involution des buts en couvrant les pratiques réelles du niveau bottom up plutôt que de les paralyser, au risque de menacer la légitimité de la pyramide des normes bureaucratiques verticales. Cette tension perpétuelle tend à se résoudre selon deux modalités d’action constantes : par le haut, en transformant le style des leaderships pour mieux susciter l’adhésion du collectif aux volontés des hiérarchies ; par le bas, en s’enrôlant dans une cohésion syndicale corporatiste pour résister à l’hostilité du monde environnant et à la pression des hiérarchies.
S’agissant du style du leadership, on cherche la bonne formule capable de susciter l’adhésion, et c’est dans la pratique judicieuse du leader autoritaire ou managérial qu’on espère voir se résoudre temporairement la tension entre la règle formelle et informelle au sein des services de police (Adlam, Villiers, 2003). On n’y parvient que si le leadership s’accompagne d’une pédagogie sachant détecter parmi les agents comment les normes déontologiques de soft law font l’objet des meilleures pratiques de discernement sur le terrain et aux guichets. La différence d’intériorisation des normes déontologiques ressortant du savoir-être constitue d’ailleurs une preuve de la pluralité des identités policières dans des contextes empiriquement comparables : certaines nations mettent plutôt l’accent sur les impératifs d’un « service public » égalitaire, quand d’autres les évaluent plutôt dans la mise à l’épreuve du « service rendu aux publics » entendus comme une diversité de communautés (Alain et alii, 2013).
S’agissant de la communauté policière au travail, elle se ressoude et s’unit syndicalement face aux épreuves de l’adversité, qu’elles proviennent des mises en cause du public, des journalistes, des juges et des multiples contrôleurs (Vigouroux, 1996), mais surtout des dangers inhérents au métier. Et ce n’est pas la moindre des ironies de l’histoire de constater que les sous-officiers de la gendarmerie, astreints par tradition militaire à l’interdit du syndicalisme, demandent aujourd’hui en France à voir leur statut aligné sur le régime protecteur des libertés syndicales dont bénéficient leurs homologues policiers.
Surveillance
Publié par BD-SLL
Étrangement, la plupart des ouvrages sur la surveillance ont tendance à éviter ou à ignorer, sans doute à cause de son apparente simplicité, le problème de la nature de l’objet et la manière dont on la définit. Dans plusieurs ouvrages, la notion de surveillance se limite à la collecte de renseignements divers (données, images, sons), et surtout par les gouvernements et leurs agences. Ce dernier aspect est d’ailleurs une des failles les plus souvent identifiées de la célèbre analyse de Foucault, fondée sur le panoptique de Bentham (dans Surveiller et punir, 1977). Dans d’autres, elle est si large qu’on a peine à en identifier les caractéristiques, le fil directeur, la « surveillance » censée être décrite.
En tout premier lieu, la surveillance est l’acquisition, temporaire, permanente ou à durée variable, d’information. Cette information peut être visuelle, auditive, ou autre; elle est souvent le produit de nos sens ou de technologies visant à les seconder, mais le lien sens-surveillance n’est pas déterminant. Plusieurs formes d’information ne correspondent pas aux sens humains (par exemple, la structure de l’ADN d’un individu). Bref, la relation sens-surveillance est surtout culturelle et a-scientifique. Elle repose d’ailleurs sur une compréhension aristotélicienne de nos sens, limitée aux 5 variétés archi-connues, mais qui n’a plus cours aujourd’hui. Elle oblige également à réfléchir à la surveillance comme une extension de ces sens, ce qui est trop limitatif.
L’information collectée peut porter sur un individu particulier, sur un type d’individu, sur un endroit où des personnes non identifiées au préalable ont été détectées, sur des traces informatisées de transactions diverses sur Internet et dans le monde physique (des traces de consommation, par exemple). Toutes ces informations peuvent être conservées séparément, ou mises en commun pour déceler des patterns ou extrapoler des éléments manquants à partir de ce qui est connu à l’aide d’une boîte à outils de théories sociologiques, psychologiques, démographiques et économiques.
Le dictionnaire envisage la « surveillance » d’une plante, d’un chien, d’un volcan ou de la température à l’aide d’un thermomètre, mais il est utile de limiter notre conception de la surveillance à celle qui s’applique à des objets sociaux, l’ensemble des éléments qui forment notre réalité subjective. Spontanément, il s’agit bien sûr principalement des personnes et de leurs interactions, qu’elles soient individuellement, spécifiquement surveillées, ou qu’elles se trouvent à entrer dans un champ de surveillance portant sur une population, sur un espace ou sur un flux d’information. Entre autres, la surveillance d’espaces, qu’ils soient publics, privés ou « privés de masse », vise surtout (mais pas uniquement; on surveille également les objets eux-mêmes, comme un toit qui coule, une poubelle qui déborde ou un serveur qui commence à surchauffer) à détecter et à contrôler les comportements proscrits et à encourager les comportements désirés, peu importe qui s’y adonne. Lorsque qu’on surveille des machines, des processus automatisés ou des transactions financières, par exemple, c’est généralement parce qu’on peut supposer que des personnes en sont directement ou indirectement responsables ou dépendantes.
L’objet de la surveillance reste un problème de taille, parce qu’il est à l’occasion difficile ou mal avisé de distinguer les objets physiques, inanimés, des objets sociaux. Au premier abord, il semble utile d’éviter de parler de surveillance lorsque l’objet surveillé est un chien ou un volcan. Cependant, comme Latour l’a déjà noté, les objets inanimés, ou du moins non-humains, qui font partie de la manière dont nous appréhendons notre contexte social détiennent un pouvoir de modifier nos perceptions, nos attitudes et nos actions et sont donc eux aussi des « acteurs » et non les simples détails d’un décor dans lequel se joue le social. Ainsi, si un géologue surveille l’activité sismique du sud des États-Unis pour sa thèse sur le mouvement des plaques tectoniques, il ne s’agira pas de « surveillance » au sens où elle est entendue dans cet ouvrage. Par contre, s’il le fait pour conseiller des personnes qui se proposent d’acheter un condominium situé sur la faille de San Adreas, ou pour en informer leur compagnie d’assurance habitation, son activité devient sociale et compatible avec notre compréhension de la notion de surveillance.
En ce qui a trait à l’objet de la surveillance, un dernier aspect doit être souligné. Presque toutes les activités de surveillance, qu’elles soient assistées par une technologie ou non, ont la capacité de recueillir des informations sur une foule d’objets variés. Par exemple, si un adepte de la surveillance vidéo dirige une webcaméra vers le stationnement où est garée sa voiture de collection, c’est moins pour observer la voiture que le comportement d’éventuels humains qui pourraient s’en approcher. Évidemment, si la branche d’un arbre à proximité menaçait de s’écraser sur son pare-brise il serait aussi heureux de pouvoir l’éviter. Dans ce cas, bien que l’objet social ne soit pas l’unique, ou peut-être même la plus importante cible de cette surveillance, sa présence suffit à glisser cette dernière sous le microscope d’une sociologie de la surveillance.
Ajoutons enfin un troisième et dernier élément de définition, auquel la notion d’objet nous renvoie immédiatement : l’objectif, la fin prévue des informations recueillies. La surveillance vise un but extérieur à la simple collection d’information, qui peut être résumé par l’intervention ou l’obtention d’un bénéfice extérieur à la connaissance pure. Ceci ne suppose aucunement qu’elle soit couronnée de succès, ni que les individus, informations, sites, surveillés soient aussi ceux qui seront la cible de l’intervention ou la source du bénéfice subséquents. On peut collecter des informations sur les habitudes d’une population de consommateurs afin de vendre un produit à d’autres.
La question du but d’une action de surveillance est malheureusement moins simple qu’il n’y paraît. Il arrive souvent que le but explicite soit l’expression d’un idéal qui n’est en pratique jamais réalisé. Une caméra de surveillance a peut-être été installée pour permettre d’identifier des criminels. Mais si, après plusieurs mois d’usage, on a plutôt pris des employés à flâner durant leur quart de travail, il y a déplacement important de l’objectif, qui est devenu, en pratique, la gestion du personnel. Si ce glissement se fait généralement au sein de cette grande catégorie qu’est le contrôle social, il n’en reste pas moins qu’une différence parfois fondamentale existe entre les buts explicitement visés et ceux qu’on peut déduire de l’observation des pratiques de surveillance.
Par conséquent, la totalité des activités de surveillance visant à assurer la sécurité des personnes contre des actes dommageables commis par d’autres peuvent être conçues comme partie intégrante de ce qu’il convient d’appeler le contrôle social. Ce contrôle, s’il est surtout appréhendé à partir de ses actions sur les populations et sur les individus, n’en dépend pas moins, pour exister, d’une phase de surveillance. Ceci est aussi vrai du contrôle social officiel effectué par l’État que de celui, non-officiel, qui est appliqué par les parents, les voisins et les pairs. Cette dyade surveillance-contrôle existe également à travers les variétés de modes de contrôle social, qu’il soit punitif, réformateur, thérapeutique, compensatoire, etc. Ceci provient tout simplement du fait que dans notre culture, l’acte est la responsabilité de l’acteur et non du destin, de la nature ou du clan. Or, pour agir sur le responsable de la faute, il faut d’abord savoir l’identifier, le distinguer, puis l’extraire de la masse.
Policing transnational
Publié par BD-SLL
Le policing peut être défini comme « un ensemble de pratiques qui vise à ordonner les populations humaines qui habitent ou traversent un territoire donné et, simultanément, à garder le contrôle de l’espace et de ceux qui l’occupent » (Sheptycki, 2005: 29) et être ainsi compris comme la somme des mesures visant à assurer l’ordre public et la sécurité des citoyens. Le terme est difficilement traduisible en français, sa traduction littérale de maintien de l’ordre ne recoupant pas complètement ce que sa forme anglo-saxonne suggère. Cette dernière en effet englobe la notion plus générale d’ordre social et considère des acteurs beaucoup plus diversifiés que les seuls représentants des forces de l’ordre au sens étatique du terme (Goldsmith & Sheptycki, 2007).
Policing transnational: approche générale
A l’échelle internationale, on peut constater des dynamiques propres à la mise en place d’un policing transnational. L’utilisation de ce terme désigne l’ensemble des activités entreprises au niveau international afin de lutter contre toutes les formes de criminalité transfrontalière (Bowling & Murphy, 2010). En ce sens, la notion de policing transnational est intimement liée à l’élaboration et à l’usage de la terminologie de criminalité transnationale et par conséquent tend à se justifier comme le contrepoids nécessaire à la montée en puissance de ces entreprises criminelles dépassant les frontières étatiques (Nadelmann, 1993). C’est surtout à la fin des années 1980 et à l’orée des années 1990 que la coopération diplomatique, policière et judiciaire européenne et transatlantique prend toute son ampleur autour de cette question de criminalité transnationale et des moyens à mettre en œuvre pour la contrecarrer. C’est en effet au cours de cette période post- guerre froide que les discours sur la menace militaire s’effacent progressivement (mais pas entièrement) au profit de phénomènes plus diffus, tels que les trafics de stupéfiants, d’êtres humains, d’armes, le blanchiment d’argent, les migrations irrégulières, la corruption ou encore le terrorisme (Bigo, 1996). La coopération comme solution devient le maître mot du policing transnational. Cet impératif découle des discours politiques sur ce qui a été qualifiée de ‘mondialisation de l’(in)sécurité’ comme logique d’amalgame entre ces différentes entreprises criminelles (Bigo, 2003). La communauté internationale, au moyen de réunions, de rencontres, de sommets, ou encore de conventions s’est ainsi munie d’une feuille de route s’articulant autour de l’éducation et de l’échange, de l’entraide juridique, de la facilitation des procédures d’extradition, et du renforcement des capacités d'enquête. Une approche préventive a également été adoptée, visant à réduire les marges de manœuvres des individus ou groupes d’individus perpétrant de tels crimes (Sheptycki, 2000 ; Beare, 2003). Ces orientations se retrouvent dans tous les discours et agendas des institutions internationales qui se sont données comme mission de lutter contre la criminalité transnationale au cours de cette période telles que l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Union Européenne (UE) ou encore le G8.
S’agissant de l’ONU, l’attention grandissante portée à l’internationalisation de groupes criminels a conduit à développer des instruments multilatéraux afin de faciliter les poursuites au niveau international. Dès 1990, l’Assemblée Générale des Nations Unies a opté pour l’adoption de traités modèles d’extradition et d’assistance légale mutuelle dans les affaires criminelles. La Convention des Nations Unies de 1988 sur le trafic de stupéfiants inclut également des dispositions concernant le blanchiment d’argent. La convention onusienne dite de Palerme contre la criminalité transnationale organisée, élaborée en 2000, demeure aujourd’hui le texte de référence de la communauté internationale en la matière.
Au niveau de l’Union Européenne, l’adoption de l’Acte unique en 1987, prévoyant l’abolition des frontières intérieures de la Communauté Européenne et la constitution d’un espace de libre circulation pour les biens et les personnes, a suscité à l’époque de vives réactions de la part de certains professionnels de la sécurité qui redoutaient la création d’une « Europe passoire » aux crimes en tout genre. La nécessité d’accompagner toute ouverture des frontières de mesures corollaires de sécurité a été un discours politiquement efficace dans la préservation de certaines entités professionnelles tels que les douaniers qui appréhendaient la fin de leurs prérogatives. Ainsi, l’espace européen de libre circulation s’est-il accompagné de la mise en place d’instruments de coopération policière et judiciaire au sein des accords de Schengen. L’élaboration d’une politique européenne fondée sur trois piliers distincts en 1999 marquait en outre le développement d’une stratégie dédiée aux enjeux de Justice et Affaires intérieures. Depuis, l’UE n’a cessé de développer et de multiplier les actions et les instruments contre la criminalité transnationale et le terrorisme, et ce jusqu’aux plus récents développements d’une stratégie de sécurité intérieure, adoptée en 2010 dans le cadre du programme de Stockholm. Le G8, quant à lui, a depuis 1995 mis en place de nombreux groupes de travail autour de ces thématiques, rassemblés au sein du Groupe de Lyon/Rome. C’est ainsi que l’on peut parler de la mise en place d’une forme de gouvernance de la sécurité au niveau international.
La préparation, la négociation, la discussion de ces textes érigés en normes internationales sont incarnées par des groupes d’acteurs (qualifiés tour à tour de groupes de travail, de groupes d’experts, de focus group, de comité spécial, etc.), plus ou moins formels et connus, qui méritent une attention toute particulière. La mise en place de ces groupes internationaux dévolus aux questions de sécurité n’est certes pas nouvelle (Anderson, 1995 ; Deflem, 2002). Elle ne constitue pas plus une simple réponse mécanique à des menaces qui seraient ‘nouvelles’ et leur nouveauté supposée demeure un objet de débat en sciences sociales (Bigo, 2003). Néanmoins, la configuration géopolitique post-guerre froide, la publicité donnée aux discours politiques d’amalgame des menaces diffuses et transnationales, ont contribué très certainement à offrir un nouveau souffle et une raison d’être à la multiplication de ces groupes, organismes et autres officines internationaux. Les années 1990 ont vu l’intensification de réseaux professionnels et personnels, tant au niveau européen qu’au niveau transatlantique (Nadelmann, 1993 ; Bigo, 1996). En appuyant et en renforçant l’impératif de coopération autour de ces orientations, les discours politiques ont eu en effet des répercussions considérables sur la définition du rôle et des responsabilités de la police, des magistrats, des services d’investigations, mais aussi de la diplomatie. Depuis lors, policiers, magistrats, diplomates, doivent gérer l’internationalisation du monde, et certains analystes vont jusqu’à parler de l’émergence d’une ‘bureaucratie transnationale’ (Sheptycki 2005).
Parmi ces innombrables groupes d’acteurs, certains ont fait l’objet de travaux de recherche et l’analyse de l’internationalisation des activités de policing a donné lieu à d’heuristiques travaux en criminologie, mais aussi en relations internationales et en science politique. Les premiers pas des services d’Interpol (Deflem 2002), les groupes de travail de l’UE (Anderson, 1995 ; Bigo, 1996), les groupes d’experts du G8 (Scherrer, 2009), l’internationalisation de certains services de police (Andreas & Nadelmann, 2006) ont ainsi fait l’objet de nombreuses études offrant une compréhension plus fine de la genèse et des développements de ces acteurs du policing transnational.
Échanges, collaborations, coopérations
Les activités de ces groupes d’acteurs se sont d’abord concentrées sur les thématiques suivantes : trafic de stupéfiants, d'armes à feu, crimes liés à l’immigration clandestine, corruption. Les moyens d’actions pour contrer et prévenir ces crimes ont surtout été mobilisés dans ces domaines : lutte contre blanchiment d’argent et la falsification des documents d’identité et de transports, l’échange de renseignements, la coopération judiciaire dans les affaires pénales, la mise en place de structures opérationnelles transfrontalières et la promotion de techniques spéciales d’enquête. Plus récemment sont apparus de nouveaux secteurs de prédilection, liés notamment au renouveau de la lutte contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001 et à la diffusion massive des nouvelles technologies (Dupont, 2003) : le financement du terrorisme, la radicalisation, la protection des infrastructures, le cyberterrorisme/cybercriminalité, mais aussi la protection des enfants contre l'exploitation sexuelle sur Internet, les fraudes et délits économiques, et enfin les crimes environnementaux.
Les agents chargés de ces questions sont bien souvent des fonctionnaires issus des services de police, de justice, mais aussi de la diplomatie et des finances. Parmi ces groupes d’acteurs du policing transnational, certains sont professionnellement uniformes (réunions de magistrats pour les groupes spécialisés dans les coopérations judiciaires, ou seulement de policiers pour des aspects plus opérationnels), et d’autres font délibérément intervenir différentes compétences et expertises professionnelles, à l’instar du groupe de Lyon/Rome du G8 spécialisé dans les questions de criminalité et de terrorisme (Scherrer, 2009), tout comme le tout récent «Comité permanent de coopération opérationnelle en matière de sécurité intérieure» (COSI) de l’UE qui regroupe à la fois des acteurs des États membres issus de ministères reconnus compétents et des représentants des agences européennes Europol, Eurojust, et Frontex. Les services diplomatiques ont par ailleurs un rôle souvent central dans l’organisation de ces groupes, dans la négociation des réunions, et dans les processus de centralisation des archives. D’ailleurs, la plupart des gouvernements occidentaux se sont munis, au sein de leurs diplomaties respectives, de pôles ou de départements dédiés aux questions de sécurité internationale.
Comme souligné précédemment, ces acteurs du policing transnational travaillent de concert à la facilitation des échanges de savoir-faire (que ce soit en termes d’apprentissage de bonnes pratiques, de knowledge transfer dans les champs d’activité concernés ou de données policières plus confidentielles) et à la mise en place d’accords bilatéraux ou régionaux afin de favoriser, légaliser et d’entériner les formes de coopération et de collaboration.
L’échange de bonnes pratiques et de savoirs constitue un aspect très important de ce policing transnational, créant un fond de références et de normes communes au niveau international. Dans le domaine de la justice, il s’agit surtout d’homogénéisation des procédures d’enquête et de poursuite. La mise en place d’instruments uniformisés est ainsi centrale dans l’adoption de traités d’extradition, ou dans les modalités des enquêtes transfrontalières. Les débats anciens sur le mandat d’arrêt européen ou les débats plus actuels sur la mise en place d’un procureur européen sont autant de signes que le policing transnational adopte des contours de plus en en plus formels, au niveau européen, mais aussi par le biais de traités inter-étatiques ou d’accords de principes négociés lors de ces réunions internationales. Dans le domaine de la police stricto sensu, le policing transnational s’organise autour, là encore, de l’échange des expériences et des savoirs et de la mise en commun de la formation, mais aussi des activités de renseignement. C’est l’UE qui offre à ce niveau les exemples les plus aboutis de ces pratiques. Outre la coopération opérationnelle ponctuelle, notamment au cours d’enquêtes transfrontalières, l’UE a mis en place un Collège Européen de Police, le CEPOL, visant à harmoniser les pratiques policières, mais aussi à éduquer les fonctionnaires de police des États membres à l’harmonisation et à l’européanisation de la lutte contre la criminalité et le terrorisme. Souvent critiqué pour son absence de visibilité et pour le manque de transparence de son budget, le CEPOL est néanmoins en passe de devenir, avec l’adoption du programme de Stockholm en 2010, un instrument primordial du policing transnational au niveau européen. L’importance croissante de l’intelligence-led policing est également à prendre en compte dans le travail des services de renseignement au niveau international. Ce type de policing, axé sur la prévention des crimes, et notamment des actes terroristes, s’assimile de plus en plus à de la prédiction basée sur le recueil, la centralisation et/ou l’échange de renseignements.
Malgré le caractère moralement contestable de ces mesures, et les inhérentes difficultés juridiques entourant ces notions de prévention/prédiction/préemption, de nombreuses négociations et accords ont été promus et mis en place afin d’organiser ce recueil et ces échanges de données. Au sein de l’UE, cela prend la forme de systèmes d'information formalisés et opérationnels (Système d’Information Schengen – SIS II, Visa Information System – VIS, EURODAC – fichier d’empreintes digitales). Au niveau bilatéral, un exemple qui ne cesse de susciter la polémique, notamment au niveau du Parlement Européen, concerne le transfert aux autorités nord américaines de fichiers des passagers détenus par les compagnies aériennes (Passenger Name Records - PNR), qui a fait l’objet d’accords successifs entre l’UE et les États-Unis, l’Australie et le Canada. L’absence de transparence entourant l’organisation et les bases légales de cet intelligence-led policing au niveau transnational, et la question de l’interopérabilité des systèmes d’information, n’est en effet pas sans créer de tensions, et ce notamment en raison des différentes atteintes aux libertés individuelles que ces pratiques sous-tendent (Scherrer, Guittet & Bigo, 2010). Les débats ont été ainsi nombreux autour des questions de balance entre liberté et sécurité dans la lutte contre le terrorisme, et autour de mise en place de pratiques d’exception pas, peu, ou mal encadrées du point de vue juridique. Le Traité de Lisbonne (2007) et le programme de Stockholm de l’UE (2010) tentent d’ailleurs de rétablir l’équilibre (en séparant les Directions Générales Justice/Affaires Intérieures et en introduisant la codécision dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, offrant un droit de regard plus conséquent du Parlement Européen), sans toutefois rassurer les défenseurs des libertés individuelles, civiles et des droits de l’homme.
Transformations et nouvelles dynamiques
La compréhension et l’analyse du policing transnational constituent des champs d’études ouverts et encore en friches (Goldsmith & Sheptycki, 2007 ; Bowling & Murphy, 2010). Cela tient, en effet, non seulement à la difficulté de recueillir des données sur ceux qui constituent le policing et sur la nature de leurs activités, mais aussi de tenir compte des transformations et reconfigurations permanentes des espaces de production de la sécurité au niveau international. La pluralisation des acteurs, en outre, devient un élément perturbateur du schéma classique de la diplomatie d’État en matière de policing transnational (Scherrer & Dupont, 2010). Si les fonctionnaires étatiques demeurent le plus souvent centraux dans les groupes d’experts évoqués précédemment, l’ouverture à des acteurs privés complexifie considérablement le tableau général. A ce titre, il convient de citer le Groupe de Lyon/Rome du G8, et la mise en place de partenariats publics/privés dans le cadre de la lutte contre le cybercrime. En effet, ce groupe est à l’origine de l’organisation d’une série de conférences et de réunions visant à établir un dialogue et un partenariat entre les industriels et les États. Ces conférences ont parfois réuni plus de trois cents responsables publics et privés. Parmi eux, des représentants des entreprises de télécommunications, des représentants des entreprises de lecteurs de carte à puces, des opérateurs de certification, des courtiers d'assurance pour sites de commerce électronique, mais aussi des agents de compagnies de voyages en ligne. Il est d’ailleurs particulièrement pertinent de souligner que ces conférences ont fait surgir des débats intéressants autour des thèmes de la «co-régulation» dévolue au secteur public et au secteur privé. Il existe d’autres cas de figure donnant à voir une dissociation de l’autorisation de la sécurité et de sa production, notamment dans le domaine de la lutte contre le blanchiment d’argent (et l’implication des acteurs des secteurs bancaires et de certaines professions libérales), et le financement du terrorisme (avec la participation de fondations privées).
Afin d’analyser la complexité des mécanismes de circulation des savoirs et des pratiques à l’échelle internationale en matière de policing, il existe néanmoins un certain nombre de cadres conceptuels pertinents permettant de s’affranchir d’une lecture simpliste des enjeux. À cet égard, on peut citer les approches en terme de bureaucraties internationales proposées par les tenants de l’analyse criminologique critique (Bowling & Murphy, 2010 ; Deflem, 2002 ; Sheptycki, 2005), les approches sociologiques développées en Relations Internationales autour du concept de champ des professionnels de la sécurité (Bigo, 2007), mais aussi les analyses en termes de gouvernance nodale (Burris, Drahos & Shearing, 2005). Ces différents points de vue ont en commun de réfuter l’argument fonctionnaliste faisant du policing transnational le revers et la réponse à la criminalité transnationale. Ils offrent des perspectives pour analyser les phénomènes de mobilité de ces acteurs qui voyagent d’un groupe à un autre, d’un continent à l’autre, pour les recenser et les cartographier en tenant compte de leur diversité, positionnements, compétences et ressources mobilisées, mais aussi afin de comprendre leur impact non seulement sur la diffusion de normes et de pratiques anti-criminalité sur la scène internationale mais aussi sur les pratiques de policing au niveau national.
Références
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- Burris, Scott, Drahos, Peter, Shearing, Clifford (2005). Nodal Governance. Australian Journal of Legal Philosophy 30: 30-58.
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- Sheptycki, J. (2005). En quête de police transnationale. Vers une sociologie de la surveillance à l’ère de la globalisation. Bruxelles : De Boeck & Larcier
- Sheptycki, J. (ed.). (2000). Issues in Transnational Policing. London: Routledge.
Profilage racial
Publié par BD-SLL
On appelle « profilage racial » (ethnic profiling) l’emploi de généralisations fondées sur l’ethnie, la race, la religion ou l’origine nationale supposées plutôt que sur des preuves matérielles ou le comportement individuel pour fonder la décision de contrôler l’identité d’une personne ou d’engager des poursuites, et plus généralement pour toute activité de contrôle, de surveillance ou d'investigation. L’expression « profilage » vient de la diffusion dans le langage courant de techniques propres à l’analyse criminelle, qui vise à repérer des profils atypiques ou singuliers depuis des bases de données individuelles en vue d’orienter les enquêtes. Le président américain Bill Clinton a naturalisé l’emploi du terme en déclarant que « le profilage racial est tout le contraire d’une bonne pratique de police, laquelle repose sur des faits établis et non sur des stéréotypes. Le profilage est une mauvaise méthode, il est destructeur et il doit cesser » (cité in Melchers 2003, p. 359). L’expression s’apparente en France à celle de discriminations à raison de la couleur de peau, de l’apparence physique, de l’origine nationale supposée.
Aujourd’hui, les travaux, tant qualitatifs que quantitatifs, sur ces questions sont depuis la commission Kerner innombrables aux États-Unis (Rice & White 2010). Ils ont été plus tardifs en Grande-Bretagne, dans le sillage de la commission de Lord Scarman, au début des années 1980 (Rowe 2007). Ils sont beaucoup plus récents et sporadiques en France ou au Canada (Tremblay 1999, Jobard 2007). L’essentiel des recherches porte sur la question de l’objectivation même du profilage.
C’est que l’objectivation des pratiques bute sur un problème considérable, qu’illustre par exemple le débat autour de l’affirmation par le Toronto Star en 2002 que les policiers de Toronto pratiquent le profilage. Les journalistes ont montré sur la base de documents policiers que les Noirs représentaient 33% des personnes stoppées au cours d’opérations de contrôle routier, alors qu’ils ne constituent que 8% des habitants de la ville. De même, 24% des personnes arrêtées pour simple détention de drogue étaient des Noirs. Les écarts étaient suffisamment amples pour constituer des cas de profilage.
Cette publication, contre laquelle la police engagea des actions en justice, butait sur le problème majeur en matière de profilage : le dénominateur. La difficulté est en effet double en matière d’objectivation quantitative : quelles données relatives aux populations visées collecter? à quelle population de référence les comparer?
Concernant les données pertinentes, on accepte dans certains pays (essentiellement les pays de common law) de collecter des données à caractère « racial » ou « ethnique » et/ou l’on dispose de dossiers de police faisant état de l’identification raciale des personnes contrôlées ou arrêtées. Plane néanmoins sur ces documents le soupçon qu’ils ne mentionnent pas toutes les personnes contrôlées, mais seulement celles pour lesquelles les policiers pouvaient invoquer une raison légitime de contrôle. Dans tous les autres pays, c’est au chercheur de construire ses propres outils d’objectivation ; soit à partir d’observations standardisées, soit à partir de reconstructions fondées sur les noms et/ou les lieux de naissance, ou encore les photographies tirées des fichiers policiers.
Le problème de la population de référence est quant à lui le même dans les deux systèmes. Le recensement national avec identifiants ethniques des individus est en la matière d’un maigre secours. La population d’une ville ou d’un pays n’est en effet pas la population de référence pertinente. Dans le cas des contrôles routiers, la population pertinente est celle des automobilistes empruntant les voies contrôlées aux moment des contrôles ; et cette population n’est pas celle des habitants recensés (qui n’est pas plus celle des individus se promenant dans les aires d’échange de drogue aux horaires des transactions en question). L’équipe de Peter Waddington a comparé dans deux villes anglaises les données policières concernant les personnes contrôlées et la composition raciale des villes sur la base du recensement (Waddington 2004). L’écart était substantiel. Mais ils ont ensuite mesuré la composition de la population « disponible au contrôle » (available population), en observant de manière systématique les aires contrôlées aux heures de contrôle, et en doublant ces observations du codage des images tirées des caméras de vidéosurveillance. Cette fois, il n’y a plus d’écart entre population contrôlée et population disponible. Ron Melchers, dans sa critique de l’enquête du Toronto Star, estimait que tenir la population recensée pour la population de référence constitue la « pire méthode » possible… (Melchers 2003).
Dans une recherche que nous avons menée à Paris en 2007-08 (Open Society, 2006; Lévy & Jobard 2010), nous avions dû déployer des moyens particulièrement coûteux pour constituer la population de référence : poster des observateurs à tous les points d’entrée des lieux enquêtés et relever les caractéristiques des personnes entrantes sur ces lieux. Environ 37.000 personnes ont été ainsi codées, qui comparées aux 525 contrôles d’identité que nous avions collectés (à l’insu des policiers qui les pratiquaient), témoignaient d’un écart substantiel entre population disponible et population contrôlée ; cette dernière étant bien plus masculine, jeune, habillée de manière typiquement jeune et relevant de minorités visibles, que la population disponible, et ce tant sur les lieux avec faible présence de minorités que sur les lieux avec forte présence de minorités. Nos résultats tranchaient avec ceux de Waddington, et étaient plutôt comparables à ceux observés dans le métro de Moscou quelques années plus tôt sur la base d’une méthode identique (Open Society 2006).
Le problème du dénominateur, ou de la population de référence, n’est pas un simple problème méthodologique : la population de référence constituée par le chercheur porte en elle une représentation implicite du mandat de la police. Le mandat de la police peut être celui de ne pas profiler. Le mandat de la police peut être, au contraire, de cibler des populations tenues pour dangereuses ou délinquantes. Si l’on retient cette dernière perspective, il faut constituer une population de référence reflet de la population de délinquants ou fauteurs de trouble. Dans le cadre du contrôle routier, par exemple, cette population de référence doit être représentative de ceux qui commettent des excès de vitesse ou dont le véhicule présente des défauts visibles, et non pas des automobilistes en général. L’Américain John Lamberth s’est livré sur les autoroutes du Maryland et du New Jersey à cet exercice (uniquement sur les excès de vitesse) en faisant rouler son véhicule à la vitesse maximale autorisée sur le tronçon sur lequel sévissaient des policiers et en notant les caractéristiques des automobilistes qui les doublaient. Lamberth a montré que l’écart constaté entre population stoppée et échantillon d’automobilistes reste significatif lorsque l’on substitue l’échantillon d’auteurs d’excès de vitesse (violators’ benchmark) à l’échantillon d’automobilistes (Kadane, Lamberth 2009). D’autres auteurs ont cherché à affiner la population de référence dans le cas de contrôles de piétons. Ridgeway et MacDonald (2009) ont montré que 53% des piétons contrôlés à New York sont des Noirs, alors mêmes que ceux-ci ne constituent que 24% de la population de la ville. Mais en constituant pour population de référence la population constituée par les auteurs d’infraction (y compris non élucidées : population de référence = interpellés + suspects), l’écart s’inverse en ce qui concerne les Noirs, dont la proportion est moindre dans la population contrôlée que dans la population délinquante. On peut aussi estimer que la police a historiquement pour fonction la protection des populations dominantes (racial threat theory). Dans ce cas, c’est moins la population de référence qui est en jeu que la composition du quartier dans lequel les policiers patrouillent. On a ainsi pu mesurer, aux États-Unis, que les Noirs sont sur-contrôlés dans les quartiers à majorité blanche, mais qu’ils ne l’étaient pas dans les quartiers où les Blancs sont en minorité ; comme si l’enjeu des contrôles, conformément à la racial threat theory, est bien de surveiller l’intrus, le stranger plus que le foreigner. Ce profilage peut ne pas jouer, ou alors de manière très tempérée, dans les décisions d’interpeller lors du constat d’un délit flagrant : l’équipe de Pierre Tremblay avait noté que les décisions des policiers sont plus sévères dans les quartiers noirs de Montréal que dans les quartiers blancs, mais cette sévérité est plus forte pour les Noirs et pour les Blancs (Tremblay 1999).
La boîte des problèmes méthodologiques n’est par ailleurs pas définitivement refermée lorsque le problème du dénominateur est réglé. Reste le problème classique dans le domaine de la discrimination des effets de composition, problème que l’on rapprochera de la notion juridique de discrimination indirecte, à l’œuvre dans l’Union européenne, ou de la notion politique de racisme institutionnel, développée en Grande-Bretagne (Rowe 2007). Lorsque l’on constate que des minorités visibles sont sur-contrôlées au regard de la population disponible, il faut s’assurer que cet écart n’est pas imputable à un effet de construction des variables : si l’on ne définit les individus que par la variable ethnique, on a toutes les chances de la voir jouer un rôle important. Dans la recherche sur Paris, nous avions ainsi introduit une variable « sac porté » (compte tenu de l’importance des dispositifs anti-terroristes) et une variable «tenue vestimentaire» (compte tenu de l’importance aux yeux des policiers des vêtements comme signaux d’appartenance à des groupes pertinents, les diverses tenues hip-hop étant ici primordiales). Et, au final, s’il n’est pas déraisonnable de formuler un diagnostic de profilage, il reste très difficile de distinguer la part respective des variables âge, race, tenue, genre, puisque la plupart des personnes contrôlées sont des jeunes hommes sans sac issus de minorités visibles habillés hip-hop… et que dans la population disponible, deux tiers des personnes habillées hip-hop relèvent de minorités visibles. D’un point de vue méthodologique, il est nécessaire de disposer d’un grand volume de contrôles d’identité pour effectuer les calculs permettant d’isoler les effets propres de chacune des variables (la même remarque vaut, incidemment, pour les prétendues sciences actuarielles visant l’établissement de profils types de tueurs en série ou de prédateurs sexuels).
Ce souci n’est pas seulement méthodologique, mais soulève la question politique (ou juridique) des effets incidents, éventuellement non désirés, des doctrines policières : si l’on enjoint à la police parisienne (ou aux polices américaines) de renforcer les contrôles visant les jeunes fauteurs de trouble des cités de banlieue, supposés habillés hip-hop (ou de déclarer la « guerre à la drogue »), on accroîtra les chances de voir la police à Paris se concentrer principalement sur les Noirs et les Maghrébins (ou les polices américaines sur les Noirs). L’établissement de profils non raciaux peut susciter le sur-contrôle des minorités visibles. Notons que l’établissement de critères absolument libres de tout biais racial est particulièrement difficile dans un domaine où (à la différence des politiques scolaires ou d’emploi, par exemple) le travail de la police est sur la voie publique principalement un travail fondé sur le décryptage des apparences, sur une sémiologie (Brodeur 2003).
Le contrôle n’est pas la seule modalité d’expression du profilage : toute décision policière est susceptible de révéler des biais de sélection au préjudice d’un groupe ou l’autre, même si l’expression de « profilage » incite à se concentrer sur les mécanismes de sélection à ciel ouvert (dans un océan de données ou de piétons) plutôt que sur des mécanismes décisionnels dans des procédures judiciaires (par exemple : placer en garde à vue). Les recherches nord-américaines sur le « comportement des agents chargés de l’application de la loi » (selon l’expression de Donald Black « behavior of law ») sont là considérables. Dans l’espace francophone, ces recherches ont été plus rares. On a relevé la recherche de Pierre Tremblay sur l’écologie des arrestations policières. On notera, en France, l’émergence de cette problématique à la fin des années 1970, puis après un long répit au milieu des années 2000. La thèse de M.-C. Desdevises portant sur l’examen de 153 dossiers judiciaires à Nantes suggérait que « le groupe algérien fait beaucoup plus souvent l'objet de mesures de détention provisoire, sans que cette différence de traitement tienne aux caractéristiques de sa délinquance ou de sa situation sociale » (in CFERS 1980, p. 81). Une enquête dirigée par Annina Lahalle (in CFERS1980) portant sur 386 dossiers de mineurs délinquants sur lesquels les policiers ou les gendarmes étaient amenés à formuler des appréciations de personnalité (parmi lesquels 36,5% de mineurs maghrébins) montrait que "la police a une attitude nettement plus répressive que les travailleurs sociaux quand il s'agit de mineurs maghrébins", et qu’elle ne recommandait notamment presque jamais de mesure éducative. La thèse de René Lévy concluait quant à elle, sur la base d’une analyse multivariée, que « Dans sa composition ethnique, la population déférée n’est pas identique à la population mise en cause par la police. Et de même, cette dernière se distingue de ce point de vue de la population d’ensemble au sein de laquelle elle est prélevée. La cause de ces différences réside dans les pratiques policières sélectives qui sont mises en œuvre tant au stade de la prise en charge des affaires et des personnes, qu’au stade des décisions cruciales prises ultérieurement » (Lévy 1987, p. 145).
Au milieu des années 2000, la préoccupation quantitative pour ces questions a de nouveau émergé avec la recherche de Lévy et Jobard sur les contrôles d’identité, et celle de Jobard et Névanen (2007) sur les discriminations judiciaires qui montrait que toutes choses égales par ailleurs les policiers étaient plus susceptibles de se constituer partie civile (et ainsi favoriser le prononcé d’une peine plus sévère) contre les Maghrébins ou les Noirs lorsqu’ils sont victimes d’agression physique ou verbale (Jobard 2009). Dominique Duprez et Michel Pinel ont, quant à eux, montré le caractère plus sélectif des épreuves subies par les candidats maghrébins (surtout hommes) au métier de policier (Duprez et Pinet, 2001).
Quoiqu’il en soit, le profilage ou, pour le dire plus largement, les pratiques différenciées des policiers selon les groupes, est un élément majeur de la crise de légitimité des polices auprès des minorités. Les enquêtes menées aux Etats-Unis montrent que les minorités restent convaincues de la prévalence élevée des pratiques de profilage, même lorsque les individus interrogés déclarent ne pas avoir été eux-mêmes contrôlés ni avoir subi quelque mesure de police. La force des expériences vécues ou des expériences rapportées par des proches pèse sur les jugements exprimés, qui obèrent à leur tour des chances de réussite des politiques mises en place pour lutter contre ce phénomène estimé à partir des années 1980 dans les pays de common law comme très corrosif pour l’action des forces de police. L’histoire de longue durée de la relation entre policiers et minorités est telle que si un Noir se voit contrôlé, alors même que les contrôles se révèlent être effectués sur une base parfaitement aléatoire ou représentative de la population disponible, le récit qu’il sera susceptible d’en faire insistera sur le fait qu’il aura été contrôlé en tant que Noir– et comment pourrait-il en être autrement dès lors qu’il n’a aucun moyen de vérifier que l’ensemble des contrôles effectués ce jour-là n’ont pas été discriminatoires ? Son récit relancera alors auprès de ses proches la conviction selon laquelle le profilage reste une pratique fondamentale de la police. C’est en ce double sens que la police joue avec les apparences : son travail repose sur une sémiologie particulière de l’espace public, mais ce qu’elle donne à voir est une pièce maîtresse de sa légitimité. Les politiques visant à limiter les pratiques de profilage, outre qu’elles se déploient dans un espace où la loi, généralement, entretient un flou certain sur ce qu’il autorisé de faire, butent sur le legs de la police et ses relations historiques avec les minorités.
Septembre 2010
Références
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Gouvernance de la sécurité
Publié par BD-SLL
Le concept de gouvernance de la sécurité reflète la prise de conscience par les criminologues, les politologues et les sociologues que la production de sécurité dans les sociétés modernes ne relève pas de la responsabilité exclusive de l’État, mais qu’elle résulte au contraire d’une prolifération d’acteurs publics, privés et hybrides qui y contribuent de manière significative. Les recherches menées à partir des années 1970 ont en effet démontré à quel point le rôle joué par la sécurité privée avait été jusque là négligé, et dans quelle mesure la notion classique d’un monopole étatique en matière de production de sécurité manifestait un fétichisme institutionnel qui ne reflétait plus une réalité complexe.
La gouvernance, qui est définie par le Dictionnaire des politiques publiques comme « un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions, en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement » (Boussaguet et al. 2004 : 243), ne concerne bien entendu pas seulement le domaine de la sécurité. D’autres secteurs traditionnels de l’intervention étatique comme l’éducation, la santé, le logement social, les transports ou l’accès à l’emploi ont aussi été soumis à de profondes reconfigurations de leurs modes de gouvernance au cours des dernières décennies (Gaudin 2002).
La gouvernance de la sécurité est généralement abordée à travers deux cadres d’analyse complémentaires. D’abord, le concept de gouvernance offre aux chercheurs une boîte à outils leur permettant de décrire avec plus de nuances la multiplication d’acteurs et d’interactions qui contribuent à la production de sécurité dans toute sa complexité. Cette approche empirique s’accompagne souvent d’une dimension normative qui se traduit par un jugement de valeur porté sur les bénéfices – ou au contraire les périls – inhérents à cette pluralisation des modes de production de la sécurité.
Les configurations empiriques de la gouvernance de la sécurité
Loin de représenter un concept «mythologique» qui n’existerait que dans les textes abstraits des chercheurs qui l’étudient (une sorte de licorne ou de sirène théorique), la gouvernance de la sécurité se manifeste au quotidien par le biais de configurations institutionnelles caractérisées par leur diversité et leur capacité d’adaptation «adhocatrique» (Hassid, 2005. Qu’il s’agisse de la présence d’agents de sécurité dans les espaces publics ou privés recevant du public (les propriétés privées de masse), de la commercialisation de services policiers à des autorités parapubliques ou à des intérêts privés, ou encore des échanges constants de données et de renseignements criminels entre acteurs publics et privés qui rythment notre vie quotidienne dans la «société du risque» (Ericson et Haggerty 2001), la gouvernance de la sécurité nous est plus familière qu’on ne l’imagine de prime abord.
Trois grandes structures institutionnelles (l’État, le marché et les réseaux) sont généralement associées à des formes distinctes de gouvernance. Ces idéaux-types qui sont étroitement imbriqués dans la réalité reflètent des modalités de pilotage spécifiques. Dans le modèle étatique, la gouvernance de la sécurité prend ainsi la forme d’un mode d’organisation vertical où l’autorité législative et administrative de l’acteur public dominant (la police) s’exerce sur les autres acteurs de la sécurité, qu’ils soient parapublics, communautaires ou privés. Dans le modèle de marché, qui a connu une forte expansion depuis le début des années 1970 dans le monde occidental, la gouvernance de la sécurité est structurée par la loi de l’offre et de la demande. Si le marché se caractérise par une logique de compétition qui permet d’offrir des services variés à moindre coût, il introduit également de profondes inégalités dans l’accès au bien public qu’est la sécurité en excluant les plus démunis. Les réseaux constituent enfin la troisième structure institutionnelle de gouvernance. Reposant sur des relations horizontales de réciprocité entre leurs membres et plus flexibles que les structures bureaucratiques traditionnelles, les réseaux permettent la mise en place de mécanismes de gouvernance qui incluent aussi bien des acteurs publics que privés, au niveau local, national et international.
Concrètement, la gouvernance de la sécurité s’exprime à travers les interdépendances de ces trois grandes structures institutionnelles. Par exemple, dans les États fortement centralisés où les acteurs publics occupent une position dominante, le rôle du marché dans la gouvernance de la sécurité sera souvent moins prononcé que dans les systèmes décentralisés, où il constituera une alternative attractive à des acteurs publics fragmentés et par conséquent plus faibles. De la même manière, la capacité des réseaux à gouverner la sécurité, ainsi que leur composition et leurs modes de fonctionnement seront influencés par la place respective qu’occupent l’État et le marché. Des États forts favoriseront l’émergence de réseaux publics tissant des liens entre les acteurs locaux et nationaux (Ocqueteau 2004), alors que des États faibles se prêteront mieux à la constitution de réseaux mixtes ou majoritairement privés qui auront vocation à renforcer ou même à se substituer à une offre publique insuffisante (Dupont, Grabosky, Shearing et Tanner 2007).
Comme nous l’avons déjà mentionné, ces trois structures institutionnelles abritent une pluralité d’acteurs organisationnels qui vont remplir les fonctions de mandants ou de prestataires de sécurité. Alors que les mandants identifient les besoins en sécurité et les ressources disponibles pour y répondre, les prestataires fournissent à ces derniers le large éventail des services requis. On retrouve parmi les mandants des autorités politiques locales (municipalités) ou nationales (ministères), des entreprises, des communautés résidentielles, des communautés d’intérêts (politiques, religieux, ethniques, culturels), ou encore des individus. La catégorie des prestataires comprend quant à elle les services de police, les services publics d’application de la loi (douanes, services de renseignement, administrations fiscales, sécurité routière, etc. – par exemple l’énumération de 79 catégories d’agents administratifs dotés de pouvoirs de police faite par Lascoumes et Barberger (1986, p. 288) pour la France), les organismes gouvernementaux ou communautaires de prévention, les services de sécurité internes des entreprises, les agences de sécurité privée (gardiennage, consultants, intelligence économique), ainsi que les groupes d’autodéfense et même dans certains cas des groupes criminels. Si les fonctions de mandant et de prestataire sont généralement assumées par les mêmes acteurs dans le modèle étatique, les structures du marché et des réseaux se caractérisent par une plus grande dispersion des responsabilités.
Une dernière dimension empirique de la gouvernance de la sécurité concerne la nature des liens qui unissent les divers acteurs mentionnés plus haut. On distingue cinq modes relationnels qui vont permettre la coordination et la régulation des mandants et des prestataires de sécurité : l’obligation (ou « tierce police »), la délégation, la vente, l’échange et le don. L’obligation se traduit par la contrainte qu’une organisation fait peser sur des tierces parties afin d’obtenir de leur part le comportement désiré, comme la transmission d’informations concernant des transactions financières suspectes, la mise en œuvre de dispositifs spécifiques de prévention du crime, ou encore le respect de certaines normes de sécurité lors de l’organisation d’événements culturels ou sportifs. La délégation reflète le transfert de fonctions traditionnellement assumées par des acteurs étatiques à des acteurs hybrides ou privés, moyennant le versement de redevances par l’État ou l’octroi d’un privilège de prélèvement direct auprès des usagers du service délégué. Ainsi, dans les pays où la gestion et l’entretien des radars automatisés de vitesse sont confiés à des entreprises, ces dernières perçoivent un pourcentage des amendes perçues auprès des automobilistes en infraction. Nous avons vu plus haut que la vente est le mode de relation privilégié dans la structure de marché entre acteurs privés. Cependant, les acteurs publics y ont également recours de plus en plus fréquemment, aussi bien à titre d’acquéreur (sous-traitance de certaines tâches comme la détention ou le transfert de prisonniers à des entreprises) que de vendeur (commercialisation de services de formation, de patrouille ou d’enquête à des intérêts parapublics ou privés). Ce recours croissant des acteurs publics à la vente vise en partie à compenser les coupures budgétaires auxquelles ces derniers sont parfois confrontés. Le don obéit à la même logique lorsqu’il prend la forme d’un parrainage d’acteurs publics par des intérêts privés, qu’il s’agisse de la mise à disposition de locaux, d’équipements ou de compétences professionnelles à titre gracieux. Le don est également répandu dans le secteur communautaire, où de nombreux programmes de prévention sont par exemple subventionnés par des compagnies d’assurance ou des entreprises locales. L’échange se manifeste enfin par le partage bilatéral ou la mutualisation de ressources matérielles, humaines et d’informations. L’échange repose sur la réciprocité dont font preuve les participants et comporte un faible degré de contrainte entre ces derniers. Il implique donc un niveau préalable de confiance suffisamment élevé entre les acteurs.
Ces cinq formes relationnelles sont fortement influencées par les structures institutionnelles au sein desquelles la gouvernance se déploie. Ainsi, on rencontrera l’obligation plus fréquemment dans les États forts disposant de polices centralisées, alors que la vente sera privilégiée dans les sociétés où l’État providence est moins affirmé. On retrouve enfin plus fréquemment le don, l’échange et la délégation dans des contextes où les réseaux de sécurité fonctionnement de manière routinière (Dupont 2007).
Les enjeux normatifs de la gouvernance de la sécurité : marginalisation ou centralité de l’État
Nous nous sommes jusqu’ici limités à présenter les différents outils analytiques permettant de décrire les diverses configurations que peut prendre la gouvernance de la sécurité – ou les dysfonctionnements qui les accompagnent (Gautron 2010). Toutefois, ce concept n’a pas seulement une vocation descriptive, et les enjeux normatifs qui y sont associés donnent lieu à des interprétations divergentes qu’on peut regrouper en trois grands courants.
La première lecture de la gouvernance de la sécurité, inspirée par les travaux du criminologue Clifford Shearing, y voit une opportunité pour divers acteurs privés et communautaires de participer de manière plus active à la définition et à l’implantation de solutions de sécurité qui répondent mieux à leurs besoins que celles imposées de manière unilatérale par l’État. Cette gouvernance par le bas permettrait de mobiliser et de coordonner de manière plus efficace et démocratique les savoirs locaux, les technologies et les ressources de nœuds (ou nodes) institutionnels parmi lesquels l’État ne serait qu’un site de gouvernance parmi d’autres.
En réaction à cette approche « émancipatrice » de la gouvernance, à laquelle ils reprochent une marginalisation de l’État auquel se substitueraient des formes émergente de « gouvernement privé », d’autres chercheurs anglo-saxons influencés par Ian Loader (et son collègue Neil Walker) orientent leur réflexion vers un modèle plus traditionnel de gouvernance. La pluralité des acteurs impliqués n’y est pas remise en question, mais l’État y conserverait un rôle de premier plan afin de garantir l’équité dans l’accès à la sécurité et la protection des libertés individuelles (Loader 2005).
Enfin, les principaux chercheurs francophones en sociologie de la police et de la sécurité privée (Jean-Paul Brodeur, Frédéric Ocqueteau, et Dominique Monjardet notamment) ont toujours manifesté une certaine réticence face à ce concept qui aurait selon eux bien du mal à s’extraire du cadre institutionnel anglo-saxon duquel il a émergé et qui peine à intégrer un modèle d’État jacobin pourtant encore bien enraciné dans de nombreuses sociétés postmodernes.
On voit donc que si les reconfigurations des structures, des acteurs et des liens qui sous-tendent la gouvernance de la sécurité font l’objet d’une cartographie de plus en plus précise, il n’existe pas à l’heure actuelle de consensus concernant le rôle que l’État doit jouer dans ces nouveaux arrangements (Roché 2004). Si l’hypothèse de son dépérissement ne peut plus sérieusement être évoquée, son omnipotence passée en matière de sécurité est sérieusement écornée. Loin de constituer un problème, cette incertitude apparaît au contraire bénéfique dans la mesure où elle alimente l’indispensable débat démocratique sur les interactions complexes entre liberté, sécurité et justice.
Mars 2010
Références
- Boussaguet, L; Jacquot, S et P Ravinet (dirs.) (2004), Dictionnaire des politiques publiques, Les Presses de Sciences Po, Paris.
- Dupont, B (2007), « La gouvernance et la sécurité », in Cusson, M; Dupont B et F Lemieux (eds.), Traité de sécurité intérieure, HMH Hurtubise, Montréal, pp. 67-80.
- Dupont, B; Grabosky, P; Shearing, C et S Tanner (2007), «La gouvernance de la sécurité dans les États faibles et défaillants», Champ Pénal : Nouvelle Revue Internationale de Criminologie, vol. IV.
- Ericson, R et K Haggerty (2001), « La communication sur les risques, la police et le droit », Droit et Société, no. 47, pp. 185-204.
- Gaudin, J-P (2002), Pourquoi la gouvernance?, Les Presses de Sciences Po, Paris.
- Gautron, V (2010), «La coproduction locale de la sécurité en France : un partenariat interinstitutionnel déficient», Champ Pénal : Nouvelle Revue Internationale de Criminologie, vol. IV.
- Hassid, O (2005), « La gouvernance de sécurité : un concept pour un nouveau paradigme en criminologie ?», Revue Internationale de Criminologie et de Police Technique, vol. LVIII, no. 2, pp. 151-161.
- Lascoumes, P et C Barberger (1986), Le droit pénal administratif, instrument d’action étatique, Commissariat Général du Plan, Paris.
- Loader, I (2005), « Police inc., une entreprise à responsabilité non limitée?: Sécurité, gouvernance civile et bien public », Criminologie, vol. 38, no. 2, pp. 157-171.
- Ocqueteau, F (2004), Polices entre État et marché, Les Presses de Sciences Po, Paris.
- Roché, S (2004) (ed.), Réformer la police et la sécurité : Les nouvelles tendances en Europe et aux États-Unis, Odile Jacob, Paris.