Skip to main content

Les « commissions de vérité »

 

Les commissions de vérité sont des institutions temporaires visant à mettre un point final à un conflit social, souvent armé, d’une manière qui satisfasse toutes les parties au conflit, incluant les responsables d’abus et leurs victimes. Elles sont nommées « commissions de vérité » parce qu’une de leurs missions principales est de produire une version officielle de ce qui s’est passé, une « vérité » nationale. Une autre de leurs missions est de rendre justice en fonction de la vérité trouvée sur les abuseurs et leurs victimes. Il s’agit souvent (mais non exclusivement) d’appliquer un modèle ou un autre de justice réparatrice, ou « restaurative », à la fois par manque de moyens, par souci d’éviter d’ébranler le nouvel appareil politique en se frottant trop brutalement à des individus ou des groupes ayant conservé un certain pouvoir politique, ou par conviction de sa supériorité sur la justice pénale conventionnelle.

 

Nouvelles démocraties et précarité politique

Depuis quelques années, il semble qu’il soit de plus en plus question, dans les pays du monde qui font face aux séquelles de crises politiques et humanitaires majeures, d’instaurer de telles institutions, nommées « commission de vérité » avec, à l’occasion, l’ajout d’une fonction plus ou moins symbolique de « réconciliation nationale ». Dans les faits, les vocations multiples de ces institutions sont souvent incompatibles, voire contradictoires. Si l’objectif consiste à la fois à chercher la vérité et à s’assurer la réconciliation des parties, il faut s’attendre à faire face à des questions impossibles à résoudre pour la satisfaction de tous. Doit-on insister auprès des victimes pour qu’elles se réconcilient avec leurs oppresseurs ? Doit-on permettre à une commission d’émettre des citations à comparaître, de fouiller des lieux et de saisir des documents sans égard, au risque d’attiser à nouveau les cendres du conflit qu’on vient tout juste de laisser derrière ? À l’opposé, en favorisant trop la réconciliation nationale, ne risque-t-on pas de tomber dans des formes variées de négationnisme, de « stérilisation » systématique de l’histoire ?

Voilà le numéro d’équilibriste qu’ont tenté les politiciens sud-africains, au milieu des années 1990, avec la Commission vérité et réconciliation (CVR - en anglais, South African Truth and Reconciliation Commission, TRC). À ce jour, la CVR est sans doute l’accomplissement maximal du modèle, à la fois par les ressources financières et humaines engagées dans le projet, par sa durée, par l’ampleur de l’époque historique visée par l’enquête et par le nombre de personnes touchées. Elle se distingue également par ses origines parlementaires : contrairement aux autres institutions du genre (en Argentine et au Chili, par exemple), la CVR fut fondée par une loi adoptée par les membres de l’Assemblée nationale d’Afrique du Sud, qui fixait aussi ses objectifs et les modalités de son fonctionnement (Promotion Of National Unity And Reconciliation Act, 1995-34). En plus d’en faire une institution réellement publique, ceci permit également de donner à la Commission les pouvoirs d’émettre des citations à comparaître (subpoenas) et des mandats officiels permettant à ses agents enquêteurs de fouiller des lieux et de saisir des documents (pouvoirs qui furent toutefois très rarement utilisés).

Face aux auteurs d’actes jugés répréhensibles, le principe de fonctionnement de la Commission était celui de la carotte et du bâton. Pour briser le mur du silence, on offrit une amnistie inconditionnelle et complète (protection contre les poursuites criminelles et civiles. Il faut rappeler que dans le système anglo-saxon sud africain, ces deux types de procédure sont entièrement séparés et indépendants.) à tous ceux qui viendraient de leur propre gré avouer leurs fautes, expliquer les détails de ce qui s’était passé et révéler l’identité de tous ceux qui avaient participé, en particulier ceux qui avaient donné des ordres. Pour ce qui a trait aux victimes, la logique de la CVR était qu’en contrepartie de l’extinction instantanée de tous les recours légaux produite par l’amnistie, on pourrait enfin leur offrir la vérité au sujet de ce qui était arrivé. Ici, il faut comprendre que même dans les cas où les victimes savaient déjà ce qui s’était passé, le fait que cette vérité soit reprise et proclamée par une institution officielle devait produire, au-delà de la simple connaissance, la reconnaissance de leur oppression passée. Ceci était d’autant plus important pour ceux que l’ancien État avait traités de criminels et de terroristes. Enfin, la CVR était également chargée de formuler des recommandations au gouvernement sur la meilleure manière de réhabiliter et d’indemniser les victimes, incluant compensation financière, services sociaux, monuments symboliques, etc.

En règle générale, les commissions de vérité sont adoptées dans des contextes sociopolitiques extrêmement précaires, après des hostilités généralisées, des massacres à grande échelle, des périodes prolongées d’oppression gouvernementale, etc. Par conséquent, elles ont toutes deux éléments en commun. Le premier est bien sûr que l’histoire récente du pays a été marquée par des actes d’une gravité telle qu’on juge nécessaire de leur donner une réponse officielle. Le second est la fragilité perçue de l’administration de l’État. La transition politique étant récente et souvent inachevée, le gouvernement adoptant une telle institution le fait au milieu de ce qu’on pourrait qualifier d’un état de crise - même si la situation paraît tout de même relativement stable pour la population locale, qui peut, par exemple, sortir tout juste d’une guerre civile. C’est un contexte politique transitionnel où se confrontent l’insécurité à la paix relative, l’espoir au pessimisme, les attentes démesurées - qui ne manqueront pas d’être déçues - à de nouveaux droits dont on saisit encore mal la portée.

En Afrique du Sud, le premier projet de loi de la CVR fut soumis à l’Assemblée nationale quelques semaines à peine après l’inauguration du premier gouvernement démocratique. Le gouvernement nouvellement formé faisait face à une crise sécuritaire, surtout dans la province du Kwazulu, où des affrontements politiques entre l’African National Congress (ANC) de Nelson Mandela et l’Inkatha (parti zulu local) continuaient de produire des dizaines de victimes. Peu avant les élections, des groupes d’extrême droite avaient (maladroitement) tenté de s’emparer de la province du Bophuthatswana. Ainsi, malgré les revendications de plusieurs groupes insistant pour que des procès soient tenus, surtout pour les dirigeants du Parti nationaliste (National Party), la haute direction de l’ANC opta plutôt pour une approche qui risquerait moins de mettre le feu aux poudres

 

L’éthique de la vérité

En Afrique du sud, un discours éthique justifiant l’abandon de l’approche pénale conventionnelle fut assez rapidement adopté par le gouvernement, secondé d’experts, de notables et de groupes de citoyens intéressés par le concept contemporain de « justice réparatrice ». Le projet de commission de vérité fut présenté comme une incarnation de ce modèle de justice - à la fois avant-gardiste, parce qu’en pleine expansion dans plusieurs pays, et traditionnel, parce qu’on réussit à le connecter à la culture africaine ancestrale. À travers le concept d’ubuntu, mot africain exprimant la réflexivité de la nature humaine, on construisit une mythologie justificatrice sur la justice non pénale, « traditionnelle » en Afrique.

Il est aisé de constater à quel point le modèle de justice réparatrice répond aux problèmes énumérés plus haut. Premièrement, on y évitera d’accuser, de dénoncer et bien sûr de punir un grand nombre d’individus assimilés à un groupe socio-ethnique, ce qui contredirait, du moins en apparence, le nouveau discours de la réconciliation ou de la paix nouvellement gagnée. Deuxièmement, les membres du nouveau gouvernement qui auraient commis des abus dans le passé pourront également participer au processus sans risque de retombées politiques. Troisièmement, le vocabulaire de la « réconciliation nationale », pierre d’assise de la nouvelle structure du pouvoir politique, est une des clés de la notion de réparation. Enfin, autre point focal du modèle, l’amélioration de la position des victimes passera par la subordination de la nouvelle institution à leurs intérêts - c’est pour les victimes qu’on cherchera la vérité - voire, bien sûr, par le niveau plus concret du dédommagement matériel ou symbolique.

Une des caractéristiques principales des crimes de régimes autoritaires ou totalitaires est le secret dans lequel ils sont commis. Prisons secrètes, accusations secrètes, torture, disparitions. Le tout sous forme de guerre sale justifiée dans par le discours politique — et par les médias qui en chantent les louanges — comme une lutte au communisme, au terrorisme ou autre démon populaire. La mission principale d’une commission, dans ce contexte, en est une d’investigation et de redressement historique. Ainsi, le projet sud-africain, par exemple, consista à accueillir un certain nombre des responsables de l’apartheid et de ses diverses oppressions, afin d’obtenir une fois pour toutes la vérité sur le passé. On reconnaissait à cette vérité plusieurs propriétés intrinsèques et axiomatiques, dont celles de réhabiliter les victimes (en contredisant les accusations criminelles de l’ancien gouvernement), de réintégrer les responsables (puisque avec leur témoignage ils participaient au processus de réconciliation) et de prévenir un retour de l’oppression en protégeant la démocratie et en produisant des citoyens bien informés et réfractaires aux atteintes aux droits de la personne. Bref, dans le vocabulaire de la CVR, la vérité devait « rétablir l’ordre moral », parce que sous sa lumière, la différence entre le bien et le mal apparaîtrait immédiatement.

 

Persistance du pénal

Malgré le discours conciliant, la plupart des commissions de vérité reposent sur la présence de sanction pénales. Beaucoup confient leurs dossiers aux autorités judiciaires, d’autres utilisent la menace de sanction et la promesse d’immunité pour convaincre les responsables de participer. Dans certains cas l’éclosion de la vérité fait office de sanction en elle-même. Le rapport final de la CVR sud-africaine insiste encore et encore sur les tracas qu’un passage devant la Commission a pu causer aux demandeurs d’amnistie. Par exemple, dans l’introduction du rapport, le président Tutu explique comment le demandeur d’amnistie, durant sa comparution, est identifié comme criminel, stigmatisé, risquant ensuite le rejet par sa famille, par ses amis et par le reste de la société. Bref, la sanction pénale est remplacée par une sanction non officielle ; l’ordre moral continue de dépendre de la non-impunité des coupables.

Ainsi, à l’analyse ressort une image somme toute assez conventionnelle des procédures de la CVR en matière d’amnistie : formellement, l’audience ressemblait de près à un tribunal criminel et se terminait par une décision rendue par trois juristes professionnels (des juges pour la plupart) évaluant le droit et les faits dans un cadre précisément délimité par la loi. Le contenu de cette décision était bien sûr différent, aucune sanction n’étant directement imposée, mais le discours n’en resta pas moins assez proche de celui qui accompagne le système pénal commun : identifier, dénoncer et produire des conséquences négatives (indirectes) pour les coupables.

 

Le pardon comme institution nationale

Il n’en reste pas moins que l’amnistie, telle qu’on la pratique dans les commissions de vérité, est une forme de pardon officiel. Attribuée par une institution formellement chargée de la réconciliation nationale, c’est l’État attestant de la participation de son détenteur au processus de vérité et de réconciliation. Il est à noter que cette amnistie est toujours attribuée sans tenir compte de l’opinion des victimes.

Ce pardon officiel prend diverses formes selon les discours. Il peut être thérapeutique pour les victimes, rassembleur pour les communautés et protecteur pour l’État — qui nécessite un minimum de paix sociale pour parvenir à gouverner. Ainsi, du point de vue de l’État c’est le passage relativement flou du pardon individuel à la réconciliation nationale qui est de la plus immédiate importance. En tant que création de l’État, toute commission en respecte de facto ou de jure les principales aspirations et adapte ses pratiques d’investigation et/ou de justice en fonction des nécessités de la réconciliation.

 

Conclusion : quel succès ?

Les notions de réconciliation, de réparation et de vérité, sont à géométrie variable. C’est ce qui fait leur force politique, leur potentiel d’effectivement protéger la paix sociale et de permettre un discours de réconciliation nationale qui peut s’adapter aux jeux de pouvoir. Ainsi, insister sur la question de ses succès ou de ses échecs, c’est se placer dans le mauvais cadre de référence. Par exemple, sous plusieurs angles la CVR fut un succès spectaculaire. La production de son rapport dans la controverse, mal reçu à la fois par l’ANC et le NP (les deux s’adressant aux tribunaux pour empêcher sa publication), marqua la fin d’une époque. Après des années de tergiversations, le gouvernement finit effectivement par payer une compensation aux victimes identifiées par la CVR. Le pays reste en état de paix relative et aux yeux des citoyens, la criminalité commune étant infiniment plus préoccupante que les injustices passées de l’apartheid. Sans faire l’objet de poursuites judiciaires, le NP s’est doucement éteint et a rejoint les cendres de l’apartheid, autre pas vers l’élimination du passé raciste. De là à y voir les effets de la tenue d’une commission de vérité, il reste un gouffre impossible à combler.

 

Note

Une version différente ce cet article a été publiée sous : Leman-Langlois, Stéphane (2005), « Le modèle vérité et réconciliation, victimes, bourreaux et l’institutionnalisation du pardon », Informations sociales, N°127, 112-121.

Mars 2010

 

Références

 

  • Asmal, Kader, Louise Asmal et Ronald Suresh Roberts (1996), Reconciliation trought Truth: A    Reckoning of Apartheid’s Criminal Governance, Cape Town, David Philip.
  • Leman-langlois, Stéphane (2008) Réconciliation et justice, Montréal, Athéna.
  • Leman-Langlois, Stéphane et Clifford Shearing (2008), « Transition, Forgiveness and Citizenship : The South African Truth and Reconciliation Commission and the Social Construction of Forgiveness », F. Du Bois et A. Pedain, Justice and Reconciliation in Post-Apartheid South Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 206-228.
  • Leman-Langlois, Stéphane et Clifford Shearing (2004), « Repairing The Future : The South African Truth And Reconciliation Commission At Work », G. Gilligan et J. Pratt (éds.), Crime, Truth And Justice : Official Inquiry, Discourse, Knowledge, Londres, Willan Publishing, 222-242.
  • Dubois-Pedain, Antje (2007), Transitional Amnesty in South Africa, Cambridge, Cambridge University Press
  • Minow, Martha (1998), Between Vengeance and Forgiveness: Facing History after Genocide and Mass Violence, Boston, Beacon Press.
  • Moon, Claire (2008), Narrating Political Reconciliation : South Africa’s Truth and Reconcliation Commission, Lanham (MD), Lexington Books.
  • Tutu, Desmond (1999), No Future without Forgiveness, New York, Doubleday.
  • Richard Wilson (2001), The Politics of Truth and Reconciliation in South Africa: Legitimizing the Post-Apartheid State, Cambridge (UK), Cambridge University Press.

 

Mots-clés: 
Mots-clés: 
Mots-clés: 
Mots-clés: 
Mots-clés: 
Mots-clés: 

Criminalité de guerre

Auteur: 
Tanner, Samuel

 

Une appréhension juridique de la criminalité de guerre

La criminalité de guerre constitue un terme générique qui désigne toute violation des règles et conventions relatives aux lois et coutumes de guerre régissant les conflits armés, plus communément appelé droit de la guerre. Celui-ci se compose du droit de La Haye, du droit de Genève – tous deux constituant le Droit international humanitaire (DIH) – ainsi que du droit de la maîtrise des armements. Si celui-ci pose le cadre légal d’utilisation et de limitation des armes autorisée lors d’hostilités armées, le DIH, quant à lui, est sous-tendu par un double principe (Bettati, 2000). Premièrement, il garantit la protection de la paix mondiale, en dressant un ensemble de règles balisant le déclenchement des hostilités armées, ou jus ad bellum. Toute infraction ou violation de ces règles constitue ce que le Tribunal militaire international de Nuremberg avait alors qualifié, à la fin des années 40, de crime contre la paix, et que nous désignons plus couramment de crime d’agression dans les médias ou le langage courant. Précisons qu’à ce jour, le crime d’agression ne fait pas l’objet d’une définition ni d’une qualification légale consensuelle entre les États et, par conséquent, ne figure pas dans la liste des crimes pour lesquels la Cour pénale internationale – fondée par le Statut de Rome de 1998 – a compétence de se prononcer.

Deuxièmement, le DIH se présente comme le garant de la dignité humaine. Partant du principe que la guerre est inévitable – et ce, pour autant qu’elle respecte les règles du jus ad bellum – elle doit cependant s’opérer dans un cadre légal strict canalisant la conduite des hostilités. Il s’agit plus communément du jus in bello, dont les principales infractions sont le crime de guerre, le crime contre l’humanité et le crime de génocide, tel que défini par le Statut de Rome. En premier lieu, sont considérés comme crimes de guerre les gestes «qui s’inscrivent dans un plan ou une politique, ou lorsqu’ils font partie d’une série de crimes analogues commis sur une grande échelle» (Statut de Rome, 1998), et comprennent toute action commise en violation des Conventions de Genève du 12 août 1949. En particulier, il s’agit «[d]es actes ci-après lorsqu’ils visent des personnes ou des biens protégés par les dispositions des Conventions de Genève : i) homicide intentionnel, ii) torture ou traitements inhumains, y compris les expériences biologiques; iii) causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter gravement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé; iv) destruction et appropriation de biens, non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire; v) contraindre un prisonnier de guerre ou une personne protégée à servir dans les forces d’une puissance ennemie; vi) priver intentionnellement un prisonnier de guerre ou toute autre personne protégée de son droit d’être jugé régulièrement et impartialement; vii) déportations, transferts ou détentions illégaux; viii) prises d’otages. Cette liste n’est pas exhaustive puisque les crimes de guerre définis par le Statut de Rome comptent environ 50 alinéas. En second lieu, le crime contre l’humanité se définit comme «l’un des actes ci-après commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque». Parmi ces actes, retenons le meurtre; l’extermination; la réduction en esclavage; la déportation; la torture; le viol; l’esclavage sexuel; la persécution de tout groupe ou toute collectivité identifiables pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste. Le crime contre l’humanité est imprescriptible et peut être commis en temps de guerre comme en temps de paix. Enfin, le crime de génocide, qui constitue la forme la plus spécifique de la criminalité de guerre, se définit selon la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, comme «l’un des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : i) meurtre des membres du groupe; ii) atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe; iii) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; iv) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; v) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. Le crime de génocide constitue une forme spécifique du crime contre l’humanité.

 

Une appréhension substantielle de la criminalité de guerre

Si une définition juridique de la criminalité de guerre permet de distinguer celle-ci d’autres formes de crimes, plus communes, elle présente certaines apories dès lors que l’on cherche à comprendre et expliquer les éléments qui la composent et en déterminent ses conditions d’existence. Pour ce faire, il est nécessaire de s’intéresser aux propriétés de la criminalité de guerre, autrement dit à sa substance. Avant de procéder à une telle définition, commençons par dresser les raisons qui la justifient.

Premièrement, le paradigme juridique et les catégories du droit impliquent la prise en compte d’un élément central du phénomène, comme de toute criminalité du reste, qu’est l’intention. C’est précisément autour de cette notion que repose l’aporie en matière de réflexion sur la criminalité de guerre (Tanner, 2006). En effet, les catégories du droit tendent à réduire la complexité d’un comportement à l’expression d’une responsabilité et d’une culpabilité individuelles, décontextualisant de fait l’action du cadre plus global dans lequel elle prend place. Penser en ces termes ne permet alors pas l’appréhension d’un phénomène pourtant hautement et éminemment collectif.

Deuxièmement, saisir la criminalité de guerre à partir d’une définition juridique implique une appréhension téléologique des agressions liées aux conflits armés. Ceux-ci sont largement envisagés à travers leur dimension la plus tragique, c’est-à-dire leurs conséquences dramatiques. Tel que le dénoncent certains, le risque est alors grand – et répandu – d’en dégager une compréhension de type «modèle décisionnel simple» d’un phénomène pourtant hautement complexe (Browning, 2007). En particulier, une appréhension calquée sur une définition juridique laisse entendre que l’ensemble des moyens et stratégies portant atteinte à un groupe, pouvant aller jusqu’à son extermination physique, est déployé strictement et justement en vue de cet objectif final et ultime. Or, tel qu’il ressort de témoignages recueillis par des chercheurs reconnus pour leurs travaux sur la Shoah, l’élaboration d’une partie importante de ces stratégies et moyens répondait aussi à des objectifs plus immédiats et à portée plus limitée que la destruction ultime d’un groupe (Browning, 2002; Welzer, 2007). On peut penser aux techniques employées pour l’extermination physique des Juifs qui, des pelotons d’exécution, ont évolué vers les chambres à gaz. Si celles-ci ont indiscutablement vu le jour pour permettre d’accélérer les exterminations, il appert qu’elles répondaient également à une nécessité de mettre à distance les bourreaux des conséquences directes et traumatisantes de leurs gestes et qui avaient pour effet de miner leur «efficacité». En second lieu, une appréhension juridique laisse croire à des actes, ou violences, de guerre comme produit d’un «big bang» intentionnel, initié par un pouvoir central plénipotentiaire capable de coordonner, à lui seul, l’ensemble des actions de destruction. Sans nier la responsabilité du pouvoir central – ne serait-ce que dans l’autorisation de telles actions – il a pourtant été révélé, toujours dans le contexte de la Solution finale, que les conditions de possibilité d’une telle criminalité tiennent avant tout d’un jeu d’instrumentalité mutuelle, entre pouvoir central et acteurs périphériques (armée, police, milices) (Kershaw, 1998). Davantage qu’une simple relation d’autorité et d’obéissance, les agressions commises lors de conflits armés mobilisent une pluralité d’acteurs aux intérêts variés et constituent plutôt l’expression, ou cristallisation, d’un équilibre d’intérêts au sein du réseau des agresseurs. Ian Kershaw a brillamment montré en quoi l’extermination des Juifs constituait la résultante d’un «travail en direction du Führer». Autrement dit, la majorité du temps, ce sont les subordonnés de l’appareil nazi qui prenaient l’initiative de mettre en application ce qu’ils percevaient être les souhaits d’Hitler, et ainsi de transformer les vœux du Führer, formulés la plupart du temps dans un langage flou, en règles d’opération standard. C’est précisément dans cette interprétation d’intérêts mutuels au sein de ce réseau d’acteurs (publics, privés, lobbys, ethniques, communautaires, criminels, etc.) que les actes de guerre et les violations du droit international humanitaire méritent d’être appréhendés. Cette perspective révèle une autonomie et un pouvoir discrétionnaire plus grands de la part de protagonistes subordonnés que ne le permet une appréhension strictement juridique.

Troisièmement, l’adoption d’une perspective juridique des agressions commises lors de conflits armés laisse croire à une intention qui résulterait d’une motivation constante et identique, sur une période plus ou moins longue, et qui ne connaîtrait aucun fléchissement ou transformation, en dépit de l’impact des événements «hors normes» dans lesquels sont immergés les acteurs. Certains travaux ont mis de l’avant l’importance de la transformation des cadres de références des exécutants au fur et à mesure de leur progression dans les atrocités, cadres qui établissent en grande partie les préférences des acteurs, et guident leurs actions (Welzer, 2007). On peut notamment penser à ces jeunes Allemands participant aux unités mobiles d’extermination, progressant vers l’Est, et qui décrivaient dans les détails les tueries auxquelles ils se livraient dans les lettres envoyées à leur famille, sans pour autant réaliser l’impact qu’elles auraient sur des gens épargnés par l’horreur de telles situations (Welzer, 2007).

Enfin, une réflexion basée sur une appréhension juridique tend à considérer l’intention, perçue comme levier déclencheur de l’ensemble du processus, comme donnée de départ. Si la commission d’actes violant le droit international humanitaire est bel et bien le produit de décisions, la perspective téléologico-intentionnelle s’accompagne d’impensés dommageables pour la compréhension de tels phénomènes puisqu’elle ne permet pas de penser au-delà du principe ex nihilo de la décision, c’est-à-dire de saisir comment celle-ci émerge et se développe progressivement.

Fort de l’ensemble de ces prémisses, on comprend donc la nécessité de se dégager du droit (Sémelin, 2005) et d’élaborer un épistèmê, ou paradigme nouveau, pour penser, comprendre et expliquer les événements qualifiés de criminalité de guerre. C’est précisément la raison d’une définition substantielle de ce phénomène. Si celui-ci est qualifié de crime, il est surtout, et avant tout, déterminé par des pratiques sociales, bref une substance, ou ontologie. C’est précisément sur ces pratiques qu’il faut porter intérêt, plus qu’à leur qualification, ou aux mots, pour palier aux apories soulevées ci-dessus. Aussi, une définition substantielle de la criminalité de guerre s’envisage comme l’ensemble des pratiques sociales d’agression menées par une collectivité – groupe, organisation, État – contre une population civile, ayant déposé les armes, ou contre le personnel sanitaire. Ces pratiques incluent, mais ne se limitent pas aux massacres; viols; déportations, tortures; détention arbitraire; concentration; extermination. Ce n’est plus tant la qualification plutôt que la nature dommageable des pratiques de guerre, ou de violence massive, qui doit mobiliser la recherche, dans l’objectif de comprendre les dynamiques par lesquelles des populations entières sont éliminées. La nature massive de ces pratiques se comprend du fait qu’elles impliquent des collectivités, tant du côté de l’agresseur que de la victime; elles se déroulent sur de larges espaces, parfois des territoires entiers; et enfin elles durent parfois des mois, voire des années.

 

Saisir la criminalité de guerre : un paradigme alternatif

Une appréhension substantielle, ou «laïque» (Brodeur & Ouellet, 2005) de la criminalité de guerre, c’est-à-dire dégagée du doit et s’inscrivant dans le cadre des sciences sociales, implique qu’il n’est plus nécessaire d’appliquer les règles et les conventions propres au langage juridique déterminant ce qui doit être observé, le type et le mode de validation des questions posées quant à l’objet étudié et enfin, le mode d’interprétation des résultats. Cela revient à s’extraire de l’obligation de se concentrer sur l’intention, la hiérarchie et la chaîne de commandement.

De façon alternative, la violence de masse peut s’envisager comme la conséquence d’un phénomène émergent. Plus spécifiquement, l’action radicale entraînant des pertes humaines, ou des dommages sociaux, peut être appréhendée comme le produit d’une interaction entre une série d’éléments objectifs (entourage social et événements sociopolitiques dans lesquels les acteurs sont immergés) et éléments subjectifs (manière dont les individus interprètent ces éléments objectifs en en font sens). Les individus agissent dans un cadre social qui exerce des forces et contraintes sur eux. De facto, ce cadre sert de référent et permet de guider les actions individuelles. Le comportement individuel s’envisage alors dans l’interaction de l’individu avec son entourage et s’interprète comme une action sociale normativement adéquate. Le dommage causé n’est paradoxalement plus tant perçu par l’individu comme un acte déviant que comme un geste de conformité au regard des normes véhiculées par le cadre social dans lequel il se situe, et par rapport auquel il s’oriente. Aussi, l’action radicale se situe à l’intersection des sphères individuelle (micro), organisationnelle (méso) et structurelle (macro) et des interactions qui caractérisent les relations entre ces sphères.

Dès lors, et inspirée des travaux d’Howard S. Becker sur la déviance (Becker, 1985) et la notion de carrière, une piste prometteuse pour comprendre et déterminer les conditions ontologiques de la violence de masse, et ainsi viser à la prévenir, consisterait à documenter la séquence qui caractérise ce processus d’interaction entre dimensions objective et subjective et d’en retracer la genèse. Ce processus se déploie au gré de la progression des individus dans les événements politico-sociaux qui les entourent et des rapports qu’ils entretiennent avec leur entourage. Pour l’appréhender, il faut le décomposer en une série de mécanismes dont le passage successif actualise le cadre de référence des acteurs, marquant une nouveauté qualitative (psychique, morale) à chaque étape, nouveauté qualitative qui prend la forme d’une normalisation à la violence. Cette nouveauté qualitative voit ainsi la décision ultime de commettre l’acte violent comme le produit d’un phénomène émergent où chaque mécanisme, tel un point de basculement, provoque un bouleversement psychique et moral qui, progressivement, et au fur et à mesure de la progression des individus dans les événements, et des actions sociales normativement adéquates qu’ils accomplissent, s’enfoncent dans l’action radicale et la violence de masse.

Juillet 2010

 

Références

  • Becker, H. S. (1985). Outsiders : études de sociologie de la déviance. Paris : A.–M. Métaillé.
  • Bettati, M. (2000). Droit international humanitaire. Paris : Éditions du Seuil
  • Brodeur, J.P. & Ouellet, G. (2005). Qu’est-ce qu’un crime? Une réponse laïque. Commission du Droit du Canada, Qu’est-ce qu’un crime? Mémoires du concours Perspectives juridiques 2002, Québec : Les Presses de l’Université Laval. 35-75.
  • Browning, C. R. (2007). Les origines de la solution finale : l’évolution de la politique anti-juive des nazis. Septembre 1939 – mars 1942. Paris : Belles Lettres.
  • Browning, C. R. (2002). Des hommes ordinaires : le 101ème bataillon de la police allemande et la solution finale en Pologne. Paris : Belles Lettres.
  • Kershaw, I. (1998). Hitler : tome 2 : 1936-1945. Paris : Flammarion.
  • Sémelin, J. (2005). Purifier et détruire : les usages politiques des massacres et génocides. Paris : Seuil.
  • Tanner, S. (2006). Le génocide à l’épreuve des massacres de masse contemporains : vers une rupture paradigmatique? Criminologie. 39(2). 39-58.
  • Welzer, H. (2007). Les exécuteurs : des hommes normaux aux meurtriers de masse. Paris : Gallimard.
Mots-clés: 
Mots-clés: 
Mots-clés: 

Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9