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Criminalité de guerre

Auteur: 
Tanner, Samuel

 

Une appréhension juridique de la criminalité de guerre

La criminalité de guerre constitue un terme générique qui désigne toute violation des règles et conventions relatives aux lois et coutumes de guerre régissant les conflits armés, plus communément appelé droit de la guerre. Celui-ci se compose du droit de La Haye, du droit de Genève – tous deux constituant le Droit international humanitaire (DIH) – ainsi que du droit de la maîtrise des armements. Si celui-ci pose le cadre légal d’utilisation et de limitation des armes autorisée lors d’hostilités armées, le DIH, quant à lui, est sous-tendu par un double principe (Bettati, 2000). Premièrement, il garantit la protection de la paix mondiale, en dressant un ensemble de règles balisant le déclenchement des hostilités armées, ou jus ad bellum. Toute infraction ou violation de ces règles constitue ce que le Tribunal militaire international de Nuremberg avait alors qualifié, à la fin des années 40, de crime contre la paix, et que nous désignons plus couramment de crime d’agression dans les médias ou le langage courant. Précisons qu’à ce jour, le crime d’agression ne fait pas l’objet d’une définition ni d’une qualification légale consensuelle entre les États et, par conséquent, ne figure pas dans la liste des crimes pour lesquels la Cour pénale internationale – fondée par le Statut de Rome de 1998 – a compétence de se prononcer.

Deuxièmement, le DIH se présente comme le garant de la dignité humaine. Partant du principe que la guerre est inévitable – et ce, pour autant qu’elle respecte les règles du jus ad bellum – elle doit cependant s’opérer dans un cadre légal strict canalisant la conduite des hostilités. Il s’agit plus communément du jus in bello, dont les principales infractions sont le crime de guerre, le crime contre l’humanité et le crime de génocide, tel que défini par le Statut de Rome. En premier lieu, sont considérés comme crimes de guerre les gestes «qui s’inscrivent dans un plan ou une politique, ou lorsqu’ils font partie d’une série de crimes analogues commis sur une grande échelle» (Statut de Rome, 1998), et comprennent toute action commise en violation des Conventions de Genève du 12 août 1949. En particulier, il s’agit «[d]es actes ci-après lorsqu’ils visent des personnes ou des biens protégés par les dispositions des Conventions de Genève : i) homicide intentionnel, ii) torture ou traitements inhumains, y compris les expériences biologiques; iii) causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter gravement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé; iv) destruction et appropriation de biens, non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire; v) contraindre un prisonnier de guerre ou une personne protégée à servir dans les forces d’une puissance ennemie; vi) priver intentionnellement un prisonnier de guerre ou toute autre personne protégée de son droit d’être jugé régulièrement et impartialement; vii) déportations, transferts ou détentions illégaux; viii) prises d’otages. Cette liste n’est pas exhaustive puisque les crimes de guerre définis par le Statut de Rome comptent environ 50 alinéas. En second lieu, le crime contre l’humanité se définit comme «l’un des actes ci-après commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque». Parmi ces actes, retenons le meurtre; l’extermination; la réduction en esclavage; la déportation; la torture; le viol; l’esclavage sexuel; la persécution de tout groupe ou toute collectivité identifiables pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste. Le crime contre l’humanité est imprescriptible et peut être commis en temps de guerre comme en temps de paix. Enfin, le crime de génocide, qui constitue la forme la plus spécifique de la criminalité de guerre, se définit selon la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, comme «l’un des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : i) meurtre des membres du groupe; ii) atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe; iii) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; iv) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; v) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. Le crime de génocide constitue une forme spécifique du crime contre l’humanité.

 

Une appréhension substantielle de la criminalité de guerre

Si une définition juridique de la criminalité de guerre permet de distinguer celle-ci d’autres formes de crimes, plus communes, elle présente certaines apories dès lors que l’on cherche à comprendre et expliquer les éléments qui la composent et en déterminent ses conditions d’existence. Pour ce faire, il est nécessaire de s’intéresser aux propriétés de la criminalité de guerre, autrement dit à sa substance. Avant de procéder à une telle définition, commençons par dresser les raisons qui la justifient.

Premièrement, le paradigme juridique et les catégories du droit impliquent la prise en compte d’un élément central du phénomène, comme de toute criminalité du reste, qu’est l’intention. C’est précisément autour de cette notion que repose l’aporie en matière de réflexion sur la criminalité de guerre (Tanner, 2006). En effet, les catégories du droit tendent à réduire la complexité d’un comportement à l’expression d’une responsabilité et d’une culpabilité individuelles, décontextualisant de fait l’action du cadre plus global dans lequel elle prend place. Penser en ces termes ne permet alors pas l’appréhension d’un phénomène pourtant hautement et éminemment collectif.

Deuxièmement, saisir la criminalité de guerre à partir d’une définition juridique implique une appréhension téléologique des agressions liées aux conflits armés. Ceux-ci sont largement envisagés à travers leur dimension la plus tragique, c’est-à-dire leurs conséquences dramatiques. Tel que le dénoncent certains, le risque est alors grand – et répandu – d’en dégager une compréhension de type «modèle décisionnel simple» d’un phénomène pourtant hautement complexe (Browning, 2007). En particulier, une appréhension calquée sur une définition juridique laisse entendre que l’ensemble des moyens et stratégies portant atteinte à un groupe, pouvant aller jusqu’à son extermination physique, est déployé strictement et justement en vue de cet objectif final et ultime. Or, tel qu’il ressort de témoignages recueillis par des chercheurs reconnus pour leurs travaux sur la Shoah, l’élaboration d’une partie importante de ces stratégies et moyens répondait aussi à des objectifs plus immédiats et à portée plus limitée que la destruction ultime d’un groupe (Browning, 2002; Welzer, 2007). On peut penser aux techniques employées pour l’extermination physique des Juifs qui, des pelotons d’exécution, ont évolué vers les chambres à gaz. Si celles-ci ont indiscutablement vu le jour pour permettre d’accélérer les exterminations, il appert qu’elles répondaient également à une nécessité de mettre à distance les bourreaux des conséquences directes et traumatisantes de leurs gestes et qui avaient pour effet de miner leur «efficacité». En second lieu, une appréhension juridique laisse croire à des actes, ou violences, de guerre comme produit d’un «big bang» intentionnel, initié par un pouvoir central plénipotentiaire capable de coordonner, à lui seul, l’ensemble des actions de destruction. Sans nier la responsabilité du pouvoir central – ne serait-ce que dans l’autorisation de telles actions – il a pourtant été révélé, toujours dans le contexte de la Solution finale, que les conditions de possibilité d’une telle criminalité tiennent avant tout d’un jeu d’instrumentalité mutuelle, entre pouvoir central et acteurs périphériques (armée, police, milices) (Kershaw, 1998). Davantage qu’une simple relation d’autorité et d’obéissance, les agressions commises lors de conflits armés mobilisent une pluralité d’acteurs aux intérêts variés et constituent plutôt l’expression, ou cristallisation, d’un équilibre d’intérêts au sein du réseau des agresseurs. Ian Kershaw a brillamment montré en quoi l’extermination des Juifs constituait la résultante d’un «travail en direction du Führer». Autrement dit, la majorité du temps, ce sont les subordonnés de l’appareil nazi qui prenaient l’initiative de mettre en application ce qu’ils percevaient être les souhaits d’Hitler, et ainsi de transformer les vœux du Führer, formulés la plupart du temps dans un langage flou, en règles d’opération standard. C’est précisément dans cette interprétation d’intérêts mutuels au sein de ce réseau d’acteurs (publics, privés, lobbys, ethniques, communautaires, criminels, etc.) que les actes de guerre et les violations du droit international humanitaire méritent d’être appréhendés. Cette perspective révèle une autonomie et un pouvoir discrétionnaire plus grands de la part de protagonistes subordonnés que ne le permet une appréhension strictement juridique.

Troisièmement, l’adoption d’une perspective juridique des agressions commises lors de conflits armés laisse croire à une intention qui résulterait d’une motivation constante et identique, sur une période plus ou moins longue, et qui ne connaîtrait aucun fléchissement ou transformation, en dépit de l’impact des événements «hors normes» dans lesquels sont immergés les acteurs. Certains travaux ont mis de l’avant l’importance de la transformation des cadres de références des exécutants au fur et à mesure de leur progression dans les atrocités, cadres qui établissent en grande partie les préférences des acteurs, et guident leurs actions (Welzer, 2007). On peut notamment penser à ces jeunes Allemands participant aux unités mobiles d’extermination, progressant vers l’Est, et qui décrivaient dans les détails les tueries auxquelles ils se livraient dans les lettres envoyées à leur famille, sans pour autant réaliser l’impact qu’elles auraient sur des gens épargnés par l’horreur de telles situations (Welzer, 2007).

Enfin, une réflexion basée sur une appréhension juridique tend à considérer l’intention, perçue comme levier déclencheur de l’ensemble du processus, comme donnée de départ. Si la commission d’actes violant le droit international humanitaire est bel et bien le produit de décisions, la perspective téléologico-intentionnelle s’accompagne d’impensés dommageables pour la compréhension de tels phénomènes puisqu’elle ne permet pas de penser au-delà du principe ex nihilo de la décision, c’est-à-dire de saisir comment celle-ci émerge et se développe progressivement.

Fort de l’ensemble de ces prémisses, on comprend donc la nécessité de se dégager du droit (Sémelin, 2005) et d’élaborer un épistèmê, ou paradigme nouveau, pour penser, comprendre et expliquer les événements qualifiés de criminalité de guerre. C’est précisément la raison d’une définition substantielle de ce phénomène. Si celui-ci est qualifié de crime, il est surtout, et avant tout, déterminé par des pratiques sociales, bref une substance, ou ontologie. C’est précisément sur ces pratiques qu’il faut porter intérêt, plus qu’à leur qualification, ou aux mots, pour palier aux apories soulevées ci-dessus. Aussi, une définition substantielle de la criminalité de guerre s’envisage comme l’ensemble des pratiques sociales d’agression menées par une collectivité – groupe, organisation, État – contre une population civile, ayant déposé les armes, ou contre le personnel sanitaire. Ces pratiques incluent, mais ne se limitent pas aux massacres; viols; déportations, tortures; détention arbitraire; concentration; extermination. Ce n’est plus tant la qualification plutôt que la nature dommageable des pratiques de guerre, ou de violence massive, qui doit mobiliser la recherche, dans l’objectif de comprendre les dynamiques par lesquelles des populations entières sont éliminées. La nature massive de ces pratiques se comprend du fait qu’elles impliquent des collectivités, tant du côté de l’agresseur que de la victime; elles se déroulent sur de larges espaces, parfois des territoires entiers; et enfin elles durent parfois des mois, voire des années.

 

Saisir la criminalité de guerre : un paradigme alternatif

Une appréhension substantielle, ou «laïque» (Brodeur & Ouellet, 2005) de la criminalité de guerre, c’est-à-dire dégagée du doit et s’inscrivant dans le cadre des sciences sociales, implique qu’il n’est plus nécessaire d’appliquer les règles et les conventions propres au langage juridique déterminant ce qui doit être observé, le type et le mode de validation des questions posées quant à l’objet étudié et enfin, le mode d’interprétation des résultats. Cela revient à s’extraire de l’obligation de se concentrer sur l’intention, la hiérarchie et la chaîne de commandement.

De façon alternative, la violence de masse peut s’envisager comme la conséquence d’un phénomène émergent. Plus spécifiquement, l’action radicale entraînant des pertes humaines, ou des dommages sociaux, peut être appréhendée comme le produit d’une interaction entre une série d’éléments objectifs (entourage social et événements sociopolitiques dans lesquels les acteurs sont immergés) et éléments subjectifs (manière dont les individus interprètent ces éléments objectifs en en font sens). Les individus agissent dans un cadre social qui exerce des forces et contraintes sur eux. De facto, ce cadre sert de référent et permet de guider les actions individuelles. Le comportement individuel s’envisage alors dans l’interaction de l’individu avec son entourage et s’interprète comme une action sociale normativement adéquate. Le dommage causé n’est paradoxalement plus tant perçu par l’individu comme un acte déviant que comme un geste de conformité au regard des normes véhiculées par le cadre social dans lequel il se situe, et par rapport auquel il s’oriente. Aussi, l’action radicale se situe à l’intersection des sphères individuelle (micro), organisationnelle (méso) et structurelle (macro) et des interactions qui caractérisent les relations entre ces sphères.

Dès lors, et inspirée des travaux d’Howard S. Becker sur la déviance (Becker, 1985) et la notion de carrière, une piste prometteuse pour comprendre et déterminer les conditions ontologiques de la violence de masse, et ainsi viser à la prévenir, consisterait à documenter la séquence qui caractérise ce processus d’interaction entre dimensions objective et subjective et d’en retracer la genèse. Ce processus se déploie au gré de la progression des individus dans les événements politico-sociaux qui les entourent et des rapports qu’ils entretiennent avec leur entourage. Pour l’appréhender, il faut le décomposer en une série de mécanismes dont le passage successif actualise le cadre de référence des acteurs, marquant une nouveauté qualitative (psychique, morale) à chaque étape, nouveauté qualitative qui prend la forme d’une normalisation à la violence. Cette nouveauté qualitative voit ainsi la décision ultime de commettre l’acte violent comme le produit d’un phénomène émergent où chaque mécanisme, tel un point de basculement, provoque un bouleversement psychique et moral qui, progressivement, et au fur et à mesure de la progression des individus dans les événements, et des actions sociales normativement adéquates qu’ils accomplissent, s’enfoncent dans l’action radicale et la violence de masse.

Juillet 2010

 

Références

  • Becker, H. S. (1985). Outsiders : études de sociologie de la déviance. Paris : A.–M. Métaillé.
  • Bettati, M. (2000). Droit international humanitaire. Paris : Éditions du Seuil
  • Brodeur, J.P. & Ouellet, G. (2005). Qu’est-ce qu’un crime? Une réponse laïque. Commission du Droit du Canada, Qu’est-ce qu’un crime? Mémoires du concours Perspectives juridiques 2002, Québec : Les Presses de l’Université Laval. 35-75.
  • Browning, C. R. (2007). Les origines de la solution finale : l’évolution de la politique anti-juive des nazis. Septembre 1939 – mars 1942. Paris : Belles Lettres.
  • Browning, C. R. (2002). Des hommes ordinaires : le 101ème bataillon de la police allemande et la solution finale en Pologne. Paris : Belles Lettres.
  • Kershaw, I. (1998). Hitler : tome 2 : 1936-1945. Paris : Flammarion.
  • Sémelin, J. (2005). Purifier et détruire : les usages politiques des massacres et génocides. Paris : Seuil.
  • Tanner, S. (2006). Le génocide à l’épreuve des massacres de masse contemporains : vers une rupture paradigmatique? Criminologie. 39(2). 39-58.
  • Welzer, H. (2007). Les exécuteurs : des hommes normaux aux meurtriers de masse. Paris : Gallimard.
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

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