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Femmes et enfermement

Auteur: 
Martel, Joane

 

L’incarcération est le processus par lequel des individus sont institutionnalisés par un organisme carcéral tel qu’un service correctionnel et ce, dans une prison, une institution de santé mentale, un centre de détention pour juvéniles ou tout autre établissement carcéral visant à isoler les détenus de la société. Quoique l’avènement de la prison remonte à plusieurs siècles, son utilisation en tant que peine judiciaire remonte uniquement à la seconde moitié du dix-neuvième siècle. À cette époque, les femmes justiciables étaient incarcérées au sein des établissements qui étaient destinés à loger des hommes, et qui étaient gérés par des hommes. Condamnées pour délits mineurs, la majorité des femmes étaient détenues dans des petites prisons locales de comté. Lorsqu’elles étaient condamnées pour des crimes plus sérieux, les femmes étaient alors confinées dans des prisons de plus grande envergure, plus spécifiquement dans des ailes temporaires non-utilisées de la prison, en fonction de ce qui était le moins dérangeant pour les hommes détenus. Au sein de ces espaces, le traitement carcéral des femmes était davantage caractérisé par la négligence, le barbarisme ou le paternalisme que par la philanthropie ou la réhabilitation. De manière générale, les privations physiques, la torture, la brutalité étaient des caractéristiques endémiques de la vie en prison au dix-neuvième siècle. Les femmes semblaient être particulièrement soumises aux pires de ces privations telles que les infestations d’insectes et de rongeurs, la saleté, la famine, les maladies, le travail insignifiant, les punitions cruelles pour infractions disciplinaires et les abus sexuels de la main des gardiens. Les enfants condamnés pour des crimes, de même que les enfants nés en prison, vivaient auprès des femmes détenues et étaient sujets à des conditions de vie similaires.

Le traitement carcéral des femmes ne fut au cœur des préoccupations correctionnelles que très tard à la fin du vingtième siècle. Au dix-neuvième siècle, ainsi que durant une bonne part du siècle suivant, les femmes ne constituaient pas une priorité correctionnelle. Les raisons invoquées sont multiples, mais les principales sont à l’effet que les femmes étaient trop peu nombreuses en détention, qu’elles ne posaient aucun problème majeur en matière de gestion et de sécurité au sein de la prison ou, encore, que les autorités correctionnelles adoptaient, à leur égard, la perception, alors dominante au dix-neuvième siècle, du rôle des femmes où l’on tenait ces dernières à un niveau d’estime morale plus élevé que les hommes. De ce fait, les femmes dont le comportement ou les attitudes étaient jugés non conformes aux dictats moraux de l’époque étaient perçues comme étant mentalement anormales, sexuellement déviantes ou perturbées sur le plan émotionnel. Les femmes détenues, quant à elles, étaient considérées comme étant davantage dépravées que les hommes et fréquemment incapables de rédemption ou de réforme.

Depuis cette époque, un certain nombre de disparités de genre ont été documentées dans le traitement carcéral réservé aux femmes. Il y aurait, d’abord, une distinction notable au niveau des trajectoires pénales des populations carcérales, les femmes étant fréquemment condamnées à l’enfermement pour des crimes de gravité moindre que les hommes. Il y aurait, ensuite, une différence dans le nombre et l’architecture des établissements de détention pour femmes. Non seulement les femmes bénéficient-elles d’établissements moins nombreux, entraînant ainsi une plus grande dislocation géographique que celle observée chez les hommes détenus, mais elles seraient également enfermées dans des établissements dont le niveau de sécurité dépasse leur niveau de risque. Il y aurait, enfin, une troisième disparité de genre notable, soit celle observée au niveau de la quantité et de la qualité des programmes correctionnels et des services offerts aux femmes détenues. Puisque les femmes sont périodiquement emprisonnées dans des établissements déjà surpeuplés, dans des ailes non requises par les hommes détenus, elles bénéficient généralement d’un accès limité à des programmes éducatifs, professionnels ou récréatifs puisque, de manière générale, la prison ne mêle pas les hommes et les femmes en son sein. Quoique les hommes et les femmes puissent être enfermés dans le même établissement, ils le sont, cependant, dans des quartiers séparés. Mêmes les prisons dites « mixtes » ne permettent pas, en règle générale, les contacts entre les hommes et les femmes. Dans ces circonstances, l’administration pénitentiaire privilégie généralement les programmes destinés aux hommes, étant donné le petit nombre de femmes incarcérées dans ces établissements.

Ces principales disparités carcérales ont pour effet de produire des normes de soins inférieures chez les femmes incarcérées. Dans une large mesure, les caractéristiques sociales des femmes et des hommes incarcérés se chevauchent ; pauvreté, niveau élevé de chômage ou emplois faiblement rémunérés, faibles niveaux de scolarisation, difficultés psychosociologiques des familles, antécédents de toxicomanie, suicides et dépressions. Cependant, certaines caractéristiques sont davantage propres aux femmes. Les principales recherches dans ce domaine ont documenté qu’avant leur incarcération, les femmes vivaient dans un dénuement socio-économique plus important que les hommes. Jouissant d’une éducation formelle et d’habiletés professionnelles davantage précaires, ces femmes bénéficient peu d’emplois convenablement rémunérés et possèdent donc, de manière générale, des ressources économiques moins substantielles que les hommes. Par ailleurs, elles assument des responsabilités familiales plus lourdes ou plus nombreuses (ex. avoir la charge légale et morale des enfants), et s’insèrent des trajectoires de vie davantage parsemées de mauvais traitements d’ordre physique, psychologique et sexuel que les trajectoires des hommes condamnés à l’enfermement. Ainsi, l’idée générale entretenue dans la littérature féministe est à l’effet que les femmes souffriraient différemment de l’emprisonnement comparativement aux hommes et ce, non seulement parce que leurs conditions de détention ont fréquemment été plus pénibles que celles des hommes, au courant du vingtième siècle, mais également parce que les femmes condamnées à la prison proviennent généralement de milieux davantage défavorisés.

Or, le pourcentage de femmes admises en détention augmente depuis la fin des années 1970 dans plusieurs pays occidentaux. D’aucuns s’entendent pour affirmer que les dernières décennies du vingtième siècle ont vu les femmes prendre la direction de la prison en nombre sans précédent. La tendance internationale actuelle témoigne, en réalité, d’une escalade de la punitivité de la justice pénale envers les femmes. À l’échelle mondiale, la population carcérale subissant la plus forte expansion sont les femmes, en particulier les jeunes femmes, pauvres et racialisées de même que les femmes ayant des troubles de santé mentale. L’accroissement du nombre de femmes emprisonnées semble lié à l’éviscération des soins de santé, de l’éducation et des services sociaux. Ce sont les femmes d’origine afro-américaine et hispanique qui constituent disproportionnellement plus de la moitié des femmes incarcérées aux États-Unis, alors qu’au Canada ce sont surtout les femmes d’origine autochtone et afro-canadienne qui peuplent les établissements de détention. En Australie ainsi qu’au Royaume-Uni, ce sont également des femmes d’origine ethnoculturelle minoritaire qui occupent une place disproportionnelle parmi les populations carcérales féminines.

En tant que mode singulier d’organisation sociale, la prison incarne des relations qui conditionnent et reproduisent une structure de déshumanisation en ceci que le pouvoir étatique, duquel est constituée la prison, se traduit par des formes de domination – et de propriété – sur le corps humain comme mesure de la paix, de la sécurité et de l’ordre social. Au sein de la prison, l’identité personnelle et sociale sera soumise à l’utilisation de diverses techniques de gestion des populations dont l’un des effets principaux est l’altération des subjectivités. Les ouvrages académiques portant sur les processus de construction ou de préservation identitaire sont nombreux et couvrent un vaste ensemble de champs disciplinaires allant du droit et de l’anthropologie à l’administration des affaires en passant par la sociologie et la pénologie. Notamment, les régimes carcéraux pour femmes se modulent, informellement, en fonction de conceptions spécifiques et idéologiques concernant la féminité. Les politiques et les pratiques carcérales se conçoivent comme une entreprise de genrification en raison du fait qu’elles tendent à renforcer les attentes sociales relatives à la conduite féminine appropriée. Précisément, elles tentent d’arrimer les comportements et attitudes des femmes incarcérées aux rôles genrés socialement acceptés. Dans cet ordre d’idées, les programmes vocationnels et les opportunités d’emploi sous rémunération qui sont disponibles aux femmes détenues sont fréquemment orientés vers la gestion ménagère (ex. gestion de la cantine de la prison) ou les techniques de maternage (ex. dressage à l’obéissance canine). La recherche sur les femmes et l’enfermement a depuis longtemps confirmé la ténacité historique de la croyance paternaliste et maternaliste selon laquelle les femmes peuvent être incarcérées « pour leur propre bien », de manière à les convertir en meilleures épouses et meilleures mères. C’est notamment dans cette lignée qu’est né, dans plusieurs pays occidentaux, le concept de la « prison saine », un concept que promeut l’Organisation mondiale de la santé depuis de nombreuses années.

Le Canada est en quelque sorte l’un des premiers pays à opérationnaliser cette idée. En 1990, La création de choix, rapport du Groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine fédérale, marque, à cet effet, un point déterminant en matière de philosophie et de traitement carcéral des femmes au Canada. Ayant pour objectif de déterminer si le modèle correctionnel préconisé pour les hommes est équitablement valable pour l’enfermement des femmes, ce groupe d’étude examine les problèmes systémiques entourant le traitement carcéral des femmes. L’innovation majeure de La création de choix consiste en l’élaboration de cinq principes directeurs qui constitueraient la base féministe d’un nouveau prototype de philosophie correctionnelle, et qui en guideraient le fonctionnement. Ces cinq principes ont en commun d’être tous centrés sur les femmes (women-centred). Ainsi, pour les femmes purgeant une peine fédérale au Canada, la « prison saine » se traduit par 1) le pouvoir de contrôler sa vie par l’accroissement de l’estime de soi et l’identification de ses forces personnelles, 2) l’offre de choix valables et responsables dans les programmes correctionnels et les ressources communautaires de manière à ce que ces derniers suivent logiquement les expériences passées, les cultures et les spiritualités des femmes incarcérées, 3) l’obligation, pour les autorités correctionnelles, de traiter les femmes avec respect & dignité, 4) l’offre d’un environnement de soutien (physique,  émotif,  financier,  spirituel,  psychologique) au sein même de la prison  et, enfin, 5) le partage de la responsabilité de la réintégration sociale des femmes entre les services correctionnels et la communauté comme parties interreliées de la société. La création de choix amorce ainsi une toute nouvelle reconfiguration de la relation entre l’État et la communauté de même qu’un modèle néolibéral de discipline pénale inédit.

Un des aspects les plus novateurs des recommandations de La création de choix s’avère la possibilité, pour certaines mères détenues, de vivre avec leur(s) enfants(s) au sein même de la prison. Certains pays occidentaux, tels que l’Allemagne, le Danemark et les États-Unis, adhèrent également à l’idée d’offrir des logements carcéraux pour les mères et leurs enfants dans certains de leurs établissements de détention. Les femmes d’origine autochtone ont également la possibilité, au Canada et en Australie, d’être logées dans des établissements carcéraux sensibles à leurs réalités culturelles (ex. cérémonies spirituelles, ateliers animés par des Aînés autochtones). Enfin, une stratégie en matière de santé mentale vise l’élaboration de services psychiatriques qui répondent aux besoins spécifiques des femmes incarcérées. L’implantation de La création de choix marqua la plus importante réforme à survenir au sein des services correctionnels canadiens. Le Canada fait, depuis, figure de pionnier sur le plan international.

Les travaux de Pat Carlen (1983, 1988),  Russell Dobash, R. Emerson Dobash & Sue Gutteridge (1986), Nicole Rafter (1985, 1992) ainsi que ceux de Ellen Adelberg & Claudia Currie (1987) ont été pionniers en matière d’enfermement des femmes. Ils ont tracé la voie à une accélération de l’intérêt pour la recherche sur la criminalité des femmes et leur contrôle social. En lien avec l’enfermement, la littérature récente fait état d’une diversification notable des problématiques connexes. Notamment, les travaux récents de de Kelly Hannah-Moffat (2001) traitent de la gouvernance pénale dans les prisons pour femmes. D’autres, s’intéressant davantage au vécu expérientiel des détenues, portent sur les femmes vieillissantes en prison (Azrini Wahidin, 2004), la pratique de l’isolement disciplinaire (Joane Martel, 2006) ou les expériences carcérales des femmes d’origine autochtone (Patricia Monture-Angus, 1999).  Enfin, d’autres travaux marquants traitent des difficultés inhérentes à la réintégration sociale après l’enfermement (Mary Eaton, 1993).

Février 2010

Références

  • Bertrand, Marie-Andrée avec la collaboration de Louise L. Biron, Concetta Di Pisa, Andrée B. Fagnan, Julia McLean (1998) Prisons pour femmes. Montréal : éditions du Méridien.
  • Cook, Sandy, Susanne Davies (eds) (1999) Harsh Punishment. International Experiences of Women’s Imprisonment. Boston: Northeastern University Press.
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  • Frigon, Sylvie (2002) « Femmes et enfermement au Canada : Une décennie de réformes ». Criminologie, vol. 35(2).
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  • Howe, Adrian (1994) Punish and Critique. Towards a Feminist Analysis of Penality. London: Routledge.
  • Martel, Joane (2006) « Les femmes et l’isolement cellulaire au Canada: un défi de l’esprit sur la matière », Revue canadienne de criminologie et de justice pénale (numéro spécial: Droit, crime et pensée critique au Canada), vol. 48:5, pp. 781-801.
  • Rostaing, Corinne (1997) La relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes. Coll. Le lien social. Paris : Presses universitaires de France.
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Les théories de la régulation du phénomène de la délinquance (control theories)

Auteur: 
Le Blanc, Marc

 

Le terme de «contrôle social» apparaît régulièrement dans les écrits criminologiques en langue française. Il s’agit d’une traduction littérale de l’expression anglo-saxonne «social control». Lécuyer (1967) recommande de bannir cette dernière. Il rappelle que le terme français de «contrôle» a le sens de vérification, tandis que le terme anglais de «control» signifie pouvoir, puissance, autorité, influence. Il suggère l’emploi du terme de la «régulation» qui correspond davantage à l’éventail des processus de socialisation. Il retrace l’histoire de ce terme jusqu’aux sources de la sociologie.

La régulation du taux de la délinquance

Lécuyer note l’utilisation de termes associés à la régulation, tels que régulariser, influence régulatrice et directrice et régularisation, chez Comte, dès 1826, dans sa théorie du pouvoir spirituel et, en 1851, dans sa théorie de la politique positive. Par la suite, Durkheim diversifie ce vocabulaire en y associant des termes comme contrainte, discipline, autorité, coercition. Par contre, avec ses livres «Le suicide» en 1897 et «Les formes élémentaires de la vie religieuse» en 1912, son analyse se situe au niveau sociétal, celui des phénomènes de masse. Le niveau d’interprétation de la criminalité comme le dénommera plus tard Pinatel (1963).

Les théories de la régulation sociétale du niveau de la délinquance dans un milieu ont, par la suite, été élaborées par les Américains. Pensons aux notions comme celles de d’organisation sociale différentielle de Sutherland (1934), de désorganisation sociale de Shaw et McKay 1969), d’opportunités légitimes et illégitimes de Cloward et Ohlin (1960), de désorganisation culturelle de Kornhauser (1978), d’efficacité collective de Sampson (1993; Sampson, Morenoff et Earls, 1999). Quelle que soit la notion retenue, ces théories affirment toutes que lorsque les mécanismes de la régulation sont affaiblis il en résulte une augmentation du taux de la délinquance dans une communauté ou une société. Le Blanc (1997a) a proposé une synthèse de ces notions sous la forme de quatre mécanismes de la régulation et deux conditions modulatrices. Il suggère que le taux de la délinquance s’accroît, premièrement, si l’organisation sociale est déficiente, c’est-à-dire s’il existe une dégradation des réseaux sociaux et de la régulation informelle par les relations interpersonnelles; deuxièmement, si l’organisation culturelle est anomique, c’est-à-dire si les normes et les valeurs ont perdu leur pouvoir de contrainte; troisièmement, si les opportunités délinquantes sont nombreuses, particulièrement celles qui sont d’une nature criminelle; et, quatrièmement, si les instruments d‘application des règles sont inefficaces, par exemple les services du système de la justice (police, tribunaux, services correctionnels). En plus, les faiblesses de ces mécanismes de la régulation sont accentuées si la communauté est détériorée physiquement et si elle se situe au bas de l’échelle sociale.

La régulation de la conduite délinquante

La régulation sociale. Des théories de la régulation de la conduite délinquante ont également été formulées au niveau d’interprétation de l’individu, celui du criminel selon l’appellation de Pinatel (1963). Durkheim a été le premier à formuler une telle théorie dans son cours sur l’éducation morale dès 1902-03. Il introduit deux notions fondamentales, l’attachement au groupe et les contraintes sociales. Durkheim soutient que la société est un être psychique et que la socialisation commence par l’attachement. Pour lui, l’attachement est une forme d’identification à un groupe et, pour la définir, il utilise des termes comme ne faire qu’un avec lui, le substituer à soi. Cet attachement au groupe se noue avec la famille, la corporation, des associations, la patrie, l’humanité. Il s’appuie sur l’attachement à des personnes sur une base de sympathie interindividuelle. En plus, il implique un engagement envers la moralité du groupe. Si l’attachement est le premier mécanisme de la socialisation, il jouit du soutien des contraintes sociales selon Durkheim. Les contraintes sociales sont des forces qui imposent des restrictions et des limites à la conduite des personnes. Ces forces sont coercitives parce qu’elles s’appliquent à des conduites qui sont prohibées et susceptibles d’être punies par des instances officielles de régulation sociale. Ces forces se manifestent par des règles qui dictent les conduites appropriées et elles s’affirment par des sanctions lorsqu’elles sont violées. Pour Durkheim, l’adhésion aux normes et la probabilité d’être puni créent l’obligation de se conduire d’une manière socialement approuvée.

Hirschi a élaboré une théorie de la mécanique de la socialisation dans son livre «Causes of delinquency» (1969). Hirschi a déployé la notion d’attachement au groupe de Durkheim dans celle du lien social. Ce lien est noué avec diverses institutions, tout particulièrement la famille, l’école et les pairs pour les adolescents. Ce lien se manifeste par l’attachement aux personnes, l’engagement envers les institutions, la participation à des activités conventionnelles et la croyance aux valeurs de la société. Au cours des 50 dernières années, cette théorie est devenue la théorie dominante de la criminologie. La très grande majorité des publications théoriques y réfère pour l'appuyer, la critiquer ou lui intégrer d'autres éléments et de très nombreuses études empiriques la confirment en Amérique du Nord et dans plusieurs pays occidentaux (Kempf, 1993; Shoemaker, 2005).

Par contre, Hirschi ne s’est pas attardé à la notion de la contrainte sociale proposée par Durkheim. Il aborde la question de la supervision et de la discipline familiale dans le cadre de la vérification empirique de sa théorie du lien social. Nye (1958) avait déjà distingué entre les contraintes externes et internes et directes et indirectes. Ultérieurement, Le Blanc (1994) analyse l’articulation des contraintes formelles, la réaction appréhendée ou réelle de la part des organismes du système de justice ou d'autres institutions, et informelles, la réaction de personnes avec qui l'individu entretient des relations interpersonnelles, qu’elles soient externes, les réactions de l’entourage de l’individu, ou internes, l’intériorisation des valeurs et des normes de conduite, ce que Hirschi nommait croyances, et la perception du risque d'une sanction formelle.

À la suite d’une formalisation de la théorie de Hirschi par Le Blanc et Caplan (1993), Le Blanc a proposé et testé (1997a, b) un modèle enrichi de la régulation sociale de la conduite délinquante. Cette théorie affirme que la régulation de l'activité délinquante s'opère à travers les interactions réciproques entre trois composantes, les liens que l'individu noue avec la société et ses membres, les contraintes exercées par les institutions sociales et le degré d'exposition de l’individu aux influences et aux opportunités prosociales et antisociales. Ces interactions réciproques sont modulées par plusieurs con­ditions dont l'âge, le sexe, le statut socioéconomique, etc. Ainsi, à travers le temps, la force du système de la régulation sociale se modifie au gré des interactions entre ces composantes et de leur développement, mais la nature de la régulation change aussi, elle passe d'extérodirigée à intérodirigée.

Cette théorie a également été spécifiée pour certaines des institutions sociales qui dominent la vie de l’adolescent, la famille et l’école. Le Blanc (1992) vérifie un modèle de la régulation familiale. Celui-ci inclut les liens familiaux (attachement aux parents et participation à des activités communes) et les contraintes familiales (les règles et leur légitimité, les méthodes disciplinaires et la supervision) comme mécanismes de la régulation de la conduite délinquante. En plus, il introduit les forces modulatrices que sont les statuts sociéconomique et familial, les relations entre les parents et les attitudes et comportements déviants des parents. Concernant la régulation scolaire, Le Blanc, Vallières et McDuff (1992) démontrent que les liens scolaires (attachement aux professeurs, participation aux activités scolaires et engagement envers l’éducation) interagissent avec la performance et les contraintes scolaires (les règles et leur légitimité, les sanctions) pour régulariser la conduite délinquante compte tenu du statut socioéconomique et du sexe de l’adolescent.

La régulation psychologique. Plusieurs manuels sur la délinquance reconnaissent que la régulation sociale a un pendant psychologique. Empey (1978) soutient que certains éléments de la théorie psychanalytique de Freud sont associables aux théories de la régulation. Freud dans son essai sur «Le Moi et le Ça» (1967) affirme que la vie mentale dépend de l’interaction entre trois instances psychiques. Il s’agit, d’abord, un ça qui constitue le réservoir des pulsions et des instincts; il y a, ensuite, un moi, avec ses niveaux conscient et inconscient, qui régit les fonctions mentales, assure la gestion des pulsions et permet l’adaptation de la personne à la réalité extérieure; et, finalement, il existe un surmoi, une structure morale qui définit le bien et le mal, les aspirations et les interdits. L’interaction entre ces instances régularise les instincts antisociaux des personnes qui se manifestent, entre autres, sous la forme de la conduite délinquante. Cette théorie a inspiré les cliniciens anglo-saxons (Feldman, 1969) et français (Chartier, 1991), mais elle n’a pas fait l’objet de vérifications empiriques rigoureuses (Shoemaker, 2005). Notons que Durkheim (1963) avait identifié un troisième élément de la moralité qu’il nommait l’autonomie de la volonté. Il utilise les termes de tempérament, intelligence et personnalité, mais il définit cet élément comme la «maîtrise de soi», une puissance d’inhibition, une autorité sur soi.

En criminologie, la régulation psychologique a fait l’objet d’un certain intérêt dans les années 1950-1960, par exemple les travaux de Reckless (1967). Il distingue des forces de la poussée et de la retenue qui régularisent la conduite délinquante. Parmi les forces d’endiguements de cette dernière, un concept de soi solide et prosocial constitue les principales d’entre elles. Celui-ci se manifeste par des aspirations à long terme, de la tolérance à la frustration et de l’engagement envers les normes. Il y a une ressemblance entre le surmoi de Freud et le concept de soi. Qu’il s’agisse du concept de soi, de l’estime de soi ou de toutes les autres notions équivalentes, selon Shoemaker (2005) un concept de soi piètre ou antisocial est associé à un niveau plus élevé de la conduite délinquante. Toutefois, il souligne que les études qui comparent ce mécanisme de la régulation avec d’autres concluent que le concept de soi n’est pas le facteur explicatif le plus important de la conduite délinquante.

Il aura fallu attendre 1990 pour que la criminologie américaine vive une révolution culturelle et s’intéresse sérieusement à la régulation psychologique. Gottfredson et Hirschi publient leur livre «A general theory of crime». Ils affirment que la cause principale de la conduite délinquante n’est pas des liens sociaux fragiles, mais une faible maîtrise de soi, «a low self-control». Ils précisent les traits de la faible maîtrise de soi : l’impulsivité, l’insensibilité, l’activité, la recherche de sensations ou du risque, le présentisme et la prépondérance du non-verbal. Un rapprochement est facile entre le moi de Freud, l’autonomie de la volonté ou la maîtrise de soi de Durkheim et la faible maîtrise de soi de ces auteurs. Cette position a occasionné de nombreux débats théoriques et de nombreuses recherches empiriques. Dix ans plus tard, la méta analyse de Pratt et Cullen (2000) confirme que la faible maîtrise de soi prédit efficacement la conduite délinquante, mais que contrairement à l’affirmation de Gottfreson et Hischi elle n’explique pas à elle seule la conduite délinquante.

La régulation sociale et psychologique. Reiss, en 1951, a été le premier à concevoir clairement la régulation individuelle de la conduite délinquante comme une interaction entre la régulation sociale et la régulation psychologique. Il confirmait empiriquement que cette conduite résulte d’une régulation sociale et psychologique moins efficace. Cette voie de la recherche n’a pas été suivie avant quelques décennies. À partir des années 1980, Le Blanc a formulé la régulation individuelle de cette manière (1997a, 2005) et il a procédé à une vérification de ce modèle avec des échantillons de diverses époques et de diverses natures (Le Blanc, Ouimet et Tremblay, 1988; Le Blanc, 1997b).

La régulation du passage à l’acte délinquant

Les théoriciens contemporains du passage à l’acte, Clarke et Cornish (1985), adoptent une perspective de la régulation. D’une part, Hirschi (1986) reconnaît qu’il n’y a pas d’opposition entre les théories de la régulation sociale et du choix rationnel; d’autre part, Felson (1986) signale que les théories de la régulation sociale et des activités routinières sont compatibles. Les activités routinières sont des activités publiques qui mettent les individus en contact avec des occasions de commettre des crimes; ils auront lieu dans la mesure ou la surveillance de la cible est relâchée et que l’intérêt pour le délinquant potentiel est présent, ainsi ce dernier effectue un choix rationnel. Plusieurs criminologues ont élaboré cette théorie, dont Cusson (1981, 1998). Le Blanc (1997a) propose de concevoir la régulation du passage à l’acte comme la résultante de quatre mécanismes, la nature des activités routinières, la faible maîtrise actuelle de soi, les occasions de commettre des comportements délinquants et la surveillance des cibles. Les interactions entre ces mécanismes de la régulation du passage à l’acte sont modulées par la régulation sociétale et la régulation individuelle, telles que décrites ci-dessus.

Une théorie générale

La régulation, qu’elle soit sociétale, individuelle ou du passage à l’acte, réfère à un processus de socialisation. Cette perspective sur le phénomène de la délinquance est intéressante dans la mesure ou les postulats suivants sont acceptés. L’être humaine est fondamentalement un non-conformiste, c’est la position de Hobbes, Freud et Durkheim. Il existe un consensus social sur un certain nombre de valeurs et de normes de conduites, c’est le point de vue de la majeure partie des criminologues. La socialisation n’est jamais parfaite, elle ne réussit pas toujours à ce que les individus renoncent à leurs instincts antisociaux et à les faire coopérer avec les autres, les recherches empiriques le démontrent. La personne a le choix de sa conduite, mais il n’en demeure pas moins que les finalités des tous les actes, déviants ou non, sont les mêmes (Cusson, 1981). Une théorie générale de la régulation du phénomène de la délinquance peut alors prendre la forme suivante: dans un milieu et des conditions favorables, les mécanismes de la régulation sont efficaces pour favoriser et maintenir la conformité; ces mécanismes de la régulation sont la formation d’un lien, le modelage, la contrainte et la maîtrise de soi (Le Blanc, 1997a). Les mécanismes d’interaction de ces composantes de la régulation sont conçus comme un système autorégulé selon les principes du paradigme de l’ordre et du chaos (Le Blanc, 2005).

Conclusion

Il est facile de constater que la théorie de la régulation du phénomène de la délinquance s’est étendue dans plusieurs directions, les niveaux d’interprétation du crime, du criminel et de la criminalité. Les notions de base de Comte, Durkheim et Freud ont été déployées par les criminologues qui les ont suivis. Il reste encore beaucoup à faire, tout particulièrement améliorer l’opérationnalisation des notions de bases et développer la conception de l’interaction entre les régulations de types sociétale, individuelle et du passage à l’acte. Si la régulation sociale a fait l’objet de recherches extrêmement nombreuses, il n’en est pas de même pour les autres formes de la régulation.

Références

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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

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