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Femmes et enfermement

Auteur: 
Martel, Joane

 

L’incarcération est le processus par lequel des individus sont institutionnalisés par un organisme carcéral tel qu’un service correctionnel et ce, dans une prison, une institution de santé mentale, un centre de détention pour juvéniles ou tout autre établissement carcéral visant à isoler les détenus de la société. Quoique l’avènement de la prison remonte à plusieurs siècles, son utilisation en tant que peine judiciaire remonte uniquement à la seconde moitié du dix-neuvième siècle. À cette époque, les femmes justiciables étaient incarcérées au sein des établissements qui étaient destinés à loger des hommes, et qui étaient gérés par des hommes. Condamnées pour délits mineurs, la majorité des femmes étaient détenues dans des petites prisons locales de comté. Lorsqu’elles étaient condamnées pour des crimes plus sérieux, les femmes étaient alors confinées dans des prisons de plus grande envergure, plus spécifiquement dans des ailes temporaires non-utilisées de la prison, en fonction de ce qui était le moins dérangeant pour les hommes détenus. Au sein de ces espaces, le traitement carcéral des femmes était davantage caractérisé par la négligence, le barbarisme ou le paternalisme que par la philanthropie ou la réhabilitation. De manière générale, les privations physiques, la torture, la brutalité étaient des caractéristiques endémiques de la vie en prison au dix-neuvième siècle. Les femmes semblaient être particulièrement soumises aux pires de ces privations telles que les infestations d’insectes et de rongeurs, la saleté, la famine, les maladies, le travail insignifiant, les punitions cruelles pour infractions disciplinaires et les abus sexuels de la main des gardiens. Les enfants condamnés pour des crimes, de même que les enfants nés en prison, vivaient auprès des femmes détenues et étaient sujets à des conditions de vie similaires.

Le traitement carcéral des femmes ne fut au cœur des préoccupations correctionnelles que très tard à la fin du vingtième siècle. Au dix-neuvième siècle, ainsi que durant une bonne part du siècle suivant, les femmes ne constituaient pas une priorité correctionnelle. Les raisons invoquées sont multiples, mais les principales sont à l’effet que les femmes étaient trop peu nombreuses en détention, qu’elles ne posaient aucun problème majeur en matière de gestion et de sécurité au sein de la prison ou, encore, que les autorités correctionnelles adoptaient, à leur égard, la perception, alors dominante au dix-neuvième siècle, du rôle des femmes où l’on tenait ces dernières à un niveau d’estime morale plus élevé que les hommes. De ce fait, les femmes dont le comportement ou les attitudes étaient jugés non conformes aux dictats moraux de l’époque étaient perçues comme étant mentalement anormales, sexuellement déviantes ou perturbées sur le plan émotionnel. Les femmes détenues, quant à elles, étaient considérées comme étant davantage dépravées que les hommes et fréquemment incapables de rédemption ou de réforme.

Depuis cette époque, un certain nombre de disparités de genre ont été documentées dans le traitement carcéral réservé aux femmes. Il y aurait, d’abord, une distinction notable au niveau des trajectoires pénales des populations carcérales, les femmes étant fréquemment condamnées à l’enfermement pour des crimes de gravité moindre que les hommes. Il y aurait, ensuite, une différence dans le nombre et l’architecture des établissements de détention pour femmes. Non seulement les femmes bénéficient-elles d’établissements moins nombreux, entraînant ainsi une plus grande dislocation géographique que celle observée chez les hommes détenus, mais elles seraient également enfermées dans des établissements dont le niveau de sécurité dépasse leur niveau de risque. Il y aurait, enfin, une troisième disparité de genre notable, soit celle observée au niveau de la quantité et de la qualité des programmes correctionnels et des services offerts aux femmes détenues. Puisque les femmes sont périodiquement emprisonnées dans des établissements déjà surpeuplés, dans des ailes non requises par les hommes détenus, elles bénéficient généralement d’un accès limité à des programmes éducatifs, professionnels ou récréatifs puisque, de manière générale, la prison ne mêle pas les hommes et les femmes en son sein. Quoique les hommes et les femmes puissent être enfermés dans le même établissement, ils le sont, cependant, dans des quartiers séparés. Mêmes les prisons dites « mixtes » ne permettent pas, en règle générale, les contacts entre les hommes et les femmes. Dans ces circonstances, l’administration pénitentiaire privilégie généralement les programmes destinés aux hommes, étant donné le petit nombre de femmes incarcérées dans ces établissements.

Ces principales disparités carcérales ont pour effet de produire des normes de soins inférieures chez les femmes incarcérées. Dans une large mesure, les caractéristiques sociales des femmes et des hommes incarcérés se chevauchent ; pauvreté, niveau élevé de chômage ou emplois faiblement rémunérés, faibles niveaux de scolarisation, difficultés psychosociologiques des familles, antécédents de toxicomanie, suicides et dépressions. Cependant, certaines caractéristiques sont davantage propres aux femmes. Les principales recherches dans ce domaine ont documenté qu’avant leur incarcération, les femmes vivaient dans un dénuement socio-économique plus important que les hommes. Jouissant d’une éducation formelle et d’habiletés professionnelles davantage précaires, ces femmes bénéficient peu d’emplois convenablement rémunérés et possèdent donc, de manière générale, des ressources économiques moins substantielles que les hommes. Par ailleurs, elles assument des responsabilités familiales plus lourdes ou plus nombreuses (ex. avoir la charge légale et morale des enfants), et s’insèrent des trajectoires de vie davantage parsemées de mauvais traitements d’ordre physique, psychologique et sexuel que les trajectoires des hommes condamnés à l’enfermement. Ainsi, l’idée générale entretenue dans la littérature féministe est à l’effet que les femmes souffriraient différemment de l’emprisonnement comparativement aux hommes et ce, non seulement parce que leurs conditions de détention ont fréquemment été plus pénibles que celles des hommes, au courant du vingtième siècle, mais également parce que les femmes condamnées à la prison proviennent généralement de milieux davantage défavorisés.

Or, le pourcentage de femmes admises en détention augmente depuis la fin des années 1970 dans plusieurs pays occidentaux. D’aucuns s’entendent pour affirmer que les dernières décennies du vingtième siècle ont vu les femmes prendre la direction de la prison en nombre sans précédent. La tendance internationale actuelle témoigne, en réalité, d’une escalade de la punitivité de la justice pénale envers les femmes. À l’échelle mondiale, la population carcérale subissant la plus forte expansion sont les femmes, en particulier les jeunes femmes, pauvres et racialisées de même que les femmes ayant des troubles de santé mentale. L’accroissement du nombre de femmes emprisonnées semble lié à l’éviscération des soins de santé, de l’éducation et des services sociaux. Ce sont les femmes d’origine afro-américaine et hispanique qui constituent disproportionnellement plus de la moitié des femmes incarcérées aux États-Unis, alors qu’au Canada ce sont surtout les femmes d’origine autochtone et afro-canadienne qui peuplent les établissements de détention. En Australie ainsi qu’au Royaume-Uni, ce sont également des femmes d’origine ethnoculturelle minoritaire qui occupent une place disproportionnelle parmi les populations carcérales féminines.

En tant que mode singulier d’organisation sociale, la prison incarne des relations qui conditionnent et reproduisent une structure de déshumanisation en ceci que le pouvoir étatique, duquel est constituée la prison, se traduit par des formes de domination – et de propriété – sur le corps humain comme mesure de la paix, de la sécurité et de l’ordre social. Au sein de la prison, l’identité personnelle et sociale sera soumise à l’utilisation de diverses techniques de gestion des populations dont l’un des effets principaux est l’altération des subjectivités. Les ouvrages académiques portant sur les processus de construction ou de préservation identitaire sont nombreux et couvrent un vaste ensemble de champs disciplinaires allant du droit et de l’anthropologie à l’administration des affaires en passant par la sociologie et la pénologie. Notamment, les régimes carcéraux pour femmes se modulent, informellement, en fonction de conceptions spécifiques et idéologiques concernant la féminité. Les politiques et les pratiques carcérales se conçoivent comme une entreprise de genrification en raison du fait qu’elles tendent à renforcer les attentes sociales relatives à la conduite féminine appropriée. Précisément, elles tentent d’arrimer les comportements et attitudes des femmes incarcérées aux rôles genrés socialement acceptés. Dans cet ordre d’idées, les programmes vocationnels et les opportunités d’emploi sous rémunération qui sont disponibles aux femmes détenues sont fréquemment orientés vers la gestion ménagère (ex. gestion de la cantine de la prison) ou les techniques de maternage (ex. dressage à l’obéissance canine). La recherche sur les femmes et l’enfermement a depuis longtemps confirmé la ténacité historique de la croyance paternaliste et maternaliste selon laquelle les femmes peuvent être incarcérées « pour leur propre bien », de manière à les convertir en meilleures épouses et meilleures mères. C’est notamment dans cette lignée qu’est né, dans plusieurs pays occidentaux, le concept de la « prison saine », un concept que promeut l’Organisation mondiale de la santé depuis de nombreuses années.

Le Canada est en quelque sorte l’un des premiers pays à opérationnaliser cette idée. En 1990, La création de choix, rapport du Groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine fédérale, marque, à cet effet, un point déterminant en matière de philosophie et de traitement carcéral des femmes au Canada. Ayant pour objectif de déterminer si le modèle correctionnel préconisé pour les hommes est équitablement valable pour l’enfermement des femmes, ce groupe d’étude examine les problèmes systémiques entourant le traitement carcéral des femmes. L’innovation majeure de La création de choix consiste en l’élaboration de cinq principes directeurs qui constitueraient la base féministe d’un nouveau prototype de philosophie correctionnelle, et qui en guideraient le fonctionnement. Ces cinq principes ont en commun d’être tous centrés sur les femmes (women-centred). Ainsi, pour les femmes purgeant une peine fédérale au Canada, la « prison saine » se traduit par 1) le pouvoir de contrôler sa vie par l’accroissement de l’estime de soi et l’identification de ses forces personnelles, 2) l’offre de choix valables et responsables dans les programmes correctionnels et les ressources communautaires de manière à ce que ces derniers suivent logiquement les expériences passées, les cultures et les spiritualités des femmes incarcérées, 3) l’obligation, pour les autorités correctionnelles, de traiter les femmes avec respect & dignité, 4) l’offre d’un environnement de soutien (physique,  émotif,  financier,  spirituel,  psychologique) au sein même de la prison  et, enfin, 5) le partage de la responsabilité de la réintégration sociale des femmes entre les services correctionnels et la communauté comme parties interreliées de la société. La création de choix amorce ainsi une toute nouvelle reconfiguration de la relation entre l’État et la communauté de même qu’un modèle néolibéral de discipline pénale inédit.

Un des aspects les plus novateurs des recommandations de La création de choix s’avère la possibilité, pour certaines mères détenues, de vivre avec leur(s) enfants(s) au sein même de la prison. Certains pays occidentaux, tels que l’Allemagne, le Danemark et les États-Unis, adhèrent également à l’idée d’offrir des logements carcéraux pour les mères et leurs enfants dans certains de leurs établissements de détention. Les femmes d’origine autochtone ont également la possibilité, au Canada et en Australie, d’être logées dans des établissements carcéraux sensibles à leurs réalités culturelles (ex. cérémonies spirituelles, ateliers animés par des Aînés autochtones). Enfin, une stratégie en matière de santé mentale vise l’élaboration de services psychiatriques qui répondent aux besoins spécifiques des femmes incarcérées. L’implantation de La création de choix marqua la plus importante réforme à survenir au sein des services correctionnels canadiens. Le Canada fait, depuis, figure de pionnier sur le plan international.

Les travaux de Pat Carlen (1983, 1988),  Russell Dobash, R. Emerson Dobash & Sue Gutteridge (1986), Nicole Rafter (1985, 1992) ainsi que ceux de Ellen Adelberg & Claudia Currie (1987) ont été pionniers en matière d’enfermement des femmes. Ils ont tracé la voie à une accélération de l’intérêt pour la recherche sur la criminalité des femmes et leur contrôle social. En lien avec l’enfermement, la littérature récente fait état d’une diversification notable des problématiques connexes. Notamment, les travaux récents de de Kelly Hannah-Moffat (2001) traitent de la gouvernance pénale dans les prisons pour femmes. D’autres, s’intéressant davantage au vécu expérientiel des détenues, portent sur les femmes vieillissantes en prison (Azrini Wahidin, 2004), la pratique de l’isolement disciplinaire (Joane Martel, 2006) ou les expériences carcérales des femmes d’origine autochtone (Patricia Monture-Angus, 1999).  Enfin, d’autres travaux marquants traitent des difficultés inhérentes à la réintégration sociale après l’enfermement (Mary Eaton, 1993).

Février 2010

Références

  • Bertrand, Marie-Andrée avec la collaboration de Louise L. Biron, Concetta Di Pisa, Andrée B. Fagnan, Julia McLean (1998) Prisons pour femmes. Montréal : éditions du Méridien.
  • Cook, Sandy, Susanne Davies (eds) (1999) Harsh Punishment. International Experiences of Women’s Imprisonment. Boston: Northeastern University Press.
  • Eaton, Mary (1993) Women After Prison. Buckingham: Open University Press.
  • Frigon, Sylvie (2002) « Femmes et enfermement au Canada : Une décennie de réformes ». Criminologie, vol. 35(2).
  • Hannah-Moffat, Kelly (2001) Punishment in Disguise: Penal Governance and Federal Imprisonment of Women in Canada. Toronto: University of Toronto Press.
  • Howe, Adrian (1994) Punish and Critique. Towards a Feminist Analysis of Penality. London: Routledge.
  • Martel, Joane (2006) « Les femmes et l’isolement cellulaire au Canada: un défi de l’esprit sur la matière », Revue canadienne de criminologie et de justice pénale (numéro spécial: Droit, crime et pensée critique au Canada), vol. 48:5, pp. 781-801.
  • Rostaing, Corinne (1997) La relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes. Coll. Le lien social. Paris : Presses universitaires de France.
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

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