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Pénologie

 

Évoquée pour la première fois en 1834, la pénologie a été définie comme la science de la (ou des) peine(s). Alors même que ce qu’est une peine reste un débat, il semble adéquat de considérer qu’il n’y a pas une mais bien des pénologies, tant les définitions en rendant compte et les approches qui en découlent varient. Si l’on tente de les systématiser, quatre d’entre elles se dégagent. Nous les appellerons : la pénologie politico-correctrice, la pénologie juridico-systémique, la pénologie socio-contextuelle et la post-pénologie. Plus qu’une succession chronologique, ces termes, qui nous sont propres, distinguent le cadre dans lequel les questions relatives à la peine sont appréhendées. Au-delà de ces cadres, des contextes d’émergence et des objets d’étude, nous présentons aussi certaines limites de chacune de ces pénologies. Précisons d’emblée que certains domaines n’ont pu être traités ici, en particulier la justice des mineurs (J. Trépanier ; D. Defraene) et les représentations du pénal dans l’opinion publique (Ph. Robert et C. Faugeron ; J. Roberts). Quant aux références proposées, elles renvoient autant à des figures de proue qu’à quelques développements pénologiques stimulants, sans prétention toutefois de couvrir le foisonnement de ce vaste champ de recherche.    

Une pénologie politico-correctrice : endiguer le crime par la promotion et l’évaluation de peines qui ne seraient pas que répressives

Le cadre de la pénologie politico-correctrice est celui des pouvoirs publics et d’un langage juridique non problématisé (le crime a une réalité ontologique et la nécessité de la peine va de soi). À l’époque où les sciences de l’homme connaissent un sérieux essor, les seuls registres philosophico-juridiques de la dissuasion (C. Beccaria ; J. Bentham) et de la rétribution (E. Kant) ne suffisent plus pour réfléchir la sanction pénale. En effet, derrière une peine toujours davantage associée au pénitencier, une philosophie s’affirme de plus en plus au XIXème siècle, soutenant l’idée qu’une modification de la manière de penser et/ou d’agir du criminel est possible. L’idée de correction s’installe dans les pénitenciers : l’instauration de programmes d’intervention « curative » (d’abord morale, puis davantage médicalisée et/ou psychologique) s’y organise. La pénologie politico-correctrice se concentre alors sur une évaluation des peines qui couple les registres philosophique et juridique avec des questions pragmatiques d’efficience. What works? en est le leitmotiv, d’abord dans les prisons et bientôt aussi en milieu ouvert.

Les sciences humaines ont ainsi institué une science pénologique associée aux activités  étatiques de contrôle de la délinquance. N’oublions pas que cette science, qui assimile ses objectifs à ceux des peines étudiées, a pris son essor dans un contexte particulier, celui des agitations sociales de la deuxième moitié du XIXème siècle. Si la vocation première de cette pénologie est correctrice, c’est en épousant ensuite diverses tendances politiques et sociales (just desert, réparation, etc.) qu’elle s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. Une polymorphie qui, à y regarder de près, n’a finalement jamais vraiment exclu du concept de punition le registre philosophico-juridique de ses racines, dont notamment les idées que : (1) punir ou traiter est une obligation (morale ou utilitaire) dont l’imposition revient à l’État ; (2) intervenir nécessite l’exclusion sociale de l’individu, sa mise à l’écart ; (3) faire souffrir autrui est un mal largement compensé par la production d’un bien individuel ou collectif plus important.

Une pénologie juridico-systémique : décrire les peines à partir de la rationalité pénale moderne et comprendre les blocages à l’édification d’un autre regard sur et par le droit criminel

Différentes récurrences interpellantes dégagent la pénologie de ce cadre correctif : 1) l’énorme difficulté juridique à légitimer des sanctions pénales qui ne visent pas intentionnellement à infliger une souffrance au coupable ; 2) la tendance nette à la croissance des incriminations et pénalisations dans le code criminel, indépendamment de la conjoncture historique ; 3) le constant souci juridique (doctrine, philosophie du droit, commissions de réforme) de différencier les sanctions du droit criminel des sanctions d’autres types de droit (civil, administratif), et de réduire les débats sur la peine à ses justifications possibles.

Dès lors, le cadre de la pénologie juridico-systémique est le droit criminel lui-même, incluant le rapport à  son environnement : autres systèmes juridiques, politiques publiques, médias, etc. Cette pénologie interroge la faculté du droit criminel à ne pas se mettre en question. Les auteurs de ce courant cherchent à décrire sociologiquement les différentes théories modernes de la peine (rétribution, dissuasion, dénonciation, réhabilitation/neutralisation) pour montrer ensuite comment elles créent et organisent ensemble un système d’idées : la rationalité pénale moderne (Pires, 1998). Cette rationalité permettrait au système de droit criminel de construire sa propre réalité, de préciser ses objectifs et les moyens légitimes pour les réaliser. L’hypothèse générale, ici, est que ce système d’idées, dans sa logique guerrière, constituerait un obstacle majeur à la réception de sanctions ni hostiles ni excluantes. Sans négliger le processus de complexification pénale (entre autres l’irruption  de « la victime » dans les procédures), cette pénologie s’intéresse aussi aux conditions d’émergence, de sélection et de stabilisation des idées innovatrices. A. Pires explore par exemple la percée, certes timide, d’une théorie de la réhabilitation qui, depuis les années 1960, défend des idées non reconnaissables par la rationalité pénale moderne: la prise de distance avec le traitement en milieu fermé, l’importance de tenir compte des liens sociaux, le refus de parler en termes d’intraitabilité, le refus du principe même des peines minimales, la réhabilitation comme un droit en soi, le principe de la moindre souffrance et de la moindre intervention possibles.

Ceci nous amène à deux autres formes de pénologie, tout aussi intéressées à comprendre comment le droit criminel traduit les échos de son environnement mais peut-être moins intéressées par (ou convaincues de) la résistance et/ou de la centralité de la rationalité pénale moderne pour qui veut saisir ce qu’est une peine aujourd’hui.

Une pénologie socio-contextuelle : ancrer les peines dans leur historicité sociale pour mieux comprendre les formes qu’elles revêtent et les usages qui en sont faits    

Cette pénologie voit dans la pénalité un phénomène qu’il serait inadéquat d’interpréter à l’aune de sa seule dimension philosophico-juridique. Sans nécessairement nier le fait que le droit criminel bénéficie d’une certaine autonomie sélective et d’une spécificité qui lui serait propre, elle recadre les peines dans les mouvements et transformations économiques, sociales et culturelles qui touchent leur environnement. Autrement dit, sa prémisse est que lorsque les modes d’exercice du pouvoir, le rapport à la norme, les modes de légitimation du savoir ou encore les points de vue sur l’individu changent dans l’environnement du droit criminel, ces modifications peuvent également se refléter sur la pénalité, comprise ici comme l’activité des différentes institutions pénales, de la police aux établissements pénitentiaires. Compte tenu de la variété de ses champs d’étude, cette pénologie sera davantage référencée.

Une première lignée de recherche montre comment la stratification sociale est (re)produite par le travail pénal : l’homme jeune, d’origine ethnique marginalisée et issu des couches socio-économiquement défavorisées constitue le client-type pour la prison  (Aubusson de Cavarlay, Godefroy, 1985 ; Steffensmeier, Ulmet et Kramer, 1998) ; une femme, elle, est plutôt orientée vers la psychiatrie et l’aide (Lloyd, 1995). Suite à ces constats, ce sont les processus sociaux de sélection de la clientèle pénale et d’attribution des peines qui sont interrogés : les prémisses cognitives, les activités interprétatives, les logiques organisationnelles… des différentes agences impliquées dans la peine (Garfinkel, 1949 ; Hogarth, 1971 ; Hutton, 2006). D’autres recherches ont montré que des enjeux économiques éclairent aussi le choix des peines : la peine de prison ou de mort régresse quand le pays a besoin d’une importante force de travail ; la population pénitentiaire augmente en période de récession ; les conditions de vie en pénitencier sont moins favorables que celles des pauvres dans la vie « civile » (Rusche et Kirchheimer, 1939 ; Sellin, 1976 ; Box et Hale, 1982 ; Christie, 1993 ; Melossi, 1998 ; Vanneste, 2001). Ce dernier type d’analyse, selon laquelle la valeur humaine croît en même temps que son utilité, s’est trouvée fragilisée face à la généralisation progressive de la peine de prison. À cet égard, l’institution carcérale a aussi été considérée comme un mur derrière lequel sont cloîtrées souffrance et violence, de façon à les cacher à notre sensibilité croissante (Elias, 1973/1939).

Mais la pénologie socio-contextuelle met aussi l’accent sur la façon dont les peines sont touchées par des changements liés aux modes d’énonciation de la norme et aux modèles de contrôle social qui leur seraient corrélatifs. À notre époque marquée par la modernité tardive, la norme et ses objectifs apparaissent moins clairs ; les modalités de contrôle social ont elles-mêmes profondément changé. L’origine de l’autorité n’est plus aussi visible et d’autres dispositifs font du pouvoir contemporain un pouvoir plus ubiquitaire, multiple et imprévisible que jamais (Foucault, 2004 ; De Munck, 1997 ; Lianos, 2003). Les attentes dans un tel mode de contrôle ne porteraient plus (ou plus seulement) sur des fautes à reconnaître, des écarts de comportements à combler ou des sanctions normalisatrices à imposer. L’individu ne serait plus seulement sommé de se conformer, il doit à tout instant se réinventer. Dans cette logique, la responsabilité du risque qu’il court ou qu’il fait courir ne revient qu’à lui seul ; l’on s’attend à ce qu’il participe activement à l’exécution de sa propre peine, ce qui instaure une nouvelle forme de contrainte (Kaminski, 2006). Enfin, plusieurs auteurs mentionnent que les évaluations de l’action publique porteraient maintenant davantage sur l’effectivité des procédures que sur les résultats que ces dernières peuvent produire. Certains évoquent aussi une nouvelle pénologie, centrée sur l’identification actuarielle et la gestion sécuritaire des groupes « à risque de délinquance », dans laquelle les individualités sont ignorées (Feeley, Simon, 1992). Si l’usage abondant de la notion de « risque » pourrait candidement laisser croire à la fin des idéologies au profit d’un simple pragmatisme neutre et rationnel, la montée des nouvelles technologies (caméras de surveillance, puces et bracelets électroniques, tests ADN) pourrait aussi donner lieu à de nouvelles configurations morales l’apparence de simples agencements techniques. Finalement, ces « nouvelles » tendances de la pénalité renverraient d’abord à une logique de protection sécuritaire de la stratification sociale contemporaine (Garland, 2001 ; Mary, 2001).

Une post-pénologie : éclairer indirectement les formes et usages (mais aussi les limites, les apories…) des réponses pénales en explorant l’ailleurs des situations problèmes et de leur gestion

Enfin, une dernière définition de la pénologie renvoie peut-être à une lecture… post-pénologique (non pas au sens où la pénologie aurait vécu mais plutôt au sens où des lignes de force émergeantes seraient désormais difficiles à inscrire dans sa stricte filiation). En effet, bien que les questions traitées par les pénologies présentées jusqu’ici soient distinctes, elles se centrent toutes sur la peine et la pénalité. Si la pénologie a été définie comme la science de la (des) peine(s), la post-pénologie va plus loin puisque plutôt que s’attarder à un environnement qui serait à même d’éclairer les mesures et peines (et leurs variantes infra-pénales), elle s’intéresse à d’autres manières de poser le « problème de la déviance » et de sa résolution. Pensons notamment ici à tout ce qu’on pourrait regrouper sous le vocable « zémiologie » (Hillyard et al., 2004).

Les auteurs liés à ce courant zémiologique nous invitent à identifier les limites et conséquences des pénologies exposées supra: elles focalisent l’attention du public sur le système pénal et ce faisant légitiment le régime de vérité étatique ; elles proposent des réformes ou des altérations du système pénal, ce qui revient finalement à le conforter ; en conséquence, ces discours et analyses risquent de perpétuer la croyance que la criminalisation des situations problèmes et la punition étatique sont nécessaires. Par ailleurs, ces pénologies négligeraient trop souvent le fait que seul un nombre très restreint d’actes criminalisables est réprimé pénalement, que ces actes sont socialement discriminés et qu’une grande majorité d’entre eux n’arrivent même pas aux instances judiciaires. En outre, d’autres situations ne sont pas criminalisées alors qu’elles attentent au bien-être et à la sécurité de la population comme la pauvreté, la pollution ou les accidents de travail.  Et enfin, les attentes des victimes ne sont que peu rencontrées durant leur passage dans le système pénal, celui-ci tendant plutôt à produire une victimisation secondaire et une souffrance, comme il le fait pour le condamné.

Pour ces raisons, il apparaît fondé, dans une perspective post-pénologique, de se décentrer du crime et de la peine en explorant la question plus large des torts sociaux et de leur régulation et ce, de façon à sortir des œillères de la lunette pénale. Un premier foyer d’intérêt ne porte plus sur la justification, les modalités ou les usages de la peine mais se recentre sur le vécu du justiciable, l’expérience pénale pouvant produire de la souffrance et de la résistance chez tous les protagonistes de la situation problème (voir, déjà en 1981, Landreville, Blankevoort, Pires). Dans ce foyer concernant encore le pénal, certains vont renverser la question de la privation de liberté en interrogeant la notion de liberté elle-même (Chantraine, 2004). Une seconde voie part du principe que la société n’a pas attendu l’instauration de l’État pour s’organiser (Dos Santos, 2004). Elle se propose d’explorer dans la vie quotidienne ce que les gens identifient et définissent comme tort social et quelles réponses ils y apportent. Cette seconde voie ouvre la réflexion sur les caractéristiques (d’une grammaire) de la socialité et ce faisant, pourrait également contribuer à repenser la justice pénale, sa relation avec les justiciables et son mode de sanction si prégnant, la peine.

Références

  • Aubusson de Cavarlay, B., Godefroy, T. (1985), « Hommes, peines et infractions, la légalité de l’inégalité », Année sociologique, 35, pp. 275-309.   
  • Box, S., Hale, Chr. (1982), « Economic Crisis and the Rising Prisoner Population in England and Wales », Crime and Social Justice, 17, pp. 20-35.
  • Chantraine, G. (2004), « Prison et regard sociologique : pour un décentrage de l'analyse critique », Champ pénal, 1, http://champpenal.revues.org/document39.html
  • Christie, N. (2003/1993), L’industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident, Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2003.
  • De Munck, J. (1997), « Du souci de soi contemporain. Déformalisation, modèle régulatoire et subjectivité », in G. Bajoit, E. Belin (dir.), Contributions à une sociologie du sujet, Paris, L’Harmattan, pp. 133-164.
  • Dos Santos, D. (2004), « Por uma outra justiça : direito penal, estado e sociedade », Revista de Sociologia e Politica, 23, 11, pp. 127-139.
  • Elias, N. (1973/1939), La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy.
  • Feeley, M., Simon, J. (1992), « The New Penology : Notes on the Emerging Strategy of Corrections and Its Implications », Criminology, 30, 4, pp. 449-474.
  • Foucault, M. (2004), Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-78), Paris, Gallimard/Seuil, Collection Hautes études.
  • Garfinkel, H. (1949), « Research Note on Inter- and Intra-Racial Homicides », Social Forces, 27, pp. 379-384.
  • Garland, D. (2001), The Culture of Control. Crime and Social Order in Contemporary Society, Oxford, Oxford University Press.
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  • Hogarth, J. (1971), Sentencing as a Human Process, Toronto, University of Toronto Press.
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  • Melossi, D. (1998). The Sociology of Punishment: Socio-Structural Perspectives. Brookfield, VT: Ashgate
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  • Sellin, T.J. (1976), Slavery and the penal system, New York, Elsevier.
  • Steffensmeier, D., Ulmet, J., Kramer J. (1998), « The Interaction of Race, Gender, and Age in Criminal Sentencing: the Punishment Cost of Being Young, Black, and Male», Criminology, 36, 4, pp. 763-797.
  • Vanneste, C. (2001), Les chiffres des prisons. Des logiques économiques à leur traduction pénale, Paris, L’Harmattan.
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Femmes et enfermement

Auteur: 
Martel, Joane

 

L’incarcération est le processus par lequel des individus sont institutionnalisés par un organisme carcéral tel qu’un service correctionnel et ce, dans une prison, une institution de santé mentale, un centre de détention pour juvéniles ou tout autre établissement carcéral visant à isoler les détenus de la société. Quoique l’avènement de la prison remonte à plusieurs siècles, son utilisation en tant que peine judiciaire remonte uniquement à la seconde moitié du dix-neuvième siècle. À cette époque, les femmes justiciables étaient incarcérées au sein des établissements qui étaient destinés à loger des hommes, et qui étaient gérés par des hommes. Condamnées pour délits mineurs, la majorité des femmes étaient détenues dans des petites prisons locales de comté. Lorsqu’elles étaient condamnées pour des crimes plus sérieux, les femmes étaient alors confinées dans des prisons de plus grande envergure, plus spécifiquement dans des ailes temporaires non-utilisées de la prison, en fonction de ce qui était le moins dérangeant pour les hommes détenus. Au sein de ces espaces, le traitement carcéral des femmes était davantage caractérisé par la négligence, le barbarisme ou le paternalisme que par la philanthropie ou la réhabilitation. De manière générale, les privations physiques, la torture, la brutalité étaient des caractéristiques endémiques de la vie en prison au dix-neuvième siècle. Les femmes semblaient être particulièrement soumises aux pires de ces privations telles que les infestations d’insectes et de rongeurs, la saleté, la famine, les maladies, le travail insignifiant, les punitions cruelles pour infractions disciplinaires et les abus sexuels de la main des gardiens. Les enfants condamnés pour des crimes, de même que les enfants nés en prison, vivaient auprès des femmes détenues et étaient sujets à des conditions de vie similaires.

Le traitement carcéral des femmes ne fut au cœur des préoccupations correctionnelles que très tard à la fin du vingtième siècle. Au dix-neuvième siècle, ainsi que durant une bonne part du siècle suivant, les femmes ne constituaient pas une priorité correctionnelle. Les raisons invoquées sont multiples, mais les principales sont à l’effet que les femmes étaient trop peu nombreuses en détention, qu’elles ne posaient aucun problème majeur en matière de gestion et de sécurité au sein de la prison ou, encore, que les autorités correctionnelles adoptaient, à leur égard, la perception, alors dominante au dix-neuvième siècle, du rôle des femmes où l’on tenait ces dernières à un niveau d’estime morale plus élevé que les hommes. De ce fait, les femmes dont le comportement ou les attitudes étaient jugés non conformes aux dictats moraux de l’époque étaient perçues comme étant mentalement anormales, sexuellement déviantes ou perturbées sur le plan émotionnel. Les femmes détenues, quant à elles, étaient considérées comme étant davantage dépravées que les hommes et fréquemment incapables de rédemption ou de réforme.

Depuis cette époque, un certain nombre de disparités de genre ont été documentées dans le traitement carcéral réservé aux femmes. Il y aurait, d’abord, une distinction notable au niveau des trajectoires pénales des populations carcérales, les femmes étant fréquemment condamnées à l’enfermement pour des crimes de gravité moindre que les hommes. Il y aurait, ensuite, une différence dans le nombre et l’architecture des établissements de détention pour femmes. Non seulement les femmes bénéficient-elles d’établissements moins nombreux, entraînant ainsi une plus grande dislocation géographique que celle observée chez les hommes détenus, mais elles seraient également enfermées dans des établissements dont le niveau de sécurité dépasse leur niveau de risque. Il y aurait, enfin, une troisième disparité de genre notable, soit celle observée au niveau de la quantité et de la qualité des programmes correctionnels et des services offerts aux femmes détenues. Puisque les femmes sont périodiquement emprisonnées dans des établissements déjà surpeuplés, dans des ailes non requises par les hommes détenus, elles bénéficient généralement d’un accès limité à des programmes éducatifs, professionnels ou récréatifs puisque, de manière générale, la prison ne mêle pas les hommes et les femmes en son sein. Quoique les hommes et les femmes puissent être enfermés dans le même établissement, ils le sont, cependant, dans des quartiers séparés. Mêmes les prisons dites « mixtes » ne permettent pas, en règle générale, les contacts entre les hommes et les femmes. Dans ces circonstances, l’administration pénitentiaire privilégie généralement les programmes destinés aux hommes, étant donné le petit nombre de femmes incarcérées dans ces établissements.

Ces principales disparités carcérales ont pour effet de produire des normes de soins inférieures chez les femmes incarcérées. Dans une large mesure, les caractéristiques sociales des femmes et des hommes incarcérés se chevauchent ; pauvreté, niveau élevé de chômage ou emplois faiblement rémunérés, faibles niveaux de scolarisation, difficultés psychosociologiques des familles, antécédents de toxicomanie, suicides et dépressions. Cependant, certaines caractéristiques sont davantage propres aux femmes. Les principales recherches dans ce domaine ont documenté qu’avant leur incarcération, les femmes vivaient dans un dénuement socio-économique plus important que les hommes. Jouissant d’une éducation formelle et d’habiletés professionnelles davantage précaires, ces femmes bénéficient peu d’emplois convenablement rémunérés et possèdent donc, de manière générale, des ressources économiques moins substantielles que les hommes. Par ailleurs, elles assument des responsabilités familiales plus lourdes ou plus nombreuses (ex. avoir la charge légale et morale des enfants), et s’insèrent des trajectoires de vie davantage parsemées de mauvais traitements d’ordre physique, psychologique et sexuel que les trajectoires des hommes condamnés à l’enfermement. Ainsi, l’idée générale entretenue dans la littérature féministe est à l’effet que les femmes souffriraient différemment de l’emprisonnement comparativement aux hommes et ce, non seulement parce que leurs conditions de détention ont fréquemment été plus pénibles que celles des hommes, au courant du vingtième siècle, mais également parce que les femmes condamnées à la prison proviennent généralement de milieux davantage défavorisés.

Or, le pourcentage de femmes admises en détention augmente depuis la fin des années 1970 dans plusieurs pays occidentaux. D’aucuns s’entendent pour affirmer que les dernières décennies du vingtième siècle ont vu les femmes prendre la direction de la prison en nombre sans précédent. La tendance internationale actuelle témoigne, en réalité, d’une escalade de la punitivité de la justice pénale envers les femmes. À l’échelle mondiale, la population carcérale subissant la plus forte expansion sont les femmes, en particulier les jeunes femmes, pauvres et racialisées de même que les femmes ayant des troubles de santé mentale. L’accroissement du nombre de femmes emprisonnées semble lié à l’éviscération des soins de santé, de l’éducation et des services sociaux. Ce sont les femmes d’origine afro-américaine et hispanique qui constituent disproportionnellement plus de la moitié des femmes incarcérées aux États-Unis, alors qu’au Canada ce sont surtout les femmes d’origine autochtone et afro-canadienne qui peuplent les établissements de détention. En Australie ainsi qu’au Royaume-Uni, ce sont également des femmes d’origine ethnoculturelle minoritaire qui occupent une place disproportionnelle parmi les populations carcérales féminines.

En tant que mode singulier d’organisation sociale, la prison incarne des relations qui conditionnent et reproduisent une structure de déshumanisation en ceci que le pouvoir étatique, duquel est constituée la prison, se traduit par des formes de domination – et de propriété – sur le corps humain comme mesure de la paix, de la sécurité et de l’ordre social. Au sein de la prison, l’identité personnelle et sociale sera soumise à l’utilisation de diverses techniques de gestion des populations dont l’un des effets principaux est l’altération des subjectivités. Les ouvrages académiques portant sur les processus de construction ou de préservation identitaire sont nombreux et couvrent un vaste ensemble de champs disciplinaires allant du droit et de l’anthropologie à l’administration des affaires en passant par la sociologie et la pénologie. Notamment, les régimes carcéraux pour femmes se modulent, informellement, en fonction de conceptions spécifiques et idéologiques concernant la féminité. Les politiques et les pratiques carcérales se conçoivent comme une entreprise de genrification en raison du fait qu’elles tendent à renforcer les attentes sociales relatives à la conduite féminine appropriée. Précisément, elles tentent d’arrimer les comportements et attitudes des femmes incarcérées aux rôles genrés socialement acceptés. Dans cet ordre d’idées, les programmes vocationnels et les opportunités d’emploi sous rémunération qui sont disponibles aux femmes détenues sont fréquemment orientés vers la gestion ménagère (ex. gestion de la cantine de la prison) ou les techniques de maternage (ex. dressage à l’obéissance canine). La recherche sur les femmes et l’enfermement a depuis longtemps confirmé la ténacité historique de la croyance paternaliste et maternaliste selon laquelle les femmes peuvent être incarcérées « pour leur propre bien », de manière à les convertir en meilleures épouses et meilleures mères. C’est notamment dans cette lignée qu’est né, dans plusieurs pays occidentaux, le concept de la « prison saine », un concept que promeut l’Organisation mondiale de la santé depuis de nombreuses années.

Le Canada est en quelque sorte l’un des premiers pays à opérationnaliser cette idée. En 1990, La création de choix, rapport du Groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine fédérale, marque, à cet effet, un point déterminant en matière de philosophie et de traitement carcéral des femmes au Canada. Ayant pour objectif de déterminer si le modèle correctionnel préconisé pour les hommes est équitablement valable pour l’enfermement des femmes, ce groupe d’étude examine les problèmes systémiques entourant le traitement carcéral des femmes. L’innovation majeure de La création de choix consiste en l’élaboration de cinq principes directeurs qui constitueraient la base féministe d’un nouveau prototype de philosophie correctionnelle, et qui en guideraient le fonctionnement. Ces cinq principes ont en commun d’être tous centrés sur les femmes (women-centred). Ainsi, pour les femmes purgeant une peine fédérale au Canada, la « prison saine » se traduit par 1) le pouvoir de contrôler sa vie par l’accroissement de l’estime de soi et l’identification de ses forces personnelles, 2) l’offre de choix valables et responsables dans les programmes correctionnels et les ressources communautaires de manière à ce que ces derniers suivent logiquement les expériences passées, les cultures et les spiritualités des femmes incarcérées, 3) l’obligation, pour les autorités correctionnelles, de traiter les femmes avec respect & dignité, 4) l’offre d’un environnement de soutien (physique,  émotif,  financier,  spirituel,  psychologique) au sein même de la prison  et, enfin, 5) le partage de la responsabilité de la réintégration sociale des femmes entre les services correctionnels et la communauté comme parties interreliées de la société. La création de choix amorce ainsi une toute nouvelle reconfiguration de la relation entre l’État et la communauté de même qu’un modèle néolibéral de discipline pénale inédit.

Un des aspects les plus novateurs des recommandations de La création de choix s’avère la possibilité, pour certaines mères détenues, de vivre avec leur(s) enfants(s) au sein même de la prison. Certains pays occidentaux, tels que l’Allemagne, le Danemark et les États-Unis, adhèrent également à l’idée d’offrir des logements carcéraux pour les mères et leurs enfants dans certains de leurs établissements de détention. Les femmes d’origine autochtone ont également la possibilité, au Canada et en Australie, d’être logées dans des établissements carcéraux sensibles à leurs réalités culturelles (ex. cérémonies spirituelles, ateliers animés par des Aînés autochtones). Enfin, une stratégie en matière de santé mentale vise l’élaboration de services psychiatriques qui répondent aux besoins spécifiques des femmes incarcérées. L’implantation de La création de choix marqua la plus importante réforme à survenir au sein des services correctionnels canadiens. Le Canada fait, depuis, figure de pionnier sur le plan international.

Les travaux de Pat Carlen (1983, 1988),  Russell Dobash, R. Emerson Dobash & Sue Gutteridge (1986), Nicole Rafter (1985, 1992) ainsi que ceux de Ellen Adelberg & Claudia Currie (1987) ont été pionniers en matière d’enfermement des femmes. Ils ont tracé la voie à une accélération de l’intérêt pour la recherche sur la criminalité des femmes et leur contrôle social. En lien avec l’enfermement, la littérature récente fait état d’une diversification notable des problématiques connexes. Notamment, les travaux récents de de Kelly Hannah-Moffat (2001) traitent de la gouvernance pénale dans les prisons pour femmes. D’autres, s’intéressant davantage au vécu expérientiel des détenues, portent sur les femmes vieillissantes en prison (Azrini Wahidin, 2004), la pratique de l’isolement disciplinaire (Joane Martel, 2006) ou les expériences carcérales des femmes d’origine autochtone (Patricia Monture-Angus, 1999).  Enfin, d’autres travaux marquants traitent des difficultés inhérentes à la réintégration sociale après l’enfermement (Mary Eaton, 1993).

Février 2010

Références

  • Bertrand, Marie-Andrée avec la collaboration de Louise L. Biron, Concetta Di Pisa, Andrée B. Fagnan, Julia McLean (1998) Prisons pour femmes. Montréal : éditions du Méridien.
  • Cook, Sandy, Susanne Davies (eds) (1999) Harsh Punishment. International Experiences of Women’s Imprisonment. Boston: Northeastern University Press.
  • Eaton, Mary (1993) Women After Prison. Buckingham: Open University Press.
  • Frigon, Sylvie (2002) « Femmes et enfermement au Canada : Une décennie de réformes ». Criminologie, vol. 35(2).
  • Hannah-Moffat, Kelly (2001) Punishment in Disguise: Penal Governance and Federal Imprisonment of Women in Canada. Toronto: University of Toronto Press.
  • Howe, Adrian (1994) Punish and Critique. Towards a Feminist Analysis of Penality. London: Routledge.
  • Martel, Joane (2006) « Les femmes et l’isolement cellulaire au Canada: un défi de l’esprit sur la matière », Revue canadienne de criminologie et de justice pénale (numéro spécial: Droit, crime et pensée critique au Canada), vol. 48:5, pp. 781-801.
  • Rostaing, Corinne (1997) La relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes. Coll. Le lien social. Paris : Presses universitaires de France.
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9