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Pénologie

 

Évoquée pour la première fois en 1834, la pénologie a été définie comme la science de la (ou des) peine(s). Alors même que ce qu’est une peine reste un débat, il semble adéquat de considérer qu’il n’y a pas une mais bien des pénologies, tant les définitions en rendant compte et les approches qui en découlent varient. Si l’on tente de les systématiser, quatre d’entre elles se dégagent. Nous les appellerons : la pénologie politico-correctrice, la pénologie juridico-systémique, la pénologie socio-contextuelle et la post-pénologie. Plus qu’une succession chronologique, ces termes, qui nous sont propres, distinguent le cadre dans lequel les questions relatives à la peine sont appréhendées. Au-delà de ces cadres, des contextes d’émergence et des objets d’étude, nous présentons aussi certaines limites de chacune de ces pénologies. Précisons d’emblée que certains domaines n’ont pu être traités ici, en particulier la justice des mineurs (J. Trépanier ; D. Defraene) et les représentations du pénal dans l’opinion publique (Ph. Robert et C. Faugeron ; J. Roberts). Quant aux références proposées, elles renvoient autant à des figures de proue qu’à quelques développements pénologiques stimulants, sans prétention toutefois de couvrir le foisonnement de ce vaste champ de recherche.    

Une pénologie politico-correctrice : endiguer le crime par la promotion et l’évaluation de peines qui ne seraient pas que répressives

Le cadre de la pénologie politico-correctrice est celui des pouvoirs publics et d’un langage juridique non problématisé (le crime a une réalité ontologique et la nécessité de la peine va de soi). À l’époque où les sciences de l’homme connaissent un sérieux essor, les seuls registres philosophico-juridiques de la dissuasion (C. Beccaria ; J. Bentham) et de la rétribution (E. Kant) ne suffisent plus pour réfléchir la sanction pénale. En effet, derrière une peine toujours davantage associée au pénitencier, une philosophie s’affirme de plus en plus au XIXème siècle, soutenant l’idée qu’une modification de la manière de penser et/ou d’agir du criminel est possible. L’idée de correction s’installe dans les pénitenciers : l’instauration de programmes d’intervention « curative » (d’abord morale, puis davantage médicalisée et/ou psychologique) s’y organise. La pénologie politico-correctrice se concentre alors sur une évaluation des peines qui couple les registres philosophique et juridique avec des questions pragmatiques d’efficience. What works? en est le leitmotiv, d’abord dans les prisons et bientôt aussi en milieu ouvert.

Les sciences humaines ont ainsi institué une science pénologique associée aux activités  étatiques de contrôle de la délinquance. N’oublions pas que cette science, qui assimile ses objectifs à ceux des peines étudiées, a pris son essor dans un contexte particulier, celui des agitations sociales de la deuxième moitié du XIXème siècle. Si la vocation première de cette pénologie est correctrice, c’est en épousant ensuite diverses tendances politiques et sociales (just desert, réparation, etc.) qu’elle s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. Une polymorphie qui, à y regarder de près, n’a finalement jamais vraiment exclu du concept de punition le registre philosophico-juridique de ses racines, dont notamment les idées que : (1) punir ou traiter est une obligation (morale ou utilitaire) dont l’imposition revient à l’État ; (2) intervenir nécessite l’exclusion sociale de l’individu, sa mise à l’écart ; (3) faire souffrir autrui est un mal largement compensé par la production d’un bien individuel ou collectif plus important.

Une pénologie juridico-systémique : décrire les peines à partir de la rationalité pénale moderne et comprendre les blocages à l’édification d’un autre regard sur et par le droit criminel

Différentes récurrences interpellantes dégagent la pénologie de ce cadre correctif : 1) l’énorme difficulté juridique à légitimer des sanctions pénales qui ne visent pas intentionnellement à infliger une souffrance au coupable ; 2) la tendance nette à la croissance des incriminations et pénalisations dans le code criminel, indépendamment de la conjoncture historique ; 3) le constant souci juridique (doctrine, philosophie du droit, commissions de réforme) de différencier les sanctions du droit criminel des sanctions d’autres types de droit (civil, administratif), et de réduire les débats sur la peine à ses justifications possibles.

Dès lors, le cadre de la pénologie juridico-systémique est le droit criminel lui-même, incluant le rapport à  son environnement : autres systèmes juridiques, politiques publiques, médias, etc. Cette pénologie interroge la faculté du droit criminel à ne pas se mettre en question. Les auteurs de ce courant cherchent à décrire sociologiquement les différentes théories modernes de la peine (rétribution, dissuasion, dénonciation, réhabilitation/neutralisation) pour montrer ensuite comment elles créent et organisent ensemble un système d’idées : la rationalité pénale moderne (Pires, 1998). Cette rationalité permettrait au système de droit criminel de construire sa propre réalité, de préciser ses objectifs et les moyens légitimes pour les réaliser. L’hypothèse générale, ici, est que ce système d’idées, dans sa logique guerrière, constituerait un obstacle majeur à la réception de sanctions ni hostiles ni excluantes. Sans négliger le processus de complexification pénale (entre autres l’irruption  de « la victime » dans les procédures), cette pénologie s’intéresse aussi aux conditions d’émergence, de sélection et de stabilisation des idées innovatrices. A. Pires explore par exemple la percée, certes timide, d’une théorie de la réhabilitation qui, depuis les années 1960, défend des idées non reconnaissables par la rationalité pénale moderne: la prise de distance avec le traitement en milieu fermé, l’importance de tenir compte des liens sociaux, le refus de parler en termes d’intraitabilité, le refus du principe même des peines minimales, la réhabilitation comme un droit en soi, le principe de la moindre souffrance et de la moindre intervention possibles.

Ceci nous amène à deux autres formes de pénologie, tout aussi intéressées à comprendre comment le droit criminel traduit les échos de son environnement mais peut-être moins intéressées par (ou convaincues de) la résistance et/ou de la centralité de la rationalité pénale moderne pour qui veut saisir ce qu’est une peine aujourd’hui.

Une pénologie socio-contextuelle : ancrer les peines dans leur historicité sociale pour mieux comprendre les formes qu’elles revêtent et les usages qui en sont faits    

Cette pénologie voit dans la pénalité un phénomène qu’il serait inadéquat d’interpréter à l’aune de sa seule dimension philosophico-juridique. Sans nécessairement nier le fait que le droit criminel bénéficie d’une certaine autonomie sélective et d’une spécificité qui lui serait propre, elle recadre les peines dans les mouvements et transformations économiques, sociales et culturelles qui touchent leur environnement. Autrement dit, sa prémisse est que lorsque les modes d’exercice du pouvoir, le rapport à la norme, les modes de légitimation du savoir ou encore les points de vue sur l’individu changent dans l’environnement du droit criminel, ces modifications peuvent également se refléter sur la pénalité, comprise ici comme l’activité des différentes institutions pénales, de la police aux établissements pénitentiaires. Compte tenu de la variété de ses champs d’étude, cette pénologie sera davantage référencée.

Une première lignée de recherche montre comment la stratification sociale est (re)produite par le travail pénal : l’homme jeune, d’origine ethnique marginalisée et issu des couches socio-économiquement défavorisées constitue le client-type pour la prison  (Aubusson de Cavarlay, Godefroy, 1985 ; Steffensmeier, Ulmet et Kramer, 1998) ; une femme, elle, est plutôt orientée vers la psychiatrie et l’aide (Lloyd, 1995). Suite à ces constats, ce sont les processus sociaux de sélection de la clientèle pénale et d’attribution des peines qui sont interrogés : les prémisses cognitives, les activités interprétatives, les logiques organisationnelles… des différentes agences impliquées dans la peine (Garfinkel, 1949 ; Hogarth, 1971 ; Hutton, 2006). D’autres recherches ont montré que des enjeux économiques éclairent aussi le choix des peines : la peine de prison ou de mort régresse quand le pays a besoin d’une importante force de travail ; la population pénitentiaire augmente en période de récession ; les conditions de vie en pénitencier sont moins favorables que celles des pauvres dans la vie « civile » (Rusche et Kirchheimer, 1939 ; Sellin, 1976 ; Box et Hale, 1982 ; Christie, 1993 ; Melossi, 1998 ; Vanneste, 2001). Ce dernier type d’analyse, selon laquelle la valeur humaine croît en même temps que son utilité, s’est trouvée fragilisée face à la généralisation progressive de la peine de prison. À cet égard, l’institution carcérale a aussi été considérée comme un mur derrière lequel sont cloîtrées souffrance et violence, de façon à les cacher à notre sensibilité croissante (Elias, 1973/1939).

Mais la pénologie socio-contextuelle met aussi l’accent sur la façon dont les peines sont touchées par des changements liés aux modes d’énonciation de la norme et aux modèles de contrôle social qui leur seraient corrélatifs. À notre époque marquée par la modernité tardive, la norme et ses objectifs apparaissent moins clairs ; les modalités de contrôle social ont elles-mêmes profondément changé. L’origine de l’autorité n’est plus aussi visible et d’autres dispositifs font du pouvoir contemporain un pouvoir plus ubiquitaire, multiple et imprévisible que jamais (Foucault, 2004 ; De Munck, 1997 ; Lianos, 2003). Les attentes dans un tel mode de contrôle ne porteraient plus (ou plus seulement) sur des fautes à reconnaître, des écarts de comportements à combler ou des sanctions normalisatrices à imposer. L’individu ne serait plus seulement sommé de se conformer, il doit à tout instant se réinventer. Dans cette logique, la responsabilité du risque qu’il court ou qu’il fait courir ne revient qu’à lui seul ; l’on s’attend à ce qu’il participe activement à l’exécution de sa propre peine, ce qui instaure une nouvelle forme de contrainte (Kaminski, 2006). Enfin, plusieurs auteurs mentionnent que les évaluations de l’action publique porteraient maintenant davantage sur l’effectivité des procédures que sur les résultats que ces dernières peuvent produire. Certains évoquent aussi une nouvelle pénologie, centrée sur l’identification actuarielle et la gestion sécuritaire des groupes « à risque de délinquance », dans laquelle les individualités sont ignorées (Feeley, Simon, 1992). Si l’usage abondant de la notion de « risque » pourrait candidement laisser croire à la fin des idéologies au profit d’un simple pragmatisme neutre et rationnel, la montée des nouvelles technologies (caméras de surveillance, puces et bracelets électroniques, tests ADN) pourrait aussi donner lieu à de nouvelles configurations morales l’apparence de simples agencements techniques. Finalement, ces « nouvelles » tendances de la pénalité renverraient d’abord à une logique de protection sécuritaire de la stratification sociale contemporaine (Garland, 2001 ; Mary, 2001).

Une post-pénologie : éclairer indirectement les formes et usages (mais aussi les limites, les apories…) des réponses pénales en explorant l’ailleurs des situations problèmes et de leur gestion

Enfin, une dernière définition de la pénologie renvoie peut-être à une lecture… post-pénologique (non pas au sens où la pénologie aurait vécu mais plutôt au sens où des lignes de force émergeantes seraient désormais difficiles à inscrire dans sa stricte filiation). En effet, bien que les questions traitées par les pénologies présentées jusqu’ici soient distinctes, elles se centrent toutes sur la peine et la pénalité. Si la pénologie a été définie comme la science de la (des) peine(s), la post-pénologie va plus loin puisque plutôt que s’attarder à un environnement qui serait à même d’éclairer les mesures et peines (et leurs variantes infra-pénales), elle s’intéresse à d’autres manières de poser le « problème de la déviance » et de sa résolution. Pensons notamment ici à tout ce qu’on pourrait regrouper sous le vocable « zémiologie » (Hillyard et al., 2004).

Les auteurs liés à ce courant zémiologique nous invitent à identifier les limites et conséquences des pénologies exposées supra: elles focalisent l’attention du public sur le système pénal et ce faisant légitiment le régime de vérité étatique ; elles proposent des réformes ou des altérations du système pénal, ce qui revient finalement à le conforter ; en conséquence, ces discours et analyses risquent de perpétuer la croyance que la criminalisation des situations problèmes et la punition étatique sont nécessaires. Par ailleurs, ces pénologies négligeraient trop souvent le fait que seul un nombre très restreint d’actes criminalisables est réprimé pénalement, que ces actes sont socialement discriminés et qu’une grande majorité d’entre eux n’arrivent même pas aux instances judiciaires. En outre, d’autres situations ne sont pas criminalisées alors qu’elles attentent au bien-être et à la sécurité de la population comme la pauvreté, la pollution ou les accidents de travail.  Et enfin, les attentes des victimes ne sont que peu rencontrées durant leur passage dans le système pénal, celui-ci tendant plutôt à produire une victimisation secondaire et une souffrance, comme il le fait pour le condamné.

Pour ces raisons, il apparaît fondé, dans une perspective post-pénologique, de se décentrer du crime et de la peine en explorant la question plus large des torts sociaux et de leur régulation et ce, de façon à sortir des œillères de la lunette pénale. Un premier foyer d’intérêt ne porte plus sur la justification, les modalités ou les usages de la peine mais se recentre sur le vécu du justiciable, l’expérience pénale pouvant produire de la souffrance et de la résistance chez tous les protagonistes de la situation problème (voir, déjà en 1981, Landreville, Blankevoort, Pires). Dans ce foyer concernant encore le pénal, certains vont renverser la question de la privation de liberté en interrogeant la notion de liberté elle-même (Chantraine, 2004). Une seconde voie part du principe que la société n’a pas attendu l’instauration de l’État pour s’organiser (Dos Santos, 2004). Elle se propose d’explorer dans la vie quotidienne ce que les gens identifient et définissent comme tort social et quelles réponses ils y apportent. Cette seconde voie ouvre la réflexion sur les caractéristiques (d’une grammaire) de la socialité et ce faisant, pourrait également contribuer à repenser la justice pénale, sa relation avec les justiciables et son mode de sanction si prégnant, la peine.

Références

  • Aubusson de Cavarlay, B., Godefroy, T. (1985), « Hommes, peines et infractions, la légalité de l’inégalité », Année sociologique, 35, pp. 275-309.   
  • Box, S., Hale, Chr. (1982), « Economic Crisis and the Rising Prisoner Population in England and Wales », Crime and Social Justice, 17, pp. 20-35.
  • Chantraine, G. (2004), « Prison et regard sociologique : pour un décentrage de l'analyse critique », Champ pénal, 1, http://champpenal.revues.org/document39.html
  • Christie, N. (2003/1993), L’industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident, Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2003.
  • De Munck, J. (1997), « Du souci de soi contemporain. Déformalisation, modèle régulatoire et subjectivité », in G. Bajoit, E. Belin (dir.), Contributions à une sociologie du sujet, Paris, L’Harmattan, pp. 133-164.
  • Dos Santos, D. (2004), « Por uma outra justiça : direito penal, estado e sociedade », Revista de Sociologia e Politica, 23, 11, pp. 127-139.
  • Elias, N. (1973/1939), La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy.
  • Feeley, M., Simon, J. (1992), « The New Penology : Notes on the Emerging Strategy of Corrections and Its Implications », Criminology, 30, 4, pp. 449-474.
  • Foucault, M. (2004), Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-78), Paris, Gallimard/Seuil, Collection Hautes études.
  • Garfinkel, H. (1949), « Research Note on Inter- and Intra-Racial Homicides », Social Forces, 27, pp. 379-384.
  • Garland, D. (2001), The Culture of Control. Crime and Social Order in Contemporary Society, Oxford, Oxford University Press.
  • Hillyard P., Pantazis Ch., Tombs S., Gordon D., Eds. (2004), Beyond Criminology : Taking Harm Seriously, Londres, Pluto Press.
  • Hogarth, J. (1971), Sentencing as a Human Process, Toronto, University of Toronto Press.
  • Hutton, N. (2006), « Sentencing as a Social Practice », in S. Armstrong, L. Mcara (Eds.), Perspectives on Punishment. The Contours of Control, Oxford, Oxford University Press, pp. 155-174.
  • Kaminski, D. (2006), « Un nouveau sujet de droit pénal ? », in F. Digneffe, Th. Moreau (dir.), La responsabilité et la responsabilisation dans la justice pénale, Bruxelles, De Boeck et Larcier, Coll. Perspectives criminologiques , pp. 323-342.
  • Landreville, P., Blankevoort, V., Pires, A.P (1981), Les coûts sociaux du système pénal, Montréal, Ecole de criminologie, Université de Montréal.
  • Lianos, M. (2003), « Le contrôle social après Foucault », Surveillance and Society, 1, 3, pp. 431-448.
  • Lloyd, A. (1995) Doubly Deviant, Doubly Damned, Penguin, Sydney.
  • Mary, Ph. (2001), « Pénalité et gestion des risques : vers une justice ‘actuarielle’ en Europe », Déviance et Société, 25, 1, pp. 33-51.
  • Melossi, D. (1998). The Sociology of Punishment: Socio-Structural Perspectives. Brookfield, VT: Ashgate
  • Pires, A.P. (1998), « Aspects, traces et parcours de la rationalité pénale moderne », in C. Debuyst, Fr. Digneffe, A.P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine. Vol. 2 : la rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Bruxelles/Ottawa, De Boeck Université, pp. 3-52.
  • Rusche, G., Kircheimer, O. (1994/1939), Peine et structure sociale. Histoire et théorie critique du régime pénal, Paris, Les éditions du Cerf.
  • Sellin, T.J. (1976), Slavery and the penal system, New York, Elsevier.
  • Steffensmeier, D., Ulmet, J., Kramer J. (1998), « The Interaction of Race, Gender, and Age in Criminal Sentencing: the Punishment Cost of Being Young, Black, and Male», Criminology, 36, 4, pp. 763-797.
  • Vanneste, C. (2001), Les chiffres des prisons. Des logiques économiques à leur traduction pénale, Paris, L’Harmattan.
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Les « commissions de vérité »

 

Les commissions de vérité sont des institutions temporaires visant à mettre un point final à un conflit social, souvent armé, d’une manière qui satisfasse toutes les parties au conflit, incluant les responsables d’abus et leurs victimes. Elles sont nommées « commissions de vérité » parce qu’une de leurs missions principales est de produire une version officielle de ce qui s’est passé, une « vérité » nationale. Une autre de leurs missions est de rendre justice en fonction de la vérité trouvée sur les abuseurs et leurs victimes. Il s’agit souvent (mais non exclusivement) d’appliquer un modèle ou un autre de justice réparatrice, ou « restaurative », à la fois par manque de moyens, par souci d’éviter d’ébranler le nouvel appareil politique en se frottant trop brutalement à des individus ou des groupes ayant conservé un certain pouvoir politique, ou par conviction de sa supériorité sur la justice pénale conventionnelle.

 

Nouvelles démocraties et précarité politique

Depuis quelques années, il semble qu’il soit de plus en plus question, dans les pays du monde qui font face aux séquelles de crises politiques et humanitaires majeures, d’instaurer de telles institutions, nommées « commission de vérité » avec, à l’occasion, l’ajout d’une fonction plus ou moins symbolique de « réconciliation nationale ». Dans les faits, les vocations multiples de ces institutions sont souvent incompatibles, voire contradictoires. Si l’objectif consiste à la fois à chercher la vérité et à s’assurer la réconciliation des parties, il faut s’attendre à faire face à des questions impossibles à résoudre pour la satisfaction de tous. Doit-on insister auprès des victimes pour qu’elles se réconcilient avec leurs oppresseurs ? Doit-on permettre à une commission d’émettre des citations à comparaître, de fouiller des lieux et de saisir des documents sans égard, au risque d’attiser à nouveau les cendres du conflit qu’on vient tout juste de laisser derrière ? À l’opposé, en favorisant trop la réconciliation nationale, ne risque-t-on pas de tomber dans des formes variées de négationnisme, de « stérilisation » systématique de l’histoire ?

Voilà le numéro d’équilibriste qu’ont tenté les politiciens sud-africains, au milieu des années 1990, avec la Commission vérité et réconciliation (CVR - en anglais, South African Truth and Reconciliation Commission, TRC). À ce jour, la CVR est sans doute l’accomplissement maximal du modèle, à la fois par les ressources financières et humaines engagées dans le projet, par sa durée, par l’ampleur de l’époque historique visée par l’enquête et par le nombre de personnes touchées. Elle se distingue également par ses origines parlementaires : contrairement aux autres institutions du genre (en Argentine et au Chili, par exemple), la CVR fut fondée par une loi adoptée par les membres de l’Assemblée nationale d’Afrique du Sud, qui fixait aussi ses objectifs et les modalités de son fonctionnement (Promotion Of National Unity And Reconciliation Act, 1995-34). En plus d’en faire une institution réellement publique, ceci permit également de donner à la Commission les pouvoirs d’émettre des citations à comparaître (subpoenas) et des mandats officiels permettant à ses agents enquêteurs de fouiller des lieux et de saisir des documents (pouvoirs qui furent toutefois très rarement utilisés).

Face aux auteurs d’actes jugés répréhensibles, le principe de fonctionnement de la Commission était celui de la carotte et du bâton. Pour briser le mur du silence, on offrit une amnistie inconditionnelle et complète (protection contre les poursuites criminelles et civiles. Il faut rappeler que dans le système anglo-saxon sud africain, ces deux types de procédure sont entièrement séparés et indépendants.) à tous ceux qui viendraient de leur propre gré avouer leurs fautes, expliquer les détails de ce qui s’était passé et révéler l’identité de tous ceux qui avaient participé, en particulier ceux qui avaient donné des ordres. Pour ce qui a trait aux victimes, la logique de la CVR était qu’en contrepartie de l’extinction instantanée de tous les recours légaux produite par l’amnistie, on pourrait enfin leur offrir la vérité au sujet de ce qui était arrivé. Ici, il faut comprendre que même dans les cas où les victimes savaient déjà ce qui s’était passé, le fait que cette vérité soit reprise et proclamée par une institution officielle devait produire, au-delà de la simple connaissance, la reconnaissance de leur oppression passée. Ceci était d’autant plus important pour ceux que l’ancien État avait traités de criminels et de terroristes. Enfin, la CVR était également chargée de formuler des recommandations au gouvernement sur la meilleure manière de réhabiliter et d’indemniser les victimes, incluant compensation financière, services sociaux, monuments symboliques, etc.

En règle générale, les commissions de vérité sont adoptées dans des contextes sociopolitiques extrêmement précaires, après des hostilités généralisées, des massacres à grande échelle, des périodes prolongées d’oppression gouvernementale, etc. Par conséquent, elles ont toutes deux éléments en commun. Le premier est bien sûr que l’histoire récente du pays a été marquée par des actes d’une gravité telle qu’on juge nécessaire de leur donner une réponse officielle. Le second est la fragilité perçue de l’administration de l’État. La transition politique étant récente et souvent inachevée, le gouvernement adoptant une telle institution le fait au milieu de ce qu’on pourrait qualifier d’un état de crise - même si la situation paraît tout de même relativement stable pour la population locale, qui peut, par exemple, sortir tout juste d’une guerre civile. C’est un contexte politique transitionnel où se confrontent l’insécurité à la paix relative, l’espoir au pessimisme, les attentes démesurées - qui ne manqueront pas d’être déçues - à de nouveaux droits dont on saisit encore mal la portée.

En Afrique du Sud, le premier projet de loi de la CVR fut soumis à l’Assemblée nationale quelques semaines à peine après l’inauguration du premier gouvernement démocratique. Le gouvernement nouvellement formé faisait face à une crise sécuritaire, surtout dans la province du Kwazulu, où des affrontements politiques entre l’African National Congress (ANC) de Nelson Mandela et l’Inkatha (parti zulu local) continuaient de produire des dizaines de victimes. Peu avant les élections, des groupes d’extrême droite avaient (maladroitement) tenté de s’emparer de la province du Bophuthatswana. Ainsi, malgré les revendications de plusieurs groupes insistant pour que des procès soient tenus, surtout pour les dirigeants du Parti nationaliste (National Party), la haute direction de l’ANC opta plutôt pour une approche qui risquerait moins de mettre le feu aux poudres

 

L’éthique de la vérité

En Afrique du sud, un discours éthique justifiant l’abandon de l’approche pénale conventionnelle fut assez rapidement adopté par le gouvernement, secondé d’experts, de notables et de groupes de citoyens intéressés par le concept contemporain de « justice réparatrice ». Le projet de commission de vérité fut présenté comme une incarnation de ce modèle de justice - à la fois avant-gardiste, parce qu’en pleine expansion dans plusieurs pays, et traditionnel, parce qu’on réussit à le connecter à la culture africaine ancestrale. À travers le concept d’ubuntu, mot africain exprimant la réflexivité de la nature humaine, on construisit une mythologie justificatrice sur la justice non pénale, « traditionnelle » en Afrique.

Il est aisé de constater à quel point le modèle de justice réparatrice répond aux problèmes énumérés plus haut. Premièrement, on y évitera d’accuser, de dénoncer et bien sûr de punir un grand nombre d’individus assimilés à un groupe socio-ethnique, ce qui contredirait, du moins en apparence, le nouveau discours de la réconciliation ou de la paix nouvellement gagnée. Deuxièmement, les membres du nouveau gouvernement qui auraient commis des abus dans le passé pourront également participer au processus sans risque de retombées politiques. Troisièmement, le vocabulaire de la « réconciliation nationale », pierre d’assise de la nouvelle structure du pouvoir politique, est une des clés de la notion de réparation. Enfin, autre point focal du modèle, l’amélioration de la position des victimes passera par la subordination de la nouvelle institution à leurs intérêts - c’est pour les victimes qu’on cherchera la vérité - voire, bien sûr, par le niveau plus concret du dédommagement matériel ou symbolique.

Une des caractéristiques principales des crimes de régimes autoritaires ou totalitaires est le secret dans lequel ils sont commis. Prisons secrètes, accusations secrètes, torture, disparitions. Le tout sous forme de guerre sale justifiée dans par le discours politique — et par les médias qui en chantent les louanges — comme une lutte au communisme, au terrorisme ou autre démon populaire. La mission principale d’une commission, dans ce contexte, en est une d’investigation et de redressement historique. Ainsi, le projet sud-africain, par exemple, consista à accueillir un certain nombre des responsables de l’apartheid et de ses diverses oppressions, afin d’obtenir une fois pour toutes la vérité sur le passé. On reconnaissait à cette vérité plusieurs propriétés intrinsèques et axiomatiques, dont celles de réhabiliter les victimes (en contredisant les accusations criminelles de l’ancien gouvernement), de réintégrer les responsables (puisque avec leur témoignage ils participaient au processus de réconciliation) et de prévenir un retour de l’oppression en protégeant la démocratie et en produisant des citoyens bien informés et réfractaires aux atteintes aux droits de la personne. Bref, dans le vocabulaire de la CVR, la vérité devait « rétablir l’ordre moral », parce que sous sa lumière, la différence entre le bien et le mal apparaîtrait immédiatement.

 

Persistance du pénal

Malgré le discours conciliant, la plupart des commissions de vérité reposent sur la présence de sanction pénales. Beaucoup confient leurs dossiers aux autorités judiciaires, d’autres utilisent la menace de sanction et la promesse d’immunité pour convaincre les responsables de participer. Dans certains cas l’éclosion de la vérité fait office de sanction en elle-même. Le rapport final de la CVR sud-africaine insiste encore et encore sur les tracas qu’un passage devant la Commission a pu causer aux demandeurs d’amnistie. Par exemple, dans l’introduction du rapport, le président Tutu explique comment le demandeur d’amnistie, durant sa comparution, est identifié comme criminel, stigmatisé, risquant ensuite le rejet par sa famille, par ses amis et par le reste de la société. Bref, la sanction pénale est remplacée par une sanction non officielle ; l’ordre moral continue de dépendre de la non-impunité des coupables.

Ainsi, à l’analyse ressort une image somme toute assez conventionnelle des procédures de la CVR en matière d’amnistie : formellement, l’audience ressemblait de près à un tribunal criminel et se terminait par une décision rendue par trois juristes professionnels (des juges pour la plupart) évaluant le droit et les faits dans un cadre précisément délimité par la loi. Le contenu de cette décision était bien sûr différent, aucune sanction n’étant directement imposée, mais le discours n’en resta pas moins assez proche de celui qui accompagne le système pénal commun : identifier, dénoncer et produire des conséquences négatives (indirectes) pour les coupables.

 

Le pardon comme institution nationale

Il n’en reste pas moins que l’amnistie, telle qu’on la pratique dans les commissions de vérité, est une forme de pardon officiel. Attribuée par une institution formellement chargée de la réconciliation nationale, c’est l’État attestant de la participation de son détenteur au processus de vérité et de réconciliation. Il est à noter que cette amnistie est toujours attribuée sans tenir compte de l’opinion des victimes.

Ce pardon officiel prend diverses formes selon les discours. Il peut être thérapeutique pour les victimes, rassembleur pour les communautés et protecteur pour l’État — qui nécessite un minimum de paix sociale pour parvenir à gouverner. Ainsi, du point de vue de l’État c’est le passage relativement flou du pardon individuel à la réconciliation nationale qui est de la plus immédiate importance. En tant que création de l’État, toute commission en respecte de facto ou de jure les principales aspirations et adapte ses pratiques d’investigation et/ou de justice en fonction des nécessités de la réconciliation.

 

Conclusion : quel succès ?

Les notions de réconciliation, de réparation et de vérité, sont à géométrie variable. C’est ce qui fait leur force politique, leur potentiel d’effectivement protéger la paix sociale et de permettre un discours de réconciliation nationale qui peut s’adapter aux jeux de pouvoir. Ainsi, insister sur la question de ses succès ou de ses échecs, c’est se placer dans le mauvais cadre de référence. Par exemple, sous plusieurs angles la CVR fut un succès spectaculaire. La production de son rapport dans la controverse, mal reçu à la fois par l’ANC et le NP (les deux s’adressant aux tribunaux pour empêcher sa publication), marqua la fin d’une époque. Après des années de tergiversations, le gouvernement finit effectivement par payer une compensation aux victimes identifiées par la CVR. Le pays reste en état de paix relative et aux yeux des citoyens, la criminalité commune étant infiniment plus préoccupante que les injustices passées de l’apartheid. Sans faire l’objet de poursuites judiciaires, le NP s’est doucement éteint et a rejoint les cendres de l’apartheid, autre pas vers l’élimination du passé raciste. De là à y voir les effets de la tenue d’une commission de vérité, il reste un gouffre impossible à combler.

 

Note

Une version différente ce cet article a été publiée sous : Leman-Langlois, Stéphane (2005), « Le modèle vérité et réconciliation, victimes, bourreaux et l’institutionnalisation du pardon », Informations sociales, N°127, 112-121.

Mars 2010

 

Références

 

  • Asmal, Kader, Louise Asmal et Ronald Suresh Roberts (1996), Reconciliation trought Truth: A    Reckoning of Apartheid’s Criminal Governance, Cape Town, David Philip.
  • Leman-langlois, Stéphane (2008) Réconciliation et justice, Montréal, Athéna.
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  • Leman-Langlois, Stéphane et Clifford Shearing (2004), « Repairing The Future : The South African Truth And Reconciliation Commission At Work », G. Gilligan et J. Pratt (éds.), Crime, Truth And Justice : Official Inquiry, Discourse, Knowledge, Londres, Willan Publishing, 222-242.
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9