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Les « commissions de vérité »

 

Les commissions de vérité sont des institutions temporaires visant à mettre un point final à un conflit social, souvent armé, d’une manière qui satisfasse toutes les parties au conflit, incluant les responsables d’abus et leurs victimes. Elles sont nommées « commissions de vérité » parce qu’une de leurs missions principales est de produire une version officielle de ce qui s’est passé, une « vérité » nationale. Une autre de leurs missions est de rendre justice en fonction de la vérité trouvée sur les abuseurs et leurs victimes. Il s’agit souvent (mais non exclusivement) d’appliquer un modèle ou un autre de justice réparatrice, ou « restaurative », à la fois par manque de moyens, par souci d’éviter d’ébranler le nouvel appareil politique en se frottant trop brutalement à des individus ou des groupes ayant conservé un certain pouvoir politique, ou par conviction de sa supériorité sur la justice pénale conventionnelle.

 

Nouvelles démocraties et précarité politique

Depuis quelques années, il semble qu’il soit de plus en plus question, dans les pays du monde qui font face aux séquelles de crises politiques et humanitaires majeures, d’instaurer de telles institutions, nommées « commission de vérité » avec, à l’occasion, l’ajout d’une fonction plus ou moins symbolique de « réconciliation nationale ». Dans les faits, les vocations multiples de ces institutions sont souvent incompatibles, voire contradictoires. Si l’objectif consiste à la fois à chercher la vérité et à s’assurer la réconciliation des parties, il faut s’attendre à faire face à des questions impossibles à résoudre pour la satisfaction de tous. Doit-on insister auprès des victimes pour qu’elles se réconcilient avec leurs oppresseurs ? Doit-on permettre à une commission d’émettre des citations à comparaître, de fouiller des lieux et de saisir des documents sans égard, au risque d’attiser à nouveau les cendres du conflit qu’on vient tout juste de laisser derrière ? À l’opposé, en favorisant trop la réconciliation nationale, ne risque-t-on pas de tomber dans des formes variées de négationnisme, de « stérilisation » systématique de l’histoire ?

Voilà le numéro d’équilibriste qu’ont tenté les politiciens sud-africains, au milieu des années 1990, avec la Commission vérité et réconciliation (CVR - en anglais, South African Truth and Reconciliation Commission, TRC). À ce jour, la CVR est sans doute l’accomplissement maximal du modèle, à la fois par les ressources financières et humaines engagées dans le projet, par sa durée, par l’ampleur de l’époque historique visée par l’enquête et par le nombre de personnes touchées. Elle se distingue également par ses origines parlementaires : contrairement aux autres institutions du genre (en Argentine et au Chili, par exemple), la CVR fut fondée par une loi adoptée par les membres de l’Assemblée nationale d’Afrique du Sud, qui fixait aussi ses objectifs et les modalités de son fonctionnement (Promotion Of National Unity And Reconciliation Act, 1995-34). En plus d’en faire une institution réellement publique, ceci permit également de donner à la Commission les pouvoirs d’émettre des citations à comparaître (subpoenas) et des mandats officiels permettant à ses agents enquêteurs de fouiller des lieux et de saisir des documents (pouvoirs qui furent toutefois très rarement utilisés).

Face aux auteurs d’actes jugés répréhensibles, le principe de fonctionnement de la Commission était celui de la carotte et du bâton. Pour briser le mur du silence, on offrit une amnistie inconditionnelle et complète (protection contre les poursuites criminelles et civiles. Il faut rappeler que dans le système anglo-saxon sud africain, ces deux types de procédure sont entièrement séparés et indépendants.) à tous ceux qui viendraient de leur propre gré avouer leurs fautes, expliquer les détails de ce qui s’était passé et révéler l’identité de tous ceux qui avaient participé, en particulier ceux qui avaient donné des ordres. Pour ce qui a trait aux victimes, la logique de la CVR était qu’en contrepartie de l’extinction instantanée de tous les recours légaux produite par l’amnistie, on pourrait enfin leur offrir la vérité au sujet de ce qui était arrivé. Ici, il faut comprendre que même dans les cas où les victimes savaient déjà ce qui s’était passé, le fait que cette vérité soit reprise et proclamée par une institution officielle devait produire, au-delà de la simple connaissance, la reconnaissance de leur oppression passée. Ceci était d’autant plus important pour ceux que l’ancien État avait traités de criminels et de terroristes. Enfin, la CVR était également chargée de formuler des recommandations au gouvernement sur la meilleure manière de réhabiliter et d’indemniser les victimes, incluant compensation financière, services sociaux, monuments symboliques, etc.

En règle générale, les commissions de vérité sont adoptées dans des contextes sociopolitiques extrêmement précaires, après des hostilités généralisées, des massacres à grande échelle, des périodes prolongées d’oppression gouvernementale, etc. Par conséquent, elles ont toutes deux éléments en commun. Le premier est bien sûr que l’histoire récente du pays a été marquée par des actes d’une gravité telle qu’on juge nécessaire de leur donner une réponse officielle. Le second est la fragilité perçue de l’administration de l’État. La transition politique étant récente et souvent inachevée, le gouvernement adoptant une telle institution le fait au milieu de ce qu’on pourrait qualifier d’un état de crise - même si la situation paraît tout de même relativement stable pour la population locale, qui peut, par exemple, sortir tout juste d’une guerre civile. C’est un contexte politique transitionnel où se confrontent l’insécurité à la paix relative, l’espoir au pessimisme, les attentes démesurées - qui ne manqueront pas d’être déçues - à de nouveaux droits dont on saisit encore mal la portée.

En Afrique du Sud, le premier projet de loi de la CVR fut soumis à l’Assemblée nationale quelques semaines à peine après l’inauguration du premier gouvernement démocratique. Le gouvernement nouvellement formé faisait face à une crise sécuritaire, surtout dans la province du Kwazulu, où des affrontements politiques entre l’African National Congress (ANC) de Nelson Mandela et l’Inkatha (parti zulu local) continuaient de produire des dizaines de victimes. Peu avant les élections, des groupes d’extrême droite avaient (maladroitement) tenté de s’emparer de la province du Bophuthatswana. Ainsi, malgré les revendications de plusieurs groupes insistant pour que des procès soient tenus, surtout pour les dirigeants du Parti nationaliste (National Party), la haute direction de l’ANC opta plutôt pour une approche qui risquerait moins de mettre le feu aux poudres

 

L’éthique de la vérité

En Afrique du sud, un discours éthique justifiant l’abandon de l’approche pénale conventionnelle fut assez rapidement adopté par le gouvernement, secondé d’experts, de notables et de groupes de citoyens intéressés par le concept contemporain de « justice réparatrice ». Le projet de commission de vérité fut présenté comme une incarnation de ce modèle de justice - à la fois avant-gardiste, parce qu’en pleine expansion dans plusieurs pays, et traditionnel, parce qu’on réussit à le connecter à la culture africaine ancestrale. À travers le concept d’ubuntu, mot africain exprimant la réflexivité de la nature humaine, on construisit une mythologie justificatrice sur la justice non pénale, « traditionnelle » en Afrique.

Il est aisé de constater à quel point le modèle de justice réparatrice répond aux problèmes énumérés plus haut. Premièrement, on y évitera d’accuser, de dénoncer et bien sûr de punir un grand nombre d’individus assimilés à un groupe socio-ethnique, ce qui contredirait, du moins en apparence, le nouveau discours de la réconciliation ou de la paix nouvellement gagnée. Deuxièmement, les membres du nouveau gouvernement qui auraient commis des abus dans le passé pourront également participer au processus sans risque de retombées politiques. Troisièmement, le vocabulaire de la « réconciliation nationale », pierre d’assise de la nouvelle structure du pouvoir politique, est une des clés de la notion de réparation. Enfin, autre point focal du modèle, l’amélioration de la position des victimes passera par la subordination de la nouvelle institution à leurs intérêts - c’est pour les victimes qu’on cherchera la vérité - voire, bien sûr, par le niveau plus concret du dédommagement matériel ou symbolique.

Une des caractéristiques principales des crimes de régimes autoritaires ou totalitaires est le secret dans lequel ils sont commis. Prisons secrètes, accusations secrètes, torture, disparitions. Le tout sous forme de guerre sale justifiée dans par le discours politique — et par les médias qui en chantent les louanges — comme une lutte au communisme, au terrorisme ou autre démon populaire. La mission principale d’une commission, dans ce contexte, en est une d’investigation et de redressement historique. Ainsi, le projet sud-africain, par exemple, consista à accueillir un certain nombre des responsables de l’apartheid et de ses diverses oppressions, afin d’obtenir une fois pour toutes la vérité sur le passé. On reconnaissait à cette vérité plusieurs propriétés intrinsèques et axiomatiques, dont celles de réhabiliter les victimes (en contredisant les accusations criminelles de l’ancien gouvernement), de réintégrer les responsables (puisque avec leur témoignage ils participaient au processus de réconciliation) et de prévenir un retour de l’oppression en protégeant la démocratie et en produisant des citoyens bien informés et réfractaires aux atteintes aux droits de la personne. Bref, dans le vocabulaire de la CVR, la vérité devait « rétablir l’ordre moral », parce que sous sa lumière, la différence entre le bien et le mal apparaîtrait immédiatement.

 

Persistance du pénal

Malgré le discours conciliant, la plupart des commissions de vérité reposent sur la présence de sanction pénales. Beaucoup confient leurs dossiers aux autorités judiciaires, d’autres utilisent la menace de sanction et la promesse d’immunité pour convaincre les responsables de participer. Dans certains cas l’éclosion de la vérité fait office de sanction en elle-même. Le rapport final de la CVR sud-africaine insiste encore et encore sur les tracas qu’un passage devant la Commission a pu causer aux demandeurs d’amnistie. Par exemple, dans l’introduction du rapport, le président Tutu explique comment le demandeur d’amnistie, durant sa comparution, est identifié comme criminel, stigmatisé, risquant ensuite le rejet par sa famille, par ses amis et par le reste de la société. Bref, la sanction pénale est remplacée par une sanction non officielle ; l’ordre moral continue de dépendre de la non-impunité des coupables.

Ainsi, à l’analyse ressort une image somme toute assez conventionnelle des procédures de la CVR en matière d’amnistie : formellement, l’audience ressemblait de près à un tribunal criminel et se terminait par une décision rendue par trois juristes professionnels (des juges pour la plupart) évaluant le droit et les faits dans un cadre précisément délimité par la loi. Le contenu de cette décision était bien sûr différent, aucune sanction n’étant directement imposée, mais le discours n’en resta pas moins assez proche de celui qui accompagne le système pénal commun : identifier, dénoncer et produire des conséquences négatives (indirectes) pour les coupables.

 

Le pardon comme institution nationale

Il n’en reste pas moins que l’amnistie, telle qu’on la pratique dans les commissions de vérité, est une forme de pardon officiel. Attribuée par une institution formellement chargée de la réconciliation nationale, c’est l’État attestant de la participation de son détenteur au processus de vérité et de réconciliation. Il est à noter que cette amnistie est toujours attribuée sans tenir compte de l’opinion des victimes.

Ce pardon officiel prend diverses formes selon les discours. Il peut être thérapeutique pour les victimes, rassembleur pour les communautés et protecteur pour l’État — qui nécessite un minimum de paix sociale pour parvenir à gouverner. Ainsi, du point de vue de l’État c’est le passage relativement flou du pardon individuel à la réconciliation nationale qui est de la plus immédiate importance. En tant que création de l’État, toute commission en respecte de facto ou de jure les principales aspirations et adapte ses pratiques d’investigation et/ou de justice en fonction des nécessités de la réconciliation.

 

Conclusion : quel succès ?

Les notions de réconciliation, de réparation et de vérité, sont à géométrie variable. C’est ce qui fait leur force politique, leur potentiel d’effectivement protéger la paix sociale et de permettre un discours de réconciliation nationale qui peut s’adapter aux jeux de pouvoir. Ainsi, insister sur la question de ses succès ou de ses échecs, c’est se placer dans le mauvais cadre de référence. Par exemple, sous plusieurs angles la CVR fut un succès spectaculaire. La production de son rapport dans la controverse, mal reçu à la fois par l’ANC et le NP (les deux s’adressant aux tribunaux pour empêcher sa publication), marqua la fin d’une époque. Après des années de tergiversations, le gouvernement finit effectivement par payer une compensation aux victimes identifiées par la CVR. Le pays reste en état de paix relative et aux yeux des citoyens, la criminalité commune étant infiniment plus préoccupante que les injustices passées de l’apartheid. Sans faire l’objet de poursuites judiciaires, le NP s’est doucement éteint et a rejoint les cendres de l’apartheid, autre pas vers l’élimination du passé raciste. De là à y voir les effets de la tenue d’une commission de vérité, il reste un gouffre impossible à combler.

 

Note

Une version différente ce cet article a été publiée sous : Leman-Langlois, Stéphane (2005), « Le modèle vérité et réconciliation, victimes, bourreaux et l’institutionnalisation du pardon », Informations sociales, N°127, 112-121.

Mars 2010

 

Références

 

  • Asmal, Kader, Louise Asmal et Ronald Suresh Roberts (1996), Reconciliation trought Truth: A    Reckoning of Apartheid’s Criminal Governance, Cape Town, David Philip.
  • Leman-langlois, Stéphane (2008) Réconciliation et justice, Montréal, Athéna.
  • Leman-Langlois, Stéphane et Clifford Shearing (2008), « Transition, Forgiveness and Citizenship : The South African Truth and Reconciliation Commission and the Social Construction of Forgiveness », F. Du Bois et A. Pedain, Justice and Reconciliation in Post-Apartheid South Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 206-228.
  • Leman-Langlois, Stéphane et Clifford Shearing (2004), « Repairing The Future : The South African Truth And Reconciliation Commission At Work », G. Gilligan et J. Pratt (éds.), Crime, Truth And Justice : Official Inquiry, Discourse, Knowledge, Londres, Willan Publishing, 222-242.
  • Dubois-Pedain, Antje (2007), Transitional Amnesty in South Africa, Cambridge, Cambridge University Press
  • Minow, Martha (1998), Between Vengeance and Forgiveness: Facing History after Genocide and Mass Violence, Boston, Beacon Press.
  • Moon, Claire (2008), Narrating Political Reconciliation : South Africa’s Truth and Reconcliation Commission, Lanham (MD), Lexington Books.
  • Tutu, Desmond (1999), No Future without Forgiveness, New York, Doubleday.
  • Richard Wilson (2001), The Politics of Truth and Reconciliation in South Africa: Legitimizing the Post-Apartheid State, Cambridge (UK), Cambridge University Press.

 

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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9