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Criminalité réelle : équation et réflexions

 

Nous remercions les professeurs Marie-Sophie Devresse et Laurent Van Ruysevelt pour leurs lectures et leurs commentaires qui ont permis d’améliorer ce texte.

La « criminalité réelle », l’ensemble des crimes (nous utiliserons la notion de crime comme synonyme des faits qui transgressent la loi pénale) commis, est souvent présentée comme la grande inconnue de la criminologie. Elle a fasciné plus d’un criminologue. Une telle fascination est-elle justifiée ?
 
Dans le cadre de cette réflexion, nous allons d’abord aborder la criminalité réelle sous la forme d’une équation. Ensuite, nous proposerons quelques réflexions critiques sur la notion de criminalité réelle et sur les statistiques policières qui sont souvent présentées comme un outil important dans l’évaluation de la criminalité.
 
L’équation de la « criminalité réelle »
 
L’équation de la criminalité réelle peut être formulée de la manière suivante :
 
CR = CCE - NCE + CCNE + CN
 
avec,
 
CR : la criminalité réelle, l’ensemble des crimes commis ;
CCE : la criminalité connue qui est enregistrée ; l’ensemble des crimes connus qui ont fait l’objet d’un enregistrement ;
NCE : la non-criminalité enregistrée ; l’ensemble des faits qui sont enregistrés mais qui ne sont pas des crimes (crimes enregistrés à tort) ;
CCNE : la criminalité connue qui n’est pas enregistrée ; l’ensemble des crimes connus qui n’ont pas fait l’objet d’un enregistrement ;
CN : le « chiffre noir » ; l’ensemble des crimes qui ne sont pas connus.
 
La criminalité réelle peut également se présenter sous la forme du schéma suivant :
 
 
 
La CR
 
Vu la catégorisation spatio-temporelle du monde social qui est dominante actuellement, on pourrait préciser que la CR est l’ensemble des crimes commis sur un territoire donné – un État – pendant une durée donnée – un an.
 
De plus, ce qui est un crime aujourd’hui ne l’était peut-être pas hier et ne le sera peut-être plus demain. La notion de « décriminalisation » permet de montrer que la « réalité » du crime est relative. Par exemple, en Belgique l’adultère et l’homosexualité ont été des crimes mais ne le sont plus actuellement.
 
Comme toute catégorisation, il s’agit d’une convention qui peut se modifier. Une catégorisation de la réalité n’est qu’une division toujours partielle et partiale de la réalité qui doit aider les humains dans leurs projets d’appréhension du monde (ce n’est pas une critique, c’est une nécessité !). Elle n’est maintenue que si elle est perçue comme utile à ce projet humain de compréhension du monde.
 
La CCE
 
Quand on évoque l’ensemble des crimes connus qui ont fait l’objet d’un enregistrement, on pense prioritairement aux faits connus… des services de police et qui ont fait l’objet d’un enregistrement… dans un procès-verbal émanant de ces services. C’est une simplification car il ne faut pas oublier qu’il existe d’autres instances officielles susceptibles d’enregistrer les crimes commis. Vu la pluralité des ces services, il faut être attentif et éviter les doubles comptages.
 
La NCE
 
Parmi l’ensemble des faits connus des services de police et enregistrés par eux (CCE), il y a une série de faits qui ne sont en réalité pas des « crimes ». C’est ce que nous avons appelé dans l’équation la non-criminalité enregistrée (NCE). Il convient de soustraire cette NCE de la criminalité réelle puisque nous sommes alors face à des faits qui ont été enregistrés « à tort ».
 
Qu’a-t-il pu se passer pour que des faits qui ne sont pas des crimes soient repris dans les statistiques policières ? Ce qui est repris dans les bases de données policières provient des procès-verbaux policiers. Ces procès-verbaux sont la mise par écrit des « constatations » faites par les policiers à la suite de déclarations de personnes qui pensent être victimes ou témoins de la transgression d’une norme et, dans une moindre mesure, des « constatations » faites directement par les policiers (ex. : un policier est à un carrefour et croit constater un excès de vitesse ou le franchissement d’une ligne blanche). On est au niveau de la « constatation », et se pose la question de savoir si on peut déjà parler de « criminalité ». De manière générale, à partir de quand peut-on parler de criminalité ? Peut-on parler de criminalité avant qu’un juge ne se prononce sur la situation ? Le principe de présomption d’innocence fait que la criminalité d’un comportement se conçoit davantage au moment de la condamnation (par le juge) qu’au moment de la constatation (par le policier).
 
Quoi qu’il en soit, il est évident qu’un certain nombre de ces constatations policières n’aboutiront pas à une condamnation judiciaire. Les raisons de cette absence de traduction en condamnation peuvent être variées mais l’une de celle-ci, qui nous intéresse pour le moment, est qu’il n’y a pas d’infraction : les conditions de l’infraction ne sont pas réunies. Pourquoi ? Le policier s’est trompé et la voiture ne roulait pas assez vite pour parler d’« excès de vitesse ». Le policier ne s’est a priori pas trompé, la voiture roulait au dessus des limites autorisées, mais le conducteur n’a pas commis une infraction car il est médecin et qu’il était appelé pour une urgence (C’est le cas également, dans certains systèmes pénaux, si le conducteur est un mineur. Par exemple, en Belgique un mineur ne peut pas commettre une infraction, il n’est pas pénalement responsable. Il pourra par contre être jugé par le tribunal de la jeunesse pour un « fait qualifié infraction » (c’est une illustration de ce que les juristes appellent une « fiction juridique »))Une personne peut croire à tort qu’elle est victime d’une infraction. Un témoin peut se tromper également. Signalons le cas d’école de l’enregistrement d’une infraction qui a été « provoquée » par un policier. En effet, on peut imaginer (c’est le cas en droit belge) que les poursuites sont impossibles lorsqu’un individu a commis une infraction à la suite d’une mise en scène orchestrée par un service de police. De Rue et De Valkeneer donnent l’exemple suivant : « Un policier qui se contente de suivre une prostituée à sa demande n’est pas considéré comme un agent provocateur. Mais, en revanche, s’il la suit spontanément et lui explique qu’il est un provincial qui descend à Bruxelles pour s’amuser, son attitude peut être assimilée à de la provocation » (2008 : 52).
 
La CCNE
 
La criminalité connue qui n’est pas enregistrée recouvre l’ensemble des crimes connus des instances officielles (la police principalement) qui n’ont pas fait l’objet d’un enregistrement par ces instances et ce, quelle qu’en soit la raison. Les recherches en sociologie policière montrent que ces raisons sont nombreuses, certaines légales et d’autres illégales.
 
Les refus d’enregistrement peuvent être dus à la croyance du policier (à tort ou à raison) que les faits reportés ne sont pas constitutifs d’une infraction. Parmi la CCNE, il existe des faits qui ne sont en réalité pas des crimes. Il s’agit des faits connus des services de police que ces derniers n’ont pas enregistrés et ce « à raison » puisque ces faits n’étaient en réalité pas des infractions. Nous avons déjà évoqué cette hypothèse : une personne renvoie à un policier des faits dont elle s’estime victime. Si cette personne se trompe et que le policier repère cette erreur, nous sommes face à un cas où le non-enregistrement est justifié par l’absence d’infraction.
 
Ces refus peuvent également être dus à la croyance du policier que les faits reportés ne sont « pas assez graves » et qu’il n’est pas opportun de mettre en branle les forces limitées du système pénal. Ces refus peuvent également être dus à la croyance du policier (à tort ou à raison) que les faits reportés ne seront pas traités par le parquet (l’enregistrement risque d’apparaître inutile pour le projet du policier). Ce raisonnement montre qu’il faut être attentif à la dimension systémique du travail policier. Celui-ci est un acteur qui évolue dans un réseau, dès lors ses actions sont influencées par les autres acteurs du système pénal (comme elles les influencent en retour). Parfois l’absence d’enregistrement est moins perçu en termes de « refus » qu’en termes de « nécessité » ; alors même que le policier pense que les faits « méritent » de faire l’objet d’un enregistrement, il renonce à l’enregistrement afin d’éviter d’encombrer un système pénal qu’il pense (à tort ou à raison) saturé. Il faut noter que cette perception de saturation peut trouver un écho dans la masse grandissante des affaires à traiter. Cette masse grandissante peut s’expliquer par au moins quatre facteurs (Adam et al., 2014  : 140 et s.). Grâce aux nouvelles technologies de contrôle de l’espace public (caméra, radar, alarmes…), il y a plus de faits susceptibles d’être connus des forces de l’ordre. Avec le développement d’un « monde virtuel », il y a plus de faits susceptibles d’être commis (téléchargements illégaux, messages à caractère raciste sur la toile…). Il y a plus de textes qui définissent des comportements comme des crimes (inflation législative). Cette incrimination croissante s’explique par une évolution de la société dans laquelle les thèmes de la justice et de la sécurité prennent une place de plus en plus importante. Enfin, il y a plus de recours à la justice pour des problèmes qui étaient préalablement « acceptés » (ex. : acceptation « fataliste » de l’erreur médicale) ou résolus sans faire appel au système pénal (ex. : querelle de voisinage).
 
Il arrive qu’un refus d’enregistrement soit lié à une interaction problématique avec la victime qui porte plainte (ex. : une victime perçue comme « trop revendicatrice », une victime qui ne s’exprime pas clairement). Des « nécessités pratico-pratiques » font que certains faits ne sont pas enregistrés (ex. : une patrouille en filature ne peut pas en même temps enregistrer une infraction au code de la route d’un autre justiciable). Par exemple dans le cas d’une infiltration policière qui dérape il y a peu de chance que soient enregistrées les infractions commises par un policier infiltré qui ne respecte plus le cadre légal de l’infiltration (cela dit le droit belge et le droit canadien, entre autres, permettent au policier infiltré de commettre certaines infractions si elles sont absolument nécessaires à la réussite de l’infiltration et qu’elles ont fait l’objet d’un accord préalable et écrit du procureur ou ).
 
Le CN
 
Avec le « chiffre noir » (CN), l’ensemble des crimes qui ne sont pas connus, nous voilà face à ce que les criminologues fascinés par la criminalité réelle ont toujours voulu réduire. Avant de voir comment il est possible de le minimiser, il faut d’abord aborder les phénomènes qui sont susceptibles de le créer.
 
Les criminologues ont coutume de dire que le système pénal est rarement « self starter ». Cela signifie que le système pénal ne s’autoalimente pas. Pour qu’un service de police (porte d’entrée du système pénal) ait connaissance d’une infraction, il a généralement besoin qu’on la lui rapporte – principalement par l’intermédiaire de victimes et de témoins (ce n'est pas vrai pour certains contentieux (excès de vitesse, usage de drogues) dans lesquels, sous peine de ne rien connaître, la police doit se montrer proactive, c'est-à-dire qu'elle doit être à l'origine du contrôle qui va conduire à l'enregistrement de l'infraction). L’étape intermédiaire entre la commission d’un fait et son enregistrement s’appelle la « reportabilité » (Robert, 1977 : 5). Ce phénomène de « reportabilité » dépend de la visibilité de l’infraction et du renvoi. Quels sont les éléments qui sont susceptibles de freiner ce phénomène et de gonfler le « chiffre noir » ?
 
Le caractère plus ou moins visible d’une infraction influence sa possible connaissance par les services de police. La visibilité d’une infraction dépend du lieu où elle est commise. Ainsi, une même consommation de cannabis sera plus visible si elle est commise en rue que dans le jardin d’une villa isolée. Cette visibilité varie également en fonction du type d’infraction. Ainsi, un braquage aura une « visibilité émotionnelle » (Robert, 1977 : 6) plus grande qu’une affaire de corruption. Les types d’infractions que l’on a la capacité de commettre et les lieux dans lesquels elles sont commises varient en fonction de la position sociale de l’infracteur. Les « illégalismes populaires » sont généralement plus visibles que les « illégalismes privilégiés » (Foucault, 1975).
 
Le renvoi au système pénal dépend d’une série de facteurs. Le type de fait influence le taux de renvoi. Le vol de voiture (dont le renvoi est rendu obligatoire par les assurances pour obtenir un dédommagement) sera plus renvoyé que le vol d’un vélo (dont le renvoi peut être perçu comme inutile) ou que le viol (dont le renvoi peut être difficile à vivre pour la victime). De manière générale, les infractions dites « sans victime » et « sans victime individualisée » seront peu renvoyées. Par exemple, comme personne ne se perçoit directement victime d’une fraude fiscale, celle-ci ne sera que faiblement renvoyée.
 
L’existence ou non de « procédures non pénales de contrôle de la criminalité » (Robert, 1977 : 8) joue également un rôle important. En effet, les « groupes ou institutions les mieux équipés en procédures non pénales de contrôle de la criminalité (…) sont les mieux armées pour ‘user’ de ce recours [au pénal] en fonction de leur rationalité propre » (Robert, 1977 : 8 et 9). Un grand magasin pourra tantôt préférer renvoyer le problème à la police, tantôt préférer régler l’affaire en interne et ce, en fonction de son intérêt.
 
Le renvoi dépend également du sentiment de la victime de pouvoir (ou non) gérer le problème. Ce sentiment peut varier en fonction de la position sociale de la victime ou d’éléments propre à sa personnalité, son histoire etc. 
 
Les représentations sociales qu’ont les victimes à propos des auteurs influencent le taux de renvoi. Par exemple, dans le contexte étasunien, certaines études ont pu montrer que la victime renvoie plus régulièrement les faits lorsque l’auteur est un noir.
 
Les représentations sociales qu’ont les témoins à propos des victimes influencent le taux de renvoi. Par exemple, une personne qui voit une « prostituée » se faire frapper peut considérer que « ce sont les risques du métier ». Si un autre témoin estime que l’agression concerne une « travailleuse du sexe » (et non une « prostituée »), sa réaction ne sera pas identique.
 
Les représentations sociales qu’ont les témoins à propos de la légitimité de l’incrimination influencent le taux de renvoi. Ainsi, un témoin peut ne pas dénoncer un fumeur de cannabis car il estime que ce comportement ne devrait pas être incriminé (il pourrait par contre dénoncer ce comportement si celui-ci se déroule en présence d’enfants).
 
L’existence d’une relation préalable aux faits entre la victime et l’auteur, ainsi que la perception qu’en a la victime, sont susceptibles d’influencer le taux de renvoi. Ainsi, il y a moins de renvois pour viol quand l’auteur et la victime se connaissent.
 
Les représentations sociales qu’ont les victimes du système pénal influencent également le taux de renvoi. On ne va renvoyer un fait à la police que si on est persuadé que ce fait relève de la compétence du système pénal. Les médias jouent un rôle important dans la représentation que l’on a des tâches qui relèvent (ou non) du système pénal.
 
Le statut de la victime influence également le renvoi. Un sans-papier ou une victime qui a par ailleurs des démêlés avec la justice seront moins enclins à porter plainte.
 
Ces précisions sur les phénomènes qui créent le « chiffre noir » ayant été données, nous pouvons maintenant aborder les techniques envisagées pour le réduire. La définition du chiffre noir montre le lien que celui-ci entretient avec une technique de savoir particulière : les statistiques policières. En effet, le chiffre noir est généralement présenté comme l’ensemble des faits qui ne sont pas connus… des services de polices. Pour éviter les problèmes de visibilité et de renvoi qui réduisent l’ « approvisionnement » du système pénal, l’idée est de porter le regard en amont de celui-ci.
 
Les deux principaux dispositifs méthodologiques mis en place pour connaître des infractions sans « attendre » que celles-ci soient connues des services de police sont les enquêtes de victimation et les enquêtes de délinquance auto-reportée. Dans les premières, un chercheur questionne confidentiellement des individus sur les infractions dont ils ont été victimes. Dans les secondes, un chercheur questionne confidentiellement des individus sur les infractions dont ils ont été les auteurs. Mêmes si ces méthodes peuvent être utiles (par exemple, les enquêtes de victimisation permettent de connaître le profil social des victimes, d’approcher le phénomène de multi-victimisation ou encore de connaître les raisons pour lesquelles les victimes ne portent pas plainte), elles présentent néanmoins de nombreuses limites. Il ne faut pas s’attendre à des résultats intéressants pour tous les types d’infractions. Ainsi, les enquêtes de délinquance auto-reportée apporteront davantage de résultats en matière de délinquance juvénile qu’en matière de criminalité en col blanc. De même, les enquêtes de victimisation restent peu à même de mesurer les crimes « sans victimes (individualisées) ». Ces méthodes d’enquêtes peuvent même présenter certains problèmes. En étant davantage efficaces pour la petite et moyenne délinquance liée aux atteintes aux biens et aux personnes, elles renforcent la représentation mentale que l’ensemble de la criminalité se limite à cette petite et moyenne délinquance.
 
Au niveau de l’« équation » proprement dite, cette tentative de réduire le chiffre noir produit un allongement de la partie droite de l’équation (certains ont très justement douté de la pertinence d’additionner purement et simplement les statistiques policières et les résultats de ces enquêtes (Robert, 1977 :18). Cet allongement est périlleux (il risque d’opérer des doubles comptages) et rendrait assez rapidement l’équation peu lisible et peu utile. Posons-nous donc la question suivante : cet intérêt pour la mesure de la criminalité réelle n’est-il pas survalorisé ?
 
Voici donc, en guise de conclusion, une série de critiques (internes et externes) liées à cette équation de la criminalité réelle et au lien qui est généralement fait entre les statistiques policières et la mesure de la criminalité.
 
Une seule équation ?
 
Est-il pertinent de vouloir évaluer cet « agglomérat totalement hétéroclite d’actions » (Adam et al., 2014 : 123) qu’est la délinquance et ce, à partir d’un seul chiffre (le nombre total des procès-verbaux) ? En effet, le seul point commun entre toutes les infractions n’est pas « substantiel » mais bien procédural : toutes les infractions sont susceptibles d’être sanctionnées par une peine. Il est plus judicieux de s’interroger séparément sur une catégorie de faits particuliers (ex. : les vols de voiture). En effet, si l’on veut mesurer l’augmentation ou la diminution de la criminalité, il paraît judicieux de ne pas le faire à l’échelle de l’ensemble des faits : l’évolution globale pourrait masquer des résultats plus fins (ex. : si le nombre total des procès-verbaux augmente, il se peut néanmoins que le nombre de ceux relatifs aux meurtres diminue).
 
Les raisons d’être et les effets de la mise en équation de la criminalité
 
La mise en équation de la criminalité peut servir plusieurs fins. La population peut tenter d’objectiver une angoisse quant à l’augmentation de la criminalité, la mise en chiffres peut alors soit la rassurer soit l’alarmer. Le monde politique peut se servir des chiffres liés à la délinquance pour justifier son action (durcissement de la répression, dépénalisation de certains faits), défendre un bilan (en vue des élections) et planifier les politiques futures. Les responsables des agences pénales (police, justice) peuvent évaluer la performance de leurs services. Des organismes commerciaux peuvent justifier l’achat de leurs produits (ex. : caméra de surveillance).
 
D’un point de vue épistémologique, la place privilégiée qu’occupent dans le champ politique les représentations chiffrées de la réalité sociale est souvent justifiée par la force instrumentale du chiffre : l’omniprésence du chiffre viendrait de son adéquation avec la réalité, il fournirait le meilleur savoir possible sur la réalité sociale, la connaissance la plus adéquate et objective, aidant dès lors à formuler une prise de décision rationnelle. Les chiffres permettraient d’éviter des discussions sans fins, ils « parleraient » directement et s’imposeraient à leurs destinataires (de bonne foi). Ne dit-on pas souvent que « les chiffres parlent d’eux-mêmes » ?
 
Cependant, cette réponse est contestable à deux égards. Tandis qu’une critique constructiviste, s’interrogeant sur la construction des chiffres, met en avant le caractère construit (artefact) du chiffre et donc le caractère illusoire de son objectivité, une critique politique souligne que le chiffre est un rouage central du pouvoir moderne.
 
Selon la première critique, l’équation de la criminalité n’est pas une simple « opération de dévoilement » mais une « opération de mise en forme ». La mise en chiffres de la criminalité par les statistiques policières n’est pas la simple opération de dévoilement par laquelle les policiers n’ont fait que constater la criminalité de la population. Croire à ce rôle « neutre » (absence de rôle) de l’auteur des statistiques, permet de croire que les statistiques policières mesurent directement la criminalité (or, les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes, nous y reviendrons). L’idée de « mise en forme » affirme que les policiers ont un rôle plus actif dans la construction des statistiques  : il a fallu une activité particulière des services de police pour que les activités de la population se retrouvent dans les statistiques criminelles.
 
Selon la seconde critique, la mise en chiffres de la délinquance joue un rôle dans les relations de pouvoir. Ce savoir permet de poser le problème du sentiment d’insécurité d’une manière particulière. Cette mise en chiffres permet de visibiliser le lien entre le sentiment d’insécurité et la délinquance (et plus particulièrement les illégalismes populaires) tout en affaiblissant (même involontairement) d’autres liens (on peut penser par exemple, au lien entre le sentiment d’insécurité et un isolement affectif ou social, une situation économique vulnérable…). Il va de soi que la manière de poser le problème va influencer la manière de le traiter (les deux critiques sont donc liées).
 
Les statistiques policières mesurent-elles la criminalité ?
 
La critique constructiviste (cf. supra) nous a permis de signaler le rôle « actif » que jouent les policiers dans la création des statistiques de la criminalité. Les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes mais des activités policières. Les statistiques policières permettent d’évaluer non pas la criminalité mais les activités d’enregistrement de la criminalité par les services de police. Ces activités d’enregistrement dépendent de la reportabilité (la visibilité et le renvoi), de la politique criminelle (choix dans les activités policières proactives), de la législation (un changement législatif – criminalisation ou décriminalisation – se répercute dans les statistiques mais cette augmentation ou cette diminution des chiffres ne peut s’analyser comme une augmentation ou une diminution du phénomène délinquant lui-même). Ces différents éléments font que les statistiques policières ne peuvent pas être considérées comme un échantillon représentatif de la criminalité de même qu’elles ne peuvent servir à dresser le « portait » des criminels. Il y a trop d’éléments déformants entre la commission d’une infraction et son entrée dans les statistiques policières pour prétendre à la représentativité.
 
Les statistiques sont un outil qui doit servir de base à des réflexions plutôt qu’être un instrument de savoir-pouvoir qui clôt les discussions. Ne soyons pas déçus, l’être humain a sans doute plus à gagner qu’à perdre de vivre dans une « certaine incertitude ».
 
Référérences
 
  • Adam Ch., Cauchie J.-Fr., Devresse M.-S., Digneffe Fr. et Kaminski D., 2014, Crime, justice et lieux communs. Une introduction à la criminologie, Bruxelles, Larcier.
  • De Rue M. et De Valkeneer Ch., 2008, Les méthodes particulières de recherche et quelques autres méthodes d’enquête. Analyse des lois du 6 janvier 2003 et du 27 décembre 2005 et de leurs arrêtés d’application., Bruxelles, Larcier.
  • Foucault M., 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Saint-Amand, Gallimard.
  • Fourez G., 1988, La Construction des Sciences. Introduction à la Philosophie et à l’Éthique des Sciences, Bruxelles, De Boeck.
  • Robert Ph., 1977, « Les statistiques criminelles et la recherche. Réflexions conceptuelles », Déviance et Société, vol. I, n°1, p.3-27.

 

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Viol

 

Phénomène et crime particulièrement ancien sous ses diverses formes, le viol est longtemps demeuré un objet peu étudié par les sciences humaines et sociales. Si la socio-criminologie anglo-saxonne a commencé à s’y intéresser dès les années 1950 et a produit depuis plus de vingt ans des ouvrages de synthèse couvrant l'ensemble du sujet (par ex. Ellis, 1989 ; Allison, Wrightsman, 1993), en France il faut attendre les années 1990 pour que des connaissances empiriques systématisées soient produites régulièrement sur le sujet par des psychologues ou des psychiatres (par ex. Lopez, Filizzola, 1993 ; Balier, 1996) et par des historiens (par ex. Vigarello, 1998). Malgré des études pionnières (notamment Walzer-Lang, 1988), les études sociologiques sont plus récentes encore.

 

Dénonciation et criminalisation croissantes du viol  

 

Cette production de connaissances est la traduction d’un long processus de modification des sensibilités qui a fait éclore une volonté nouvelle de dévoilement des violences sexuelles. Depuis la Révolution française jusqu’aux luttes féministes des années 1970, la banalisation du viol a été dénoncée afin d’encourager la judiciarisation de ces faits longtemps laissés à la seule régulation des mœurs et aux arrangements entre les parties ou leurs familles. La première enquête de victimisation en France, portant spécifiquement sur les violences faites aux femmes (Jaspard et alii., 2003), rapporte que 2,7% des femmes interrogées ont été victimes d’un rapport sexuel forcé au cours de leur vie. Dans l’enquête CSF (Bajos, Bozon, 2008), réalisée six ans plus tard auprès d’un échantillon mixte, ce sont 6,8% des femmes et 1,5% des hommes qui déclarent avoir subi au moins un viol au cours de leur vie. Pour les chercheurs, l’ampleur de cette augmentation ne signifie pas un accroissement des viols mais une plus grande propension des victimes (ou de leurs proches) à déclarer les faits. Du côté des statistiques administratives, l’on relève une multiplication par cinq des faits de viol (ou tentative de viol) constatés par les services de police ou de gendarmerie en l’espace de 40 ans : dans les années 1970, autour de 1 500 viols par an sont enregistrés alors que l’on atteint aujourd’hui la barre des 10 000. Enfin, les statistiques judiciaires montrent une nette augmentation du nombre de personnes condamnées pour viol entre les années 1980 et aujourd’hui, ainsi qu’une sévérité accrue de la justice : de 1984 à 2008, la part des peines de 10 à 20 ans de prison pour les auteurs de viols a crû de 16 à 40 %. De fait, accompagnant l’évolution des sensibilités, le législateur a durci la réponse pénale jugée insuffisante ou inadaptée (Cochez, Guitz, Lemoussu, 2010). De nouvelles lois de prescription, un régime procédural inédit et de nouvelles peines font aujourd’hui du viol le crime le plus sévèrement réprimé dans la plupart des pays occidentaux.

 

Progrès de la connaissance scientifique des viols

 

Depuis la loi du 23 décembre 1980, le viol est défini par la loi française comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ». Mais la loi ne s’occupant que du général, cette définition ne dit rien des réalités sociales et psychosociales qui se donnent à voir derrière la catégorie juridique du viol : les modalités et les contextes de l’agression, les parcours et les situations des auteurs et des victimes et leurs relations. Si les enquêtes de victimation ont permis d’aller plus loin dans la connaissance et la mesure du viol comme phénomène social et si les travaux psychologiques ont largement défriché la personnalité des criminels et l’impact physique et psychologique du viol sur les victimes (à quoi il faut ajouter les données collectées par les associations de victimes ou les collectifs de lutte contre le viol), il reste que les données pénales sont d’une incontestable richesse pour étudier ensemble les faits, les auteurs, les victimes et le traitement judiciaire, sous un angle à la fois qualitatif et quantitatif.

 

L’usage de cette source par les historiens, d’une part, tout comme une récente recherche basée sur l’examen de plusieurs centaines de dossiers judiciaires jugés aux Assises dans les années 2000 (Le Goaziou, 2011), d’autre part, montre que, derrière les représentations souvent simplifiées de ce crime, se profile un acte aux manifestations diverses et hétérogènes.

 

Derrière l'unité de la catégorie juridique, il existe en réalité plusieurs types et plusieurs formes de viols que l’on peut notamment classer en fonction des liens ou des relations entre les protagonistes (Le Goaziou, Mucchielli, 2010). Ce faisant, il apparaît que le viol – à l’instar de l'homicide – est avant tout un crime de proximité. Les deux tiers ou les trois quarts des viols, suivant les enquêtes, se déroulent dans des cercles d’interconnaissance affective ou relationnelle. Ce que nous proposons d'appeler les viols familiaux élargis (viols commis par des pères, des beaux-pères, d’autres ascendants, des collatéraux, des conjoints ou des « amis de la famille ») viennent largement en tête, suivis par des viols commis par des copains ou des amis des victimes, par des voisins ou bien encore, à une échelle de plus basse intensité relationnelle, par des relations ou des connaissances, du voisinage ou professionnelles. A contrario, l’auteur est inconnu de la victime dans un nombre réduit d’affaires, avec toutefois une assez grande variation suivant les territoires – les viols par inconnus étant en proportion plus importants dans les grandes villes ou dans les zones urbaines. Egalement très faible est la proportion de viols collectifs, phénomène fort ancien et qui demeurent relativement rare en dépit de sa récente médiatisation en France (Mucchielli, 2005). A titre indicatif, les viols collectifs représentent environ 7 % des crimes de viols condamnés en France en 2009, et ce pourcentage est sur ce point confirmé par les enquêtes de victimisation.

 

Les viols varient également en fréquence et en durée et les recherches montrent que plus les auteurs et les victimes évoluent dans des cercles de proximité étroite, plus les agressions sont longues et multipliées. Ainsi, dans la recherche récente sur dossiers judiciaires (Le Goaziou, 2011), quasiment tous les viols commis par des agresseurs peu connus ou inconnus des victimes sont des viols uniques. À l’inverse, les viols familiaux commis par des ascendants ou par des collatéraux sont dans leur grande majorité des viols répétés sur des moyennes (1 à 5 ans) ou des longues durées (5 ans et plus). De ce point de vue – et contrairement aux représentations communes notamment issues d’affaires de violeurs-tueurs largement médiatisées – les violeurs en série sont très rarement des personnes inconnues de leurs victimes. C’est bien plutôt dans le cercle familial qu’elles sévissent, où presque deux tiers des auteurs (dans les dossiers judiciaires étudiés) ont commis plusieurs agressions sexuelles et/ou plusieurs viols sur une ou plusieurs personnes de leur entourage pendant plusieurs années. C'est pourquoi, nous avons proposé le concept d'« abuseur-violeur en série de proximité ».

 

Les lieux, les moments et les circonstances sont également divers et variés. Les viols familiaux se déroulent quasi exclusivement au domicile des auteurs, qui est aussi très souvent celui des victimes, à différents moments de la journée, souvent initiés par des circonstances favorables au rapprochement des corps (toilette, bain, sieste, coucher, jeu, câlin…) lorsque l’auteur et la victime se retrouvent seuls, mais parfois avec la complicité passive, la résignation ou la soumission des autres membres de la famille. Le domicile commun est également le lieu où se commettent les viols conjugaux, très souvent assortis de coups et de brutalités physiques, dans la mesure où les femmes violées par leur conjoint sont aussi des femmes battues. En-dehors du cercle familial ou de voisinage, les lieux sont plus diversifiés – chambre d’hôtel, maison de vacances, ascenseur, voiture, bord de chemin… –, et les viols sont plus souvent commis le soir ou la nuit, en particulier lorsque l’auteur et la victime ne se connaissent pas du tout au moment des faits.

 

Auteurs et victimes de viols

 

En dépit de quelques exceptions, les auteurs de viols sont quasiment toujours des hommes. Et des hommes en moyenne assez jeunes (environ 30 ans), légèrement plus âgés dans les viols familiaux (qui impliquent notamment des grands-pères), au contraire très jeunes adultes voire mineurs dans des viols commis par des collatéraux (frères, cousins) ou dans des viols collectifs. Si les victimes sont généralement plus jeunes que les auteurs, les âges varient suivant les types de viols. Les victimes de viols commis par des membres de la famille (hors viols conjugaux) sont quasiment toujours des mineurs et l’on compte même une très grande proportion d’enfants – dans la recherche sur dossiers judiciaires (Le Goaziou, 2011), deux tiers des victimes de viols familiaux n’ont pas 10 ans. Les victimes de viols commis par des copains, des amis ou des voisins, ou par des adultes remplissant une fonction pédagogique ou éducative, ainsi que les viols collectifs sont également souvent des mineurs mais avec une proportion plus importante d’adolescents. Enfin les femmes violées par leur conjoint (ou ex-conjoint) ou leur petit ami ou bien celles qui sont violées par un inconnu sont quasiment toujours des adultes – avec même plusieurs cas de femmes de plus de 40 ans. Néanmoins, c’est un fait depuis longtemps établi, le jeune âge est un facteur de risque des violences sexuelles. Les enquêtes réalisées à l’échelle nationale ou internationale (OMS, 2002) montrent que ce sont les enfants, les adolescents et les jeunes adultes qui sont les plus touchés.

 

En revanche – contrairement à une idée également souvent répandue –, les victimes de viols ne sont pas toutes de sexe féminin. Dans l’enquête CSF déjà citée, 1,5 % des hommes interrogés ont déclaré avoir été violé au moins une fois au cours de leur vie (pour 6,8 % des femmes) et dans l’enquête « Cadre de vie et sécurité » de l’INSEE, ils sont 0,2 % à avoir déclaré au moins un acte de violence sexuelle (viol ou autre agression sexuelle) au cours de l’année passée (pour 0,9 % pour les femmes). Dans la recherche sur les viols jugés aux Assises, une victime sur cinq est de sexe masculin mais elles ne se répartissent pas de la même façon suivant les types de viols. Inexistantes dans les viols conjugaux et rarissimes dans les viols collectifs et les viols commis par des personnes peu connues ou inconnues, elles sont en revanche plus nombreuses dans les viols familiaux (24 %). L’on trouve même une proportion plus importante de victimes de sexe masculin dans les viols commis par des amis de la famille et dans les viols commis par des personnes entretenant une relation de type pédagogique ou éducatif (enseignant, animateur, auxiliaire de vie…) avec de jeunes garçons. Car les victimes de sexe masculin sont en effet quasi exclusivement des enfants ou des adolescents ; l’on ne trouve qu’une proportion très marginale d’hommes adultes. Certes, les fillettes, les adolescentes et les femmes sont sans conteste plus souvent victimes de viols que les garçons ou les hommes, mais l’on peut néanmoins faire l’hypothèse que ces victimes masculines, plus encore que les femmes, taisent ce qui leur est arrivé. L’obstacle tient vraisemblablement à l’atteinte à la masculinité que représente ce type d’agression et au fait que le viol est aujourd’hui encore quasi exclusivement pensé et dénoncé lorsque des filles ou des femmes le subissent (King, Mezey, 2000).

 

Diversité des milieux sociaux et des profils individuels

 

Les enquêtes de victimisation montrent que les violences sexuelles dont l’auteur est connu concernent les différents milieux sociaux dans des proportions équivalentes, ce qui contredit l’hypothèse souvent avancée d’une plus grande fréquence de violences sexuelles exercées par les hommes dans les groupes sociaux les plus défavorisés. En revanche, dans les affaires de viols condamnées par la justice, l'on observe une sur-représentation des auteurs appartenant aux milieux populaires, voire à ses franges les plus précarisées. Cette sur-représentation des milieux populaires n’est pas un constat nouveau en matière judiciaire et ce, quelles que soient les infractions concernées. Inversement, les membres des milieux sociaux favorisés sont sous-représentés parmi les personnes condamnées, au regard de leur poids dans la population. Deux principaux mécanismes peuvent probablement expliquer cette distorsion, que l'on constate aussi dans le domaine de la maltraitance infantile (Flaherty, Sege, 2005). D’un côté, un phénomène de sous-judiciarisation des faits au sein des milieux aisés qui disposent d’une série de filtres pour prévenir la divulgation des faits et, le cas échéant, pour se prémunir face à l’action de la police et de la justice. De l’autre côté, une attention particulière portée aux populations défavorisées par les services médico-sociaux, les institutions éducatives ou les antennes judiciaires conduisant à une plus grande détection des faits illicites commis en leur sein.

 

La littérature des sciences psychologiques sur les auteurs de violences sexuelles montre de son côté qu’il n’y a pas de délinquant sexuel type et que l’abuseur sexuel ne peut être défini sous une unique structure de personnalité, fut-elle pathologique, et son acte être compris comme la traduction symptomatique d’une maladie mentale spécifique (Hamon, 1999), même dans le cas des meurtriers sexuels (Proulx, Cusson, Beauregard, Nicole, 2005). Reste pourtant que le passage à l’acte, chez les abuseurs sexuels, peut être perçu comme la traduction d’un trouble de l’identité, produit par divers manques ou formes de maltraitances. Les expertises rédigées par les psychologues ou les psychiatres dans la recherche sur les viols judiciarisés indiquent que quasiment la moitié des auteurs ont connu des carences éducatives ou psychoaffectives durant leur enfance ou leur adolescence, quatre sur dix ont évolué dans un univers familial marqué par la violence, un tiers ont été placés dans des structures éducatives ou ont fait l’objet d’un suivi par les services sociaux ou judiciaires et un auteur sur cinq avait l’un ou l’autre de ses parents alcoolique. En revanche, la thèse de la reproduction générationnelle des violences sexuelles (l’abuseur sexuel lui-même abusé) fait aujourd’hui encore l’objet d’un questionnement tant les proportions indiquées dans les diverses enquêtes varient grandement (de 15 à plus de 50 %).

 

L’examen des dossiers judiciaires permet enfin de déterminer le profil judiciaire des auteurs de viols condamnés. Généralement, les auteurs de viols familiaux ne sont pas connus de la police ou de la justice antérieurement aux faits, pas même en matière d’infractions sexuelles alors que ce sont pourtant des abuseurs multi-réitérants, mais non dénoncés. À l’inverse, les auteurs peu connus ou inconnus des victimes – par ailleurs souvent situés aux échelons les plus bas de l’échelle sociale – sont au contraire des poly-délinquants. Déjà poursuivis principalement pour des atteintes contre les biens ou des délinquances d’ordre public, quatre sur dix avait également été mis en cause ou condamné pour des délits ou des crimes à caractère sexuel.

 

De même qu’il n’y a pas d’abuseur sexuel type, les victimes de viols ne présentent pas non plus de profils spécifiques – hormis leur (très) jeune âge et leur sexe. Et les enquêtes quantitatives montrent que les personnes ayant subi des viols appartiennent à tous les milieux sociaux. En revanche, dans la mesure où le viol est d’abord une violence entre proches et que des liens préexistent entre les auteurs et les victimes, la proximité qui les lie est très souvent géographique et sociale, mais parfois aussi psychologique. Dès lors – hormis dans les affaires de viols par inconnus où auteurs et victimes sont au contraire très dissemblants –, ce sont plutôt d’assez fortes ressemblances entre les protagonistes qui peuvent être relevées. Dans la recherche sur les viols judiciarisés, la moitié des victimes avaient évolué durant leur enfance ou leur adolescence (ou évoluaient encore pour les mineurs) dans un environnement familial à caractère violent. Et un tiers avait vécu un ou plusieurs événements difficiles, d’ordre psychologique, affectif ou éducatif (troubles psychologiques ou mentaux d’un adulte proche, placement ou suivi, négligences, etc.).

 

Perspectives d'évolution de la réaction sociale

 

Si les viols – comme les autres formes de violences interpersonnelles (Mucchielli, 2008) – sont aujourd’hui de moins en moins tolérés et de plus en plus dénoncés et condamnés par la justice, il n’en reste pas moins que la marge de progression de ce contentieux est énorme car les taux de renvois de ces violences vers les institutions pénales restent encore très faibles. Parmi les femmes qui avaient parlé du viol ou de la tentative de viol qu’elles avaient subi, à peine 10 % dans l’enquête ENVEFF avaient déposé une plainte. Et la proportion était deux fois plus faible dans l’enquête CSF (seulement 4,2 % des femmes et 0,6 % des hommes avaient déclaré les faits). L’édition 2008 de l’enquête de l’INSEE, qui porte sur les violences subies au cours de l’année écoulée, indique quant à elle qu'environ 9 % des victimes ont porté plainte pour des violences sexuelles (viols et agressions sexuelles) hors ménage et la proportion est encore plus basse lorsque ces violences ont été commises au sein du ménage. En clair, aujourd’hui encore, porter plainte en cas de viol demeure une démarche rare. De plus, ce mouvement de judiciarisation n’est pas uniforme. Si les incestes sont de plus en plus divulgués, les viols conjugaux résistent en revanche davantage à la levée du silence, alors que leur fréquence est pourtant élevée. Quant aux victimes de sexe masculin, elles sont encore dans le mutisme et l’enfouissement des faits. La dénonciation des faits n’adopte pas non plus le même rythme et, généralement, plus les auteurs et les victimes sont proches (et en particulier lorsque les victimes sont des enfants), plus les faits tardent à être divulgués. En revanche, les victimes de viols par inconnus, lorsqu’elles déclarent les faits, déposent plainte dans un très court délai. Enfin, la judiciarisation se révèle aussi très inégale selon les milieux sociaux et il apparaît que les viols commis dans des cercles de proximité (en particulier les incestes, viols familiaux élargis et viols conjugaux) demeurent surtout dissimulés dans les classes sociales les plus favorisées.
 
Juin 2011
 
Références
 
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  • BAJOS N., BOZON M., 2008, Les agressions sexuelles en France : résignation, réprobation, révolte, in BAJOS N., BOZON M., (dir.), Enquête sur la sexualité en France, Paris, La Découverte, 381-407.
  • Balier C, 1996, Rapport de recherche sur les auteurs d’agressions sexuelles, Paris, la Documentation française.
  • COCHEZ F., GUITZ I., LEMOUSSU P., 2010, Le traitement judiciaire des auteurs d’infractions sexuelles, Les numéros juridiques, Actualités Sociales Hebdomadaires.
  • ELLIS L., 1989, Theories of Rape: Inquiries Into the Causes of Rape, Oxford, Taylor & Francis.
  • FLAHERTY E., SEGE R., 2005, « Barriers to physician identification and reporting of child abuse », Pediatric Annals, 34, 349-356.
  • HAMON F., 1999, Délinquance sexuelle et crimes sexuels, Paris, Masson
  • JASPARD M. (dir.), 2003, Les violences envers les femmes en France. Une enquête nationale, Paris, La Documentation Française.
  • KING M., MEZEY G., 2000, Male victims of sexual assault, Oxford, Oxford University Press.
  • LE GOAZIOU V., 2011, Le viol. Sociologie d’un crime, La Documentation française.
  • LE GOAZIOU V.,  MUCCHIELLI L., 2010, « Les viols jugés en cours d’assises : typologie et variations géographiques », Questions pénales, 4, 1-4.
  • LOPEZ G., FILIZZOLA G., Le viol, Paris, Presses Universitaires de France.
  • MUCCHIELLI L., 2005, Le scandale des « tournantes ». Dérive médiatique, contre-enquête sociologique, Paris, La Découverte.
  • MUCCHIELLI L., 2008, « Une société plus violente ? Analyse socio-historique des violences interpersonnelles en France, des années 1970 à nos jours », Déviance et société, 2, 115-147.
  • OMS, 2002, La violence sexuelle, Rapport mondial sur la violence et la santé, Genève, Organisation Mondiale de la Santé.
  • PROULX J., CUSSON M., BEAUREGARD E., NICOLE A., (dir.), 2005, Les meurtriers sexuels: Analyse comparative et nouvelles perspectives, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
  • VIGARELLO G., 1998, Histoire du viol. XVIe-XXIe siècles, Paris, Seuil.
  • WELZER-LANG D., 1988, Le viol au masculin, Paris, L'Harmattan.

 

 

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