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Profilage racial

Auteur: 
Jobard, Fabien
Auteur: 
Lévy, René

 

On appelle « profilage racial » (ethnic profiling) l’emploi de généralisations fondées sur l’ethnie, la race, la religion ou l’origine nationale supposées plutôt que sur des preuves matérielles ou le comportement individuel pour fonder la décision de contrôler l’identité d’une personne ou d’engager des poursuites, et plus généralement pour toute activité de contrôle, de surveillance ou d'investigation. L’expression « profilage » vient de la diffusion dans le langage courant de techniques propres à l’analyse criminelle, qui vise à repérer des profils atypiques ou singuliers depuis des bases de données individuelles en vue d’orienter les enquêtes. Le président américain Bill Clinton a naturalisé l’emploi du terme en déclarant que « le profilage racial est tout le contraire d’une bonne pratique de police, laquelle repose sur des faits établis et non sur des stéréotypes. Le profilage est une mauvaise méthode, il est destructeur et il doit cesser » (cité in Melchers 2003, p. 359). L’expression s’apparente en France à celle de discriminations à raison de la couleur de peau, de l’apparence physique, de l’origine nationale supposée.

Aujourd’hui, les travaux, tant qualitatifs que quantitatifs, sur ces questions sont depuis la commission Kerner innombrables aux États-Unis (Rice & White 2010). Ils ont été plus tardifs en Grande-Bretagne, dans le sillage de la commission de Lord Scarman, au début des années 1980 (Rowe 2007). Ils sont beaucoup plus récents et sporadiques en France ou au Canada (Tremblay 1999, Jobard 2007). L’essentiel des recherches porte sur la question de l’objectivation même du profilage.

C’est que l’objectivation des pratiques bute sur un problème considérable, qu’illustre par exemple le débat autour de l’affirmation par le Toronto Star en 2002 que les policiers de Toronto pratiquent le profilage. Les journalistes ont montré sur la base de documents policiers que les Noirs représentaient 33% des personnes stoppées au cours d’opérations de contrôle routier, alors qu’ils ne constituent que 8% des habitants de la ville. De même, 24% des personnes arrêtées pour simple détention de drogue étaient des Noirs. Les écarts étaient suffisamment amples pour constituer des cas de profilage.

Cette publication, contre laquelle la police engagea des actions en justice, butait sur le problème majeur en matière de profilage : le dénominateur. La difficulté est en effet double en matière d’objectivation quantitative : quelles données relatives aux populations visées collecter? à quelle population de référence les comparer?

Concernant les données pertinentes, on accepte dans certains  pays (essentiellement les pays de common law) de collecter des données à caractère « racial » ou « ethnique » et/ou l’on dispose de dossiers de police faisant état de l’identification raciale des personnes contrôlées ou arrêtées. Plane néanmoins sur ces documents le soupçon qu’ils ne mentionnent pas toutes les personnes contrôlées, mais seulement celles pour lesquelles les policiers pouvaient invoquer une raison légitime de contrôle. Dans tous les autres pays, c’est au chercheur de construire ses propres outils d’objectivation ; soit à partir d’observations standardisées, soit à partir de reconstructions fondées sur les noms et/ou les lieux de naissance, ou encore les photographies tirées des fichiers policiers.

Le problème de la population de référence est quant à lui le même dans les deux systèmes. Le recensement national avec identifiants ethniques des individus est en la matière d’un maigre secours. La population d’une ville ou d’un pays n’est en effet pas la population de référence pertinente. Dans le cas des contrôles routiers, la population pertinente est celle des automobilistes empruntant les voies contrôlées aux moment des contrôles ; et cette population n’est pas celle des habitants recensés (qui n’est pas plus celle des individus se promenant dans les aires d’échange de drogue aux horaires des transactions en question). L’équipe de Peter Waddington a comparé dans deux villes anglaises les données policières concernant les personnes contrôlées et la composition raciale des villes sur la base du recensement (Waddington 2004). L’écart était substantiel. Mais ils ont ensuite mesuré la composition de la population « disponible au contrôle » (available population), en observant de manière systématique les aires contrôlées aux heures de contrôle, et en doublant ces observations du codage des images tirées des caméras de vidéosurveillance. Cette fois, il n’y a plus d’écart entre population contrôlée et population disponible. Ron Melchers, dans sa critique de l’enquête du Toronto Star, estimait que tenir la population recensée pour la population de référence constitue la « pire méthode » possible… (Melchers 2003).

Dans une recherche que nous avons menée à Paris en 2007-08 (Open Society, 2006; Lévy & Jobard 2010), nous avions dû déployer des moyens particulièrement coûteux pour constituer la population de référence : poster des observateurs à tous les points d’entrée des lieux enquêtés et relever les caractéristiques des personnes entrantes sur ces lieux. Environ 37.000 personnes ont été ainsi codées, qui comparées aux 525 contrôles d’identité que nous avions collectés (à l’insu des policiers qui les pratiquaient), témoignaient d’un écart substantiel entre population disponible et population contrôlée ; cette dernière étant bien plus masculine, jeune, habillée de manière typiquement jeune et relevant de minorités visibles, que la population disponible, et ce tant sur les lieux avec faible présence de minorités que sur les lieux avec forte présence de minorités. Nos résultats tranchaient avec ceux de Waddington, et étaient plutôt comparables à ceux observés dans le métro de Moscou quelques années plus tôt sur la base d’une méthode identique (Open Society 2006).

Le problème du dénominateur, ou de la population de référence, n’est pas un simple problème méthodologique : la population de référence constituée par le chercheur porte en elle une représentation implicite du mandat de la police. Le mandat de la police peut être celui de ne pas profiler. Le mandat de la police peut être, au contraire, de cibler des populations tenues pour dangereuses ou délinquantes. Si l’on retient cette dernière perspective, il faut constituer une population de référence reflet de la population de délinquants ou fauteurs de trouble. Dans le cadre du contrôle routier, par exemple, cette population de référence doit être représentative de ceux qui commettent des excès de vitesse ou dont le véhicule présente des défauts visibles, et non pas des automobilistes en général. L’Américain John Lamberth s’est livré sur les autoroutes du Maryland et du New Jersey à cet exercice (uniquement sur les excès de vitesse) en faisant rouler son véhicule à la vitesse maximale autorisée sur le tronçon sur lequel sévissaient des policiers et en notant les caractéristiques des automobilistes qui les doublaient. Lamberth a montré que l’écart constaté entre population stoppée et échantillon d’automobilistes reste significatif lorsque l’on substitue l’échantillon d’auteurs d’excès de vitesse (violators’ benchmark) à l’échantillon d’automobilistes (Kadane, Lamberth 2009). D’autres auteurs ont cherché à affiner la population de référence dans le cas de contrôles de piétons. Ridgeway et MacDonald (2009) ont montré que 53% des piétons contrôlés à New York sont des Noirs, alors mêmes que ceux-ci ne constituent que 24% de la population de la ville. Mais en constituant pour population de référence la population constituée par les auteurs d’infraction (y compris non élucidées : population de référence = interpellés + suspects), l’écart s’inverse en ce qui concerne les Noirs, dont la proportion est moindre dans la population contrôlée que dans la population délinquante. On peut aussi estimer que la police a historiquement pour fonction la protection des populations dominantes (racial threat theory). Dans ce cas, c’est moins la population de référence qui est en jeu que la composition du quartier dans lequel les policiers patrouillent. On a ainsi pu mesurer, aux États-Unis, que les Noirs sont sur-contrôlés dans les quartiers à majorité blanche, mais qu’ils ne l’étaient pas dans les quartiers où les Blancs sont en minorité ; comme si l’enjeu des contrôles, conformément à la racial threat theory, est bien de surveiller l’intrus, le stranger plus que le foreigner. Ce profilage peut ne pas jouer, ou alors de manière très tempérée, dans les décisions d’interpeller lors du constat d’un délit flagrant : l’équipe de Pierre Tremblay avait noté que les décisions des policiers sont plus sévères dans les quartiers noirs de Montréal que dans les quartiers blancs, mais cette sévérité est plus forte pour les Noirs et pour les Blancs (Tremblay 1999).

La boîte des problèmes méthodologiques n’est par ailleurs pas définitivement refermée lorsque le problème du dénominateur est réglé. Reste le problème classique dans le domaine de la discrimination des effets de composition, problème que l’on rapprochera de la notion juridique de discrimination indirecte, à l’œuvre dans l’Union européenne, ou de la notion politique de racisme institutionnel, développée en Grande-Bretagne (Rowe 2007). Lorsque l’on constate que des minorités visibles sont sur-contrôlées au regard de la population disponible, il faut s’assurer que cet écart n’est pas imputable à un effet de construction des variables : si l’on ne définit les individus que par la variable ethnique, on a toutes les chances de la voir jouer un rôle important. Dans la recherche sur Paris, nous avions ainsi introduit une variable « sac porté » (compte tenu de l’importance des dispositifs anti-terroristes) et une variable «tenue vestimentaire» (compte tenu de l’importance aux yeux des policiers des vêtements comme signaux d’appartenance à des groupes pertinents, les diverses tenues hip-hop étant ici primordiales). Et, au final, s’il n’est pas déraisonnable de formuler un diagnostic de profilage, il reste très difficile de distinguer la part respective des variables âge, race, tenue, genre, puisque la plupart des personnes contrôlées sont des jeunes hommes sans sac issus de minorités visibles habillés hip-hop… et que dans la population disponible, deux tiers des personnes habillées hip-hop relèvent de minorités visibles. D’un point de vue méthodologique, il est nécessaire de disposer d’un grand volume de contrôles d’identité pour effectuer les calculs permettant d’isoler les effets propres de chacune des variables (la même remarque vaut, incidemment, pour les prétendues sciences actuarielles visant l’établissement de profils types de tueurs en série ou de prédateurs sexuels).

Ce souci n’est pas seulement méthodologique, mais soulève la question politique (ou juridique) des effets incidents, éventuellement non désirés, des doctrines policières : si l’on enjoint à la police parisienne (ou aux polices américaines) de renforcer les contrôles visant les jeunes fauteurs de trouble des cités de banlieue, supposés habillés hip-hop (ou de déclarer la « guerre à la drogue »), on accroîtra les chances de voir la police à Paris se concentrer principalement sur les Noirs et les Maghrébins (ou les polices américaines sur les Noirs). L’établissement de profils non raciaux peut susciter le sur-contrôle des minorités visibles. Notons que l’établissement de critères absolument libres de tout biais racial est particulièrement difficile dans un domaine où (à la différence des politiques scolaires ou d’emploi, par exemple) le travail de la police est sur la voie publique principalement un travail fondé sur le décryptage des apparences, sur une sémiologie (Brodeur 2003).

Le contrôle n’est pas la seule modalité d’expression du profilage : toute décision policière est susceptible de révéler des biais de sélection au préjudice d’un groupe ou l’autre, même si l’expression de « profilage » incite à se concentrer sur les mécanismes de sélection à ciel ouvert (dans un océan de données ou de piétons) plutôt que sur des mécanismes décisionnels dans des procédures judiciaires (par exemple : placer en garde à vue). Les recherches nord-américaines sur le « comportement des agents chargés de l’application de la loi » (selon l’expression de Donald Black « behavior of law ») sont là considérables. Dans l’espace francophone, ces recherches ont été plus rares. On a relevé la recherche de Pierre Tremblay sur l’écologie des arrestations policières. On notera, en France, l’émergence de cette problématique à la fin des années 1970, puis après un long répit au milieu des années 2000. La thèse de M.-C. Desdevises portant sur l’examen de 153 dossiers judiciaires à Nantes suggérait que « le groupe algérien fait beaucoup plus souvent l'objet de mesures de détention provisoire, sans que cette différence de traitement tienne aux caractéristiques de sa délinquance ou de sa situation sociale » (in CFERS 1980, p. 81). Une enquête dirigée par Annina Lahalle (in CFERS1980) portant sur 386 dossiers de mineurs délinquants sur lesquels les policiers ou les gendarmes étaient amenés à formuler des appréciations de personnalité (parmi lesquels 36,5% de mineurs maghrébins) montrait que "la police a une attitude nettement plus répressive que les travailleurs sociaux quand il s'agit de mineurs maghrébins", et qu’elle ne recommandait notamment presque jamais de mesure éducative. La thèse de René Lévy concluait quant à elle, sur la base d’une analyse multivariée, que « Dans sa composition ethnique, la population déférée n’est pas identique à la population mise en cause par la police. Et de même, cette dernière se distingue de ce point de vue de la population d’ensemble au sein de laquelle elle est prélevée. La cause de ces différences réside dans les pratiques policières sélectives qui sont mises en œuvre tant au stade de la prise en charge des affaires et des personnes, qu’au stade des décisions cruciales prises ultérieurement » (Lévy 1987, p. 145).

Au milieu des années 2000, la préoccupation quantitative pour ces questions a de nouveau émergé avec la recherche de Lévy et Jobard sur les contrôles d’identité, et celle de Jobard et Névanen (2007) sur les discriminations judiciaires qui montrait que toutes choses égales par ailleurs les policiers étaient plus susceptibles de se constituer partie civile (et ainsi favoriser le prononcé d’une peine plus sévère) contre les Maghrébins ou les Noirs lorsqu’ils sont victimes d’agression physique ou verbale (Jobard 2009). Dominique Duprez et Michel Pinel ont, quant à eux, montré le caractère plus sélectif des épreuves subies par les candidats maghrébins (surtout hommes) au métier de policier (Duprez et Pinet, 2001).

Quoiqu’il en soit, le profilage ou, pour le dire plus largement, les pratiques différenciées des policiers selon les groupes, est un élément majeur de la crise de légitimité des polices auprès des minorités. Les enquêtes menées aux Etats-Unis montrent que les minorités restent convaincues de la prévalence élevée des pratiques de profilage, même lorsque les individus interrogés déclarent ne pas avoir été eux-mêmes contrôlés ni avoir subi quelque mesure de police. La force des expériences vécues ou des expériences rapportées par des proches pèse sur les jugements exprimés, qui obèrent à leur tour des chances de réussite des politiques mises en place pour lutter contre ce phénomène estimé à partir des années 1980 dans les pays de common law comme très corrosif pour l’action des forces de police. L’histoire de longue durée de la relation entre policiers et minorités est telle que si un Noir se voit contrôlé, alors même que les contrôles se révèlent être effectués sur une base parfaitement aléatoire ou représentative de la population disponible, le récit qu’il sera susceptible d’en faire insistera sur le fait  qu’il aura été contrôlé en tant que Noir– et comment pourrait-il en être autrement dès lors qu’il n’a aucun moyen de vérifier que l’ensemble des contrôles effectués ce jour-là n’ont pas été discriminatoires ? Son récit relancera alors auprès de ses proches la conviction selon laquelle le profilage reste une pratique fondamentale de la police. C’est en ce double sens que la police joue avec les apparences : son travail repose sur une sémiologie particulière de l’espace public, mais ce qu’elle donne à voir est une pièce maîtresse de sa légitimité. Les politiques visant à limiter les pratiques de profilage, outre qu’elles se déploient dans un espace où la loi, généralement, entretient un flou certain sur ce qu’il autorisé de faire, butent sur le legs de la police et ses relations historiques avec les minorités.

Septembre 2010

Références

  • Brodeur, J.-P., 2003, Policer l’apparence, in Les visages de la police. Pratiques et perceptions. Montréal : PUM.
  • CFRES, 1980, Les jeunes immigrés. Eux et nous. Vaucresson : CFRES, p. 65-86.  
  • Duprez, D., Pinet, M., 2001, La tradition, un frein à l’intégration. Le cas de la police française, Cahiers de la sécurité intérieure, 45, p. 111-138.
  • Jobard, F. 2009, Police, justice et discriminations raciales, in D. Fassin, E. Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française. Paris : La Découverte, 2e éd.
  • Jobard, F., 2010, Gibier de police. Immuable ou changeant ?, Archives de politique criminelle.
  • Kadane J.B., Lamberth J., 2009, Are blacks egregious speeding violators at extraordinary rates in New Jersey ? , Law, Probability and Risk, 8, 139-152.
  • Lévy, R., 1987, Du suspect au coupable. Le travail de police judiciaire, Paris/Genève, Klinksieck/Médecine et hygiène.
  • Lévy, R. & Jobard, F., 2010. Les contrôles d'identité à Paris. Questions pénales, 23(1).  
  • Melchers R., 2003, Do Toronto Police engage in “racial profiling”?, Revue canadienne de criminologie et de justice pénale , 45(3).
  • Open Society Justice In Initiative, 2006, Ethnic profiling in the Moscow Metro, New York, Open Society Institute.
  • Rice St., White M. (dir.), 2010, Race, Ethnicity, and Policing. New and Essential Readings. New York: New York University Press.
  • Ridgeway G., Macdonald J.M., 2009, Doubly Robust Internal Benchmarking And False Discovery Rates For Detecting Racial Bias In Police Stops, Journal Of The American Statistical Association, 104, 486, 661-667.
  • Rowe, M. (dir.), 2007. Policing Beyond Macpherson: Issues in Policing, Race And Society, Cullompton: Willan.  
  • Tremblay, P., Tremblay, M. & Léonard, L., 1999. Arrestations, discriminations raciales et relations intergroupes. Revue canadienne de criminologie et de justice pénale, 457-478.  
  • Waddington, P.A.J., Stenson, K. & Don, D., 2004. In Proportion Race, and Police Stop and Search, British Journal of Criminology, 44(6), 889-914. 
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Pénologie

 

Évoquée pour la première fois en 1834, la pénologie a été définie comme la science de la (ou des) peine(s). Alors même que ce qu’est une peine reste un débat, il semble adéquat de considérer qu’il n’y a pas une mais bien des pénologies, tant les définitions en rendant compte et les approches qui en découlent varient. Si l’on tente de les systématiser, quatre d’entre elles se dégagent. Nous les appellerons : la pénologie politico-correctrice, la pénologie juridico-systémique, la pénologie socio-contextuelle et la post-pénologie. Plus qu’une succession chronologique, ces termes, qui nous sont propres, distinguent le cadre dans lequel les questions relatives à la peine sont appréhendées. Au-delà de ces cadres, des contextes d’émergence et des objets d’étude, nous présentons aussi certaines limites de chacune de ces pénologies. Précisons d’emblée que certains domaines n’ont pu être traités ici, en particulier la justice des mineurs (J. Trépanier ; D. Defraene) et les représentations du pénal dans l’opinion publique (Ph. Robert et C. Faugeron ; J. Roberts). Quant aux références proposées, elles renvoient autant à des figures de proue qu’à quelques développements pénologiques stimulants, sans prétention toutefois de couvrir le foisonnement de ce vaste champ de recherche.    

Une pénologie politico-correctrice : endiguer le crime par la promotion et l’évaluation de peines qui ne seraient pas que répressives

Le cadre de la pénologie politico-correctrice est celui des pouvoirs publics et d’un langage juridique non problématisé (le crime a une réalité ontologique et la nécessité de la peine va de soi). À l’époque où les sciences de l’homme connaissent un sérieux essor, les seuls registres philosophico-juridiques de la dissuasion (C. Beccaria ; J. Bentham) et de la rétribution (E. Kant) ne suffisent plus pour réfléchir la sanction pénale. En effet, derrière une peine toujours davantage associée au pénitencier, une philosophie s’affirme de plus en plus au XIXème siècle, soutenant l’idée qu’une modification de la manière de penser et/ou d’agir du criminel est possible. L’idée de correction s’installe dans les pénitenciers : l’instauration de programmes d’intervention « curative » (d’abord morale, puis davantage médicalisée et/ou psychologique) s’y organise. La pénologie politico-correctrice se concentre alors sur une évaluation des peines qui couple les registres philosophique et juridique avec des questions pragmatiques d’efficience. What works? en est le leitmotiv, d’abord dans les prisons et bientôt aussi en milieu ouvert.

Les sciences humaines ont ainsi institué une science pénologique associée aux activités  étatiques de contrôle de la délinquance. N’oublions pas que cette science, qui assimile ses objectifs à ceux des peines étudiées, a pris son essor dans un contexte particulier, celui des agitations sociales de la deuxième moitié du XIXème siècle. Si la vocation première de cette pénologie est correctrice, c’est en épousant ensuite diverses tendances politiques et sociales (just desert, réparation, etc.) qu’elle s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. Une polymorphie qui, à y regarder de près, n’a finalement jamais vraiment exclu du concept de punition le registre philosophico-juridique de ses racines, dont notamment les idées que : (1) punir ou traiter est une obligation (morale ou utilitaire) dont l’imposition revient à l’État ; (2) intervenir nécessite l’exclusion sociale de l’individu, sa mise à l’écart ; (3) faire souffrir autrui est un mal largement compensé par la production d’un bien individuel ou collectif plus important.

Une pénologie juridico-systémique : décrire les peines à partir de la rationalité pénale moderne et comprendre les blocages à l’édification d’un autre regard sur et par le droit criminel

Différentes récurrences interpellantes dégagent la pénologie de ce cadre correctif : 1) l’énorme difficulté juridique à légitimer des sanctions pénales qui ne visent pas intentionnellement à infliger une souffrance au coupable ; 2) la tendance nette à la croissance des incriminations et pénalisations dans le code criminel, indépendamment de la conjoncture historique ; 3) le constant souci juridique (doctrine, philosophie du droit, commissions de réforme) de différencier les sanctions du droit criminel des sanctions d’autres types de droit (civil, administratif), et de réduire les débats sur la peine à ses justifications possibles.

Dès lors, le cadre de la pénologie juridico-systémique est le droit criminel lui-même, incluant le rapport à  son environnement : autres systèmes juridiques, politiques publiques, médias, etc. Cette pénologie interroge la faculté du droit criminel à ne pas se mettre en question. Les auteurs de ce courant cherchent à décrire sociologiquement les différentes théories modernes de la peine (rétribution, dissuasion, dénonciation, réhabilitation/neutralisation) pour montrer ensuite comment elles créent et organisent ensemble un système d’idées : la rationalité pénale moderne (Pires, 1998). Cette rationalité permettrait au système de droit criminel de construire sa propre réalité, de préciser ses objectifs et les moyens légitimes pour les réaliser. L’hypothèse générale, ici, est que ce système d’idées, dans sa logique guerrière, constituerait un obstacle majeur à la réception de sanctions ni hostiles ni excluantes. Sans négliger le processus de complexification pénale (entre autres l’irruption  de « la victime » dans les procédures), cette pénologie s’intéresse aussi aux conditions d’émergence, de sélection et de stabilisation des idées innovatrices. A. Pires explore par exemple la percée, certes timide, d’une théorie de la réhabilitation qui, depuis les années 1960, défend des idées non reconnaissables par la rationalité pénale moderne: la prise de distance avec le traitement en milieu fermé, l’importance de tenir compte des liens sociaux, le refus de parler en termes d’intraitabilité, le refus du principe même des peines minimales, la réhabilitation comme un droit en soi, le principe de la moindre souffrance et de la moindre intervention possibles.

Ceci nous amène à deux autres formes de pénologie, tout aussi intéressées à comprendre comment le droit criminel traduit les échos de son environnement mais peut-être moins intéressées par (ou convaincues de) la résistance et/ou de la centralité de la rationalité pénale moderne pour qui veut saisir ce qu’est une peine aujourd’hui.

Une pénologie socio-contextuelle : ancrer les peines dans leur historicité sociale pour mieux comprendre les formes qu’elles revêtent et les usages qui en sont faits    

Cette pénologie voit dans la pénalité un phénomène qu’il serait inadéquat d’interpréter à l’aune de sa seule dimension philosophico-juridique. Sans nécessairement nier le fait que le droit criminel bénéficie d’une certaine autonomie sélective et d’une spécificité qui lui serait propre, elle recadre les peines dans les mouvements et transformations économiques, sociales et culturelles qui touchent leur environnement. Autrement dit, sa prémisse est que lorsque les modes d’exercice du pouvoir, le rapport à la norme, les modes de légitimation du savoir ou encore les points de vue sur l’individu changent dans l’environnement du droit criminel, ces modifications peuvent également se refléter sur la pénalité, comprise ici comme l’activité des différentes institutions pénales, de la police aux établissements pénitentiaires. Compte tenu de la variété de ses champs d’étude, cette pénologie sera davantage référencée.

Une première lignée de recherche montre comment la stratification sociale est (re)produite par le travail pénal : l’homme jeune, d’origine ethnique marginalisée et issu des couches socio-économiquement défavorisées constitue le client-type pour la prison  (Aubusson de Cavarlay, Godefroy, 1985 ; Steffensmeier, Ulmet et Kramer, 1998) ; une femme, elle, est plutôt orientée vers la psychiatrie et l’aide (Lloyd, 1995). Suite à ces constats, ce sont les processus sociaux de sélection de la clientèle pénale et d’attribution des peines qui sont interrogés : les prémisses cognitives, les activités interprétatives, les logiques organisationnelles… des différentes agences impliquées dans la peine (Garfinkel, 1949 ; Hogarth, 1971 ; Hutton, 2006). D’autres recherches ont montré que des enjeux économiques éclairent aussi le choix des peines : la peine de prison ou de mort régresse quand le pays a besoin d’une importante force de travail ; la population pénitentiaire augmente en période de récession ; les conditions de vie en pénitencier sont moins favorables que celles des pauvres dans la vie « civile » (Rusche et Kirchheimer, 1939 ; Sellin, 1976 ; Box et Hale, 1982 ; Christie, 1993 ; Melossi, 1998 ; Vanneste, 2001). Ce dernier type d’analyse, selon laquelle la valeur humaine croît en même temps que son utilité, s’est trouvée fragilisée face à la généralisation progressive de la peine de prison. À cet égard, l’institution carcérale a aussi été considérée comme un mur derrière lequel sont cloîtrées souffrance et violence, de façon à les cacher à notre sensibilité croissante (Elias, 1973/1939).

Mais la pénologie socio-contextuelle met aussi l’accent sur la façon dont les peines sont touchées par des changements liés aux modes d’énonciation de la norme et aux modèles de contrôle social qui leur seraient corrélatifs. À notre époque marquée par la modernité tardive, la norme et ses objectifs apparaissent moins clairs ; les modalités de contrôle social ont elles-mêmes profondément changé. L’origine de l’autorité n’est plus aussi visible et d’autres dispositifs font du pouvoir contemporain un pouvoir plus ubiquitaire, multiple et imprévisible que jamais (Foucault, 2004 ; De Munck, 1997 ; Lianos, 2003). Les attentes dans un tel mode de contrôle ne porteraient plus (ou plus seulement) sur des fautes à reconnaître, des écarts de comportements à combler ou des sanctions normalisatrices à imposer. L’individu ne serait plus seulement sommé de se conformer, il doit à tout instant se réinventer. Dans cette logique, la responsabilité du risque qu’il court ou qu’il fait courir ne revient qu’à lui seul ; l’on s’attend à ce qu’il participe activement à l’exécution de sa propre peine, ce qui instaure une nouvelle forme de contrainte (Kaminski, 2006). Enfin, plusieurs auteurs mentionnent que les évaluations de l’action publique porteraient maintenant davantage sur l’effectivité des procédures que sur les résultats que ces dernières peuvent produire. Certains évoquent aussi une nouvelle pénologie, centrée sur l’identification actuarielle et la gestion sécuritaire des groupes « à risque de délinquance », dans laquelle les individualités sont ignorées (Feeley, Simon, 1992). Si l’usage abondant de la notion de « risque » pourrait candidement laisser croire à la fin des idéologies au profit d’un simple pragmatisme neutre et rationnel, la montée des nouvelles technologies (caméras de surveillance, puces et bracelets électroniques, tests ADN) pourrait aussi donner lieu à de nouvelles configurations morales l’apparence de simples agencements techniques. Finalement, ces « nouvelles » tendances de la pénalité renverraient d’abord à une logique de protection sécuritaire de la stratification sociale contemporaine (Garland, 2001 ; Mary, 2001).

Une post-pénologie : éclairer indirectement les formes et usages (mais aussi les limites, les apories…) des réponses pénales en explorant l’ailleurs des situations problèmes et de leur gestion

Enfin, une dernière définition de la pénologie renvoie peut-être à une lecture… post-pénologique (non pas au sens où la pénologie aurait vécu mais plutôt au sens où des lignes de force émergeantes seraient désormais difficiles à inscrire dans sa stricte filiation). En effet, bien que les questions traitées par les pénologies présentées jusqu’ici soient distinctes, elles se centrent toutes sur la peine et la pénalité. Si la pénologie a été définie comme la science de la (des) peine(s), la post-pénologie va plus loin puisque plutôt que s’attarder à un environnement qui serait à même d’éclairer les mesures et peines (et leurs variantes infra-pénales), elle s’intéresse à d’autres manières de poser le « problème de la déviance » et de sa résolution. Pensons notamment ici à tout ce qu’on pourrait regrouper sous le vocable « zémiologie » (Hillyard et al., 2004).

Les auteurs liés à ce courant zémiologique nous invitent à identifier les limites et conséquences des pénologies exposées supra: elles focalisent l’attention du public sur le système pénal et ce faisant légitiment le régime de vérité étatique ; elles proposent des réformes ou des altérations du système pénal, ce qui revient finalement à le conforter ; en conséquence, ces discours et analyses risquent de perpétuer la croyance que la criminalisation des situations problèmes et la punition étatique sont nécessaires. Par ailleurs, ces pénologies négligeraient trop souvent le fait que seul un nombre très restreint d’actes criminalisables est réprimé pénalement, que ces actes sont socialement discriminés et qu’une grande majorité d’entre eux n’arrivent même pas aux instances judiciaires. En outre, d’autres situations ne sont pas criminalisées alors qu’elles attentent au bien-être et à la sécurité de la population comme la pauvreté, la pollution ou les accidents de travail.  Et enfin, les attentes des victimes ne sont que peu rencontrées durant leur passage dans le système pénal, celui-ci tendant plutôt à produire une victimisation secondaire et une souffrance, comme il le fait pour le condamné.

Pour ces raisons, il apparaît fondé, dans une perspective post-pénologique, de se décentrer du crime et de la peine en explorant la question plus large des torts sociaux et de leur régulation et ce, de façon à sortir des œillères de la lunette pénale. Un premier foyer d’intérêt ne porte plus sur la justification, les modalités ou les usages de la peine mais se recentre sur le vécu du justiciable, l’expérience pénale pouvant produire de la souffrance et de la résistance chez tous les protagonistes de la situation problème (voir, déjà en 1981, Landreville, Blankevoort, Pires). Dans ce foyer concernant encore le pénal, certains vont renverser la question de la privation de liberté en interrogeant la notion de liberté elle-même (Chantraine, 2004). Une seconde voie part du principe que la société n’a pas attendu l’instauration de l’État pour s’organiser (Dos Santos, 2004). Elle se propose d’explorer dans la vie quotidienne ce que les gens identifient et définissent comme tort social et quelles réponses ils y apportent. Cette seconde voie ouvre la réflexion sur les caractéristiques (d’une grammaire) de la socialité et ce faisant, pourrait également contribuer à repenser la justice pénale, sa relation avec les justiciables et son mode de sanction si prégnant, la peine.

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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

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