Police et usage de la force
Publié par BD-SLL
La police est l’une des institutions dépositaires du monopole de la violence physique légitime. Cette définition de la police, inspirée de celle de l’Etat livrée au début du XXe siècle par Max Weber, réunit depuis les années 1950 l’immense majorité des sociologues de la police, principalement sous l’influence de l’ethnométhodologue Egon Bittner. Elle a été fortement contestée par le Canadien Jean-Paul Brodeur et donné matière à de nombreux débats académiques dans les sciences sociales francophones, que nous ne pourrons restituer ici.
L’un des points centraux de cette définition est la notion de légitimité, de force légitime. En effet, si la consubstantialité de la police et de la force ne soulève pas d’opposition, l’usage concret de la force soulève quant à lui bien des contestations. Car la force policière se définit (à l’inverse de la force militaire) en ce qu’elle doit être non seulement prévue par le droit, mais aussi acceptée par la population. Le droit assoit généralement la légitimité de la force sur deux paramètres : la nature de la situation (légitime défense de soi ou d’autrui, ou exécution d’un ordre légal) et la proportionnalité de la réaction policière. La force qu’emploie la police (là encore à la différence de la force militaire) est pensée comme une force défensive : c’est contre une menace ou une violence particulières que l’on autorise son recours.
Force pensée comme protectrice des intérêts de la société et de la sécurité des personnes ou des biens, la force policière entretient donc une relation intime avec l’opinion publique, dans la mesure où c’est elle qui estime si la force fut concrètement employée de manière satisfaisante, appropriée, juste. Cette intimité de la force et de l’opinion entraîne des problèmes redoutables.
Le premier concerne la rareté de la force. Les recherches menées aux Etats-Unis, pays marqué par l’importance considérable des cas d’usage abusif de la force, montrent la rareté de la violence physique. Un sondage diffusé auprès de 6000 répondants aux Etats-Unis indiquait que, parmi le millier de personnes ayant eu un contact au cours de l’année avec un policier, seulement une personne sur cinq cents disait avoir subi une contrainte physique de la part du policier, là encore le plus souvent limitée à une saisie ou une poussée par le policier (Jobard 2008), et ces informations déclaratives sont congruentes avec la majorité des recherches fondées sur l’observation des interactions auxquels se livrent les policiers (Garner et al. 2002). Mais cette rareté n’ôte rien à la dimension intrinsèquement scandaleuse de la force policière : si l’opinion est saisie d’un seul usage abusif, elle est fondée à demander des comptes à la police, voire au politique. Ainsi, il a été montré que l’un des moteurs majeurs de réforme des institutions policières mais aussi des crises politiques des démocraties occidentales est constitué des cas d’usage abusif ou perçu comme abusif de la force par la police : que l’on songe ici aux émeutes des années 1950 puis des années 1980 en Grande-Bretagne, des années 1960 aux Etats-Unis, des années 1980 à 2000 en France, de l’acquittement des policiers responsables du passage à tabac de Rodney King à Los Angeles ou de la défaite électorale du gouvernement Chirac en 1988 liée à la mort sous les coups des policiers d’un Français d’origine maghrébine un an et demi plus tôt.
Citer ces exemples ne clôt pas la difficulté du rapport entre la force policière et sa légitimité. Car la société, qui est juge de la légitimité de l’usage de la force, n’est pas une et indivise. Et les recherches ont montré que la force policière, pour rare qu’elle soit, s’exerce en particulier contre des minorités, contre des parties de la société plutôt que contre le tout. Dans les années soixante-dix aux Etats-Unis, les recherches abondaient sur la proportion de Noirs tués par la police à peu près vingt à vingt-cinq fois plus élevée que la proportion de Blancs. Et les perceptions des minorités sur la question de la violence exercée par la police sont beaucoup plus tranchées que celle des majorités, et ceci est relevé depuis l’un des tous premiers sondages menés par DuBois en 1904 : les minorités déclarent un très fort taux de personnes de leur entourage ayant subi ces violences et un taux de défiance beaucoup plus élevé à l’égard de la police. Ainsi, si la force policière se définit par sa nécessaire légitimité, elle est indissociable de la structure de la société dans laquelle elle se déploie : à une société divisée répond souvent une force policière assumée, voire décuplée. C’est ce qui explique le paradoxe selon lequel, aux Etats-Unis, les polices urbaines ont pu être perçues jusque dans les décennies les plus récentes comme particulièrement brutales et corrompues, et pourtant appréciées. C’est ce qui explique également que la police française, en dépit des mises en cause très fréquentes pour sa brutalité (de la part de minorités, d’universitaires, de journalistes ou de la Cour européenne des droits de l’homme), se réforme depuis le début de la décennie 2000 essentiellement par un renforcement de ses capacités d’action brutale ou militarisée.
C’est l’un des paradoxes de la rareté : la force et l’abus de force peuvent être tenus pour légitimes lorsque la société les encourage et lorsque le politique en anticipe des gains durables. De ce point de vue, la sanction par un tiers autonome, comme l’autorité judicaire, est un instrument puissant de civilisation de la police. Dans les années 1980, les sommes dont certaines polices devaient s’acquitter en réparation du préjudice subi par des victimes de violence, comme celle de la ville de Los Angeles, ont conduit à des changements radicaux de doctrine policière et à la surveillance renforcée de l’action de la police en la matière. De manière générale, les réformes générées par les scandales provoqués par l’abus de force policière tendent à l’introduction de système de contrôle externe à la police comme les Police Complaints Authorities, créés en Grande-Bretagne à la suite des émeutes de Brixton provoquées par des comportements violents de la police dans ce quartier antillais de Londres, ou la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité créée en 2000 en France dans un contexte d’émeutes récurrentes et de condamnation des policiers français par la Cour européenne des droits de l’homme pour « torture » en 1999.
Pour autant, et c’est un autre paradoxe de la rareté de l’emploi de la force, les mécanismes de contrôle extérieurs ne peuvent à eux seuls maîtriser la force policière, là encore en raison de ses caractéristiques structurelles. Rare, la force policière est concentrée sur une « clientèle » particulière, celle qu’au XVIIe siècle déjà des rapports de la maréchaussée (l’ancêtre de la gendarmerie en France) désignaient comme le « gibier de prévôt » : la population des marginaux, migrants, vagabonds, rebelles, que les policiers estiment relever de leur pleine et exclusive souveraineté. A ces populations, les policiers ont longtemps appliqué, avec l’assentiment des électeurs et contribuables, ce que le langage commun désignait aux Etats-Unis comme la « sanction de la rue », la « street justice ». Aujourd’hui, ces clientèles policières bénéficient des ressources offertes par le droit (la scolarisation massive laisse peu de gens à distance de la connaissance de leurs droits) et du recours aux systèmes externes de contrôle. Mais les recherches montrent que les sanctions prononcées contre les policiers sont inversement proportionnelles à la gravité des faits allégués. Ainsi, les policiers poursuivis ont un risque beaucoup plus fort d’être sanctionnés pour, par exemple, perte de leur carte professionnelle ou de leur badge, que pour violence illégitime. Deux éléments jouent ici. Le premier a trait au fait que la police est légitime à employer la force. Il est alors difficile de prouver que telle atteinte, telle blessure ou fracture, est une violence illégitime, c’est à dire, d’un point de vue technique, un surcroît non nécessaire de force : les policiers peuvent par exemple se retrancher derrière la résistance opposée par l’individu lors de son arrestation. Le second élément a trait au caractère social particulier de la clientèle particulière : la violence de la police s’exerce en particulier sur des personnes qui sont dépourvues de ressources pour gagner en crédibilité devant la justice qui, elle, dépend d’une coopération excellente avec la police pour plus généralement mener ses affaires pénales à bien. Cette relation inverse entre la fréquence de la violence policière et les chances de la voir établie par les autorités judiciaires, ajoutée à la difficile imputation causale des traces de violence dessinent un espace social dans lequel les policiers jouissent d’une relative liberté d’exercice de la force.
Toutefois, ce caractère comme immanent à la police d’abuser de la force, qui rappelle l’observation de Montesquieu selon laquelle tout homme qui exerce un pouvoir est amené à en abuser, peut être contrôlé voire endigué. Plus que la formation (toujours très contestée et fragiles) de commissions permanentes judiciaires ou citoyennes de surveillance de la police, l’un des changements récents les plus notables consiste en la tentative de limiter les dommages liés au nécessaire emploi de la force, et ce de manière collective et individuelle. En ce qui concerne le collectif, les efforts se sont concentrés depuis les années 1960 et 1970 (enseignements tirés des manifestations algériennes des années 60 en France, des émeutes urbaines aux Etats-Unis, des protestations ouvrières en Angleterre…) sur un encadrement d’airain de l’usage de la force policière dans le cadre du contrôle des foules protestataires. On peut décrire ce mouvement comme une évolution vers la professionnalisation des forces de police, en fait leur militarisation en vue de limiter le plus possible d'une part le pouvoir discrétionnaire du policier (en exigeant une obéissance stricte aux ordres du supérieur) et d'autre part les capacités destructrices de la force (en dotant les policiers d’un équipement centré sur la protection des agents et la gradation de leurs outils offensifs. Cette disposition a très vraisemblablement permis la raréfaction des violences policières dans les opérations de contrôle des manifestations.
Au niveau individuel, le changement le plus médiatisé a été l’introduction à partir des années 1990 d’armements dits « non-létaux » ou « à létalité réduite » comme le Taser (qui administre des décharges électriques incapacitantes) ou le Flash-Ball (fusil qui tire des balles en gomme aptes à sonner l’adversaire et l’empêcher de se mouvoir). Les effets réels de ces armements n’ont à ce jour pas emporté la conviction. D’abord sur un plan conceptuel : la force policière devant être proportionnelle au danger encouru ou à la résistance constatée, le fait qu’une arme n’entraîne pas la mort n’est pas en soi satisfaisant, car la mort n’est que très rarement un horizon policier. Par ailleurs, toujours sur le plan conceptuel, une arme « à létalité réduite » est en soi antinomique, car la létalité ne supporte pas de gradient : on meurt, ou on est vivant. D’un point de vue empirique, la mort de Robert Dziekanski suite à des décharges répétées de Taser à l’aéroport de Vancouver en 2007, les lésions oculaires irréversibles de manifestants en France par des décharges de Flash-Ball (aux Mureaux en 2005, à Clichy-sous-Bois en 2006, à Nantes en 2007, à Toulouse, Montreuil, Neuilly-sur-Marne ou Villiers-le-Bel en 2009) ou les 334 cas de décès qu’Amnesty International impute au Taser entre juin 2001 et septembre 2008 (rapport décembre 2008), font écho aux travaux cliniques qui évoquent les risques de contusion, de brûlure, de lésion vasculaire, crânienne, cérébrale ou neurologique, de crises épileptiques ou de troubles respiratoires qui rappellent la réalité brute selon laquelle une arme, quel que soit son nom de baptême, reste une arme – à commencer par les mains nues de deux boxeurs : les dommages qu’elle provoque sont liés aux circonstances de son emploi (distance, partie du corps visé, intensité du coup porté) et à la condition physiologique de celui qui reçoit le coup. En ce sens, si la disciplinarisation des forces de police dans le cadre du contrôle des manifestations a sans doute entraîné un véritable changement, la portée de l’introduction d’armes individuelles supposées nouvelles n’a vraisemblablement pas entraîné de changement notable de la problématique.
Faut-il alors, pour agir sur l’usage de la force par les policiers, se concentrer sur les causes de mésusage ? La recherche peine à tirer au clair ce qui amène les policiers à abuser de la force, même si des orientations commencent à se dessiner maintenant depuis 40 ans de recherche sur ce thème. On a longtemps supposé que les changements démographiques des polices pèseraient sur l’emploi de la force, par exemple que la part des femmes et des minorités dans la police minorerait l’usage abusif de la force. Mais les recherches ont au contraire montré la force des habitudes policières et l’emprise qu’elles exercent sur ses nouveaux membres, contraignant ces derniers à adopter les us existants. Le « climat administratif », c’est à dire sur l’influence d’une nouvelle direction ou de nouvelles doctrines, semble déterminant. Mais les éléments prédictifs les plus forts qui ressortent de ces recherches semblent bien être ceux liés au statut social et racial de la personne abordée par les policiers, et aux circonstances de l’interaction (état calme ou agité de la personne, présence de tiers sur les lieux, etc.). Il est ainsi clair que les efforts visant à civiliser le rapport de la police à la force ne peuvent faire abstraction des circonstances dans lesquelles les policiers interviennent. Si la structure des villes est telle que des quartiers restent des zones enclavées dans lesquelles les clientèles de la police sont rassemblées à l’écart de tout regard tiers, l’abus de force a peu de chances d’être domestiqué, surtout lorsque l’éloignement social ou territorial de ces quartiers se combine avec la faible participation électorale de leurs résidents.
Références
- Déviance et société, 25, 3, 2001, p. 279-345, dossier consacré à l’apport d’Egon Bittner à la théorie de la police (contributions de Egon Bittner, Jean-Paul Brodeur, Fabien Jobard, René Lévy).
- Bugnon, G., Le constat médical peut-il mettre à l'épreuve les frontières de la force policière légitime ?, Déviance et société, 30, 1, 2011.
- Gabbidon, S.L. & Higgins, G.E., 2009. The Role of Race/Ethnicity and Race Relations on Public Opinion Related to the Treatment of Blacks by the Police. Police Quarterly, 12(1), 102.
- Garner, J.H., Maxwell, C.D. & Heraux, C.G., 2002. Characteristics associated with the prevalence and severity of force used by the police. Justice Quarterly, 19(4), 705.
- Moreau de Bellaing, C., Violences illégitimes et publicité de l’action policière, Politix, 22, 3, 2009, p. 119-141.
- Policing: A Journal of Policy and Practice, 1, 3, 2007, p. 249-372, dossier consacré à l’usage de la force par la police (contributions de PAJ Waddington, Peter Neyroud, Mike Waldren, Itiel Dror, Colin Burrows, John Kleinig, Deborah Glass, Geoffrey Markham et Maurice Punch, Oliver Sprague).
- Thys, P., 2010. Les armes "à létalité réduite", Paris: L'Harmattan.
Gouvernance de la sécurité
Publié par BD-SLL
Le concept de gouvernance de la sécurité reflète la prise de conscience par les criminologues, les politologues et les sociologues que la production de sécurité dans les sociétés modernes ne relève pas de la responsabilité exclusive de l’État, mais qu’elle résulte au contraire d’une prolifération d’acteurs publics, privés et hybrides qui y contribuent de manière significative. Les recherches menées à partir des années 1970 ont en effet démontré à quel point le rôle joué par la sécurité privée avait été jusque là négligé, et dans quelle mesure la notion classique d’un monopole étatique en matière de production de sécurité manifestait un fétichisme institutionnel qui ne reflétait plus une réalité complexe.
La gouvernance, qui est définie par le Dictionnaire des politiques publiques comme « un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions, en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement » (Boussaguet et al. 2004 : 243), ne concerne bien entendu pas seulement le domaine de la sécurité. D’autres secteurs traditionnels de l’intervention étatique comme l’éducation, la santé, le logement social, les transports ou l’accès à l’emploi ont aussi été soumis à de profondes reconfigurations de leurs modes de gouvernance au cours des dernières décennies (Gaudin 2002).
La gouvernance de la sécurité est généralement abordée à travers deux cadres d’analyse complémentaires. D’abord, le concept de gouvernance offre aux chercheurs une boîte à outils leur permettant de décrire avec plus de nuances la multiplication d’acteurs et d’interactions qui contribuent à la production de sécurité dans toute sa complexité. Cette approche empirique s’accompagne souvent d’une dimension normative qui se traduit par un jugement de valeur porté sur les bénéfices – ou au contraire les périls – inhérents à cette pluralisation des modes de production de la sécurité.
Les configurations empiriques de la gouvernance de la sécurité
Loin de représenter un concept «mythologique» qui n’existerait que dans les textes abstraits des chercheurs qui l’étudient (une sorte de licorne ou de sirène théorique), la gouvernance de la sécurité se manifeste au quotidien par le biais de configurations institutionnelles caractérisées par leur diversité et leur capacité d’adaptation «adhocatrique» (Hassid, 2005. Qu’il s’agisse de la présence d’agents de sécurité dans les espaces publics ou privés recevant du public (les propriétés privées de masse), de la commercialisation de services policiers à des autorités parapubliques ou à des intérêts privés, ou encore des échanges constants de données et de renseignements criminels entre acteurs publics et privés qui rythment notre vie quotidienne dans la «société du risque» (Ericson et Haggerty 2001), la gouvernance de la sécurité nous est plus familière qu’on ne l’imagine de prime abord.
Trois grandes structures institutionnelles (l’État, le marché et les réseaux) sont généralement associées à des formes distinctes de gouvernance. Ces idéaux-types qui sont étroitement imbriqués dans la réalité reflètent des modalités de pilotage spécifiques. Dans le modèle étatique, la gouvernance de la sécurité prend ainsi la forme d’un mode d’organisation vertical où l’autorité législative et administrative de l’acteur public dominant (la police) s’exerce sur les autres acteurs de la sécurité, qu’ils soient parapublics, communautaires ou privés. Dans le modèle de marché, qui a connu une forte expansion depuis le début des années 1970 dans le monde occidental, la gouvernance de la sécurité est structurée par la loi de l’offre et de la demande. Si le marché se caractérise par une logique de compétition qui permet d’offrir des services variés à moindre coût, il introduit également de profondes inégalités dans l’accès au bien public qu’est la sécurité en excluant les plus démunis. Les réseaux constituent enfin la troisième structure institutionnelle de gouvernance. Reposant sur des relations horizontales de réciprocité entre leurs membres et plus flexibles que les structures bureaucratiques traditionnelles, les réseaux permettent la mise en place de mécanismes de gouvernance qui incluent aussi bien des acteurs publics que privés, au niveau local, national et international.
Concrètement, la gouvernance de la sécurité s’exprime à travers les interdépendances de ces trois grandes structures institutionnelles. Par exemple, dans les États fortement centralisés où les acteurs publics occupent une position dominante, le rôle du marché dans la gouvernance de la sécurité sera souvent moins prononcé que dans les systèmes décentralisés, où il constituera une alternative attractive à des acteurs publics fragmentés et par conséquent plus faibles. De la même manière, la capacité des réseaux à gouverner la sécurité, ainsi que leur composition et leurs modes de fonctionnement seront influencés par la place respective qu’occupent l’État et le marché. Des États forts favoriseront l’émergence de réseaux publics tissant des liens entre les acteurs locaux et nationaux (Ocqueteau 2004), alors que des États faibles se prêteront mieux à la constitution de réseaux mixtes ou majoritairement privés qui auront vocation à renforcer ou même à se substituer à une offre publique insuffisante (Dupont, Grabosky, Shearing et Tanner 2007).
Comme nous l’avons déjà mentionné, ces trois structures institutionnelles abritent une pluralité d’acteurs organisationnels qui vont remplir les fonctions de mandants ou de prestataires de sécurité. Alors que les mandants identifient les besoins en sécurité et les ressources disponibles pour y répondre, les prestataires fournissent à ces derniers le large éventail des services requis. On retrouve parmi les mandants des autorités politiques locales (municipalités) ou nationales (ministères), des entreprises, des communautés résidentielles, des communautés d’intérêts (politiques, religieux, ethniques, culturels), ou encore des individus. La catégorie des prestataires comprend quant à elle les services de police, les services publics d’application de la loi (douanes, services de renseignement, administrations fiscales, sécurité routière, etc. – par exemple l’énumération de 79 catégories d’agents administratifs dotés de pouvoirs de police faite par Lascoumes et Barberger (1986, p. 288) pour la France), les organismes gouvernementaux ou communautaires de prévention, les services de sécurité internes des entreprises, les agences de sécurité privée (gardiennage, consultants, intelligence économique), ainsi que les groupes d’autodéfense et même dans certains cas des groupes criminels. Si les fonctions de mandant et de prestataire sont généralement assumées par les mêmes acteurs dans le modèle étatique, les structures du marché et des réseaux se caractérisent par une plus grande dispersion des responsabilités.
Une dernière dimension empirique de la gouvernance de la sécurité concerne la nature des liens qui unissent les divers acteurs mentionnés plus haut. On distingue cinq modes relationnels qui vont permettre la coordination et la régulation des mandants et des prestataires de sécurité : l’obligation (ou « tierce police »), la délégation, la vente, l’échange et le don. L’obligation se traduit par la contrainte qu’une organisation fait peser sur des tierces parties afin d’obtenir de leur part le comportement désiré, comme la transmission d’informations concernant des transactions financières suspectes, la mise en œuvre de dispositifs spécifiques de prévention du crime, ou encore le respect de certaines normes de sécurité lors de l’organisation d’événements culturels ou sportifs. La délégation reflète le transfert de fonctions traditionnellement assumées par des acteurs étatiques à des acteurs hybrides ou privés, moyennant le versement de redevances par l’État ou l’octroi d’un privilège de prélèvement direct auprès des usagers du service délégué. Ainsi, dans les pays où la gestion et l’entretien des radars automatisés de vitesse sont confiés à des entreprises, ces dernières perçoivent un pourcentage des amendes perçues auprès des automobilistes en infraction. Nous avons vu plus haut que la vente est le mode de relation privilégié dans la structure de marché entre acteurs privés. Cependant, les acteurs publics y ont également recours de plus en plus fréquemment, aussi bien à titre d’acquéreur (sous-traitance de certaines tâches comme la détention ou le transfert de prisonniers à des entreprises) que de vendeur (commercialisation de services de formation, de patrouille ou d’enquête à des intérêts parapublics ou privés). Ce recours croissant des acteurs publics à la vente vise en partie à compenser les coupures budgétaires auxquelles ces derniers sont parfois confrontés. Le don obéit à la même logique lorsqu’il prend la forme d’un parrainage d’acteurs publics par des intérêts privés, qu’il s’agisse de la mise à disposition de locaux, d’équipements ou de compétences professionnelles à titre gracieux. Le don est également répandu dans le secteur communautaire, où de nombreux programmes de prévention sont par exemple subventionnés par des compagnies d’assurance ou des entreprises locales. L’échange se manifeste enfin par le partage bilatéral ou la mutualisation de ressources matérielles, humaines et d’informations. L’échange repose sur la réciprocité dont font preuve les participants et comporte un faible degré de contrainte entre ces derniers. Il implique donc un niveau préalable de confiance suffisamment élevé entre les acteurs.
Ces cinq formes relationnelles sont fortement influencées par les structures institutionnelles au sein desquelles la gouvernance se déploie. Ainsi, on rencontrera l’obligation plus fréquemment dans les États forts disposant de polices centralisées, alors que la vente sera privilégiée dans les sociétés où l’État providence est moins affirmé. On retrouve enfin plus fréquemment le don, l’échange et la délégation dans des contextes où les réseaux de sécurité fonctionnement de manière routinière (Dupont 2007).
Les enjeux normatifs de la gouvernance de la sécurité : marginalisation ou centralité de l’État
Nous nous sommes jusqu’ici limités à présenter les différents outils analytiques permettant de décrire les diverses configurations que peut prendre la gouvernance de la sécurité – ou les dysfonctionnements qui les accompagnent (Gautron 2010). Toutefois, ce concept n’a pas seulement une vocation descriptive, et les enjeux normatifs qui y sont associés donnent lieu à des interprétations divergentes qu’on peut regrouper en trois grands courants.
La première lecture de la gouvernance de la sécurité, inspirée par les travaux du criminologue Clifford Shearing, y voit une opportunité pour divers acteurs privés et communautaires de participer de manière plus active à la définition et à l’implantation de solutions de sécurité qui répondent mieux à leurs besoins que celles imposées de manière unilatérale par l’État. Cette gouvernance par le bas permettrait de mobiliser et de coordonner de manière plus efficace et démocratique les savoirs locaux, les technologies et les ressources de nœuds (ou nodes) institutionnels parmi lesquels l’État ne serait qu’un site de gouvernance parmi d’autres.
En réaction à cette approche « émancipatrice » de la gouvernance, à laquelle ils reprochent une marginalisation de l’État auquel se substitueraient des formes émergente de « gouvernement privé », d’autres chercheurs anglo-saxons influencés par Ian Loader (et son collègue Neil Walker) orientent leur réflexion vers un modèle plus traditionnel de gouvernance. La pluralité des acteurs impliqués n’y est pas remise en question, mais l’État y conserverait un rôle de premier plan afin de garantir l’équité dans l’accès à la sécurité et la protection des libertés individuelles (Loader 2005).
Enfin, les principaux chercheurs francophones en sociologie de la police et de la sécurité privée (Jean-Paul Brodeur, Frédéric Ocqueteau, et Dominique Monjardet notamment) ont toujours manifesté une certaine réticence face à ce concept qui aurait selon eux bien du mal à s’extraire du cadre institutionnel anglo-saxon duquel il a émergé et qui peine à intégrer un modèle d’État jacobin pourtant encore bien enraciné dans de nombreuses sociétés postmodernes.
On voit donc que si les reconfigurations des structures, des acteurs et des liens qui sous-tendent la gouvernance de la sécurité font l’objet d’une cartographie de plus en plus précise, il n’existe pas à l’heure actuelle de consensus concernant le rôle que l’État doit jouer dans ces nouveaux arrangements (Roché 2004). Si l’hypothèse de son dépérissement ne peut plus sérieusement être évoquée, son omnipotence passée en matière de sécurité est sérieusement écornée. Loin de constituer un problème, cette incertitude apparaît au contraire bénéfique dans la mesure où elle alimente l’indispensable débat démocratique sur les interactions complexes entre liberté, sécurité et justice.
Mars 2010
Références
- Boussaguet, L; Jacquot, S et P Ravinet (dirs.) (2004), Dictionnaire des politiques publiques, Les Presses de Sciences Po, Paris.
- Dupont, B (2007), « La gouvernance et la sécurité », in Cusson, M; Dupont B et F Lemieux (eds.), Traité de sécurité intérieure, HMH Hurtubise, Montréal, pp. 67-80.
- Dupont, B; Grabosky, P; Shearing, C et S Tanner (2007), «La gouvernance de la sécurité dans les États faibles et défaillants», Champ Pénal : Nouvelle Revue Internationale de Criminologie, vol. IV.
- Ericson, R et K Haggerty (2001), « La communication sur les risques, la police et le droit », Droit et Société, no. 47, pp. 185-204.
- Gaudin, J-P (2002), Pourquoi la gouvernance?, Les Presses de Sciences Po, Paris.
- Gautron, V (2010), «La coproduction locale de la sécurité en France : un partenariat interinstitutionnel déficient», Champ Pénal : Nouvelle Revue Internationale de Criminologie, vol. IV.
- Hassid, O (2005), « La gouvernance de sécurité : un concept pour un nouveau paradigme en criminologie ?», Revue Internationale de Criminologie et de Police Technique, vol. LVIII, no. 2, pp. 151-161.
- Lascoumes, P et C Barberger (1986), Le droit pénal administratif, instrument d’action étatique, Commissariat Général du Plan, Paris.
- Loader, I (2005), « Police inc., une entreprise à responsabilité non limitée?: Sécurité, gouvernance civile et bien public », Criminologie, vol. 38, no. 2, pp. 157-171.
- Ocqueteau, F (2004), Polices entre État et marché, Les Presses de Sciences Po, Paris.
- Roché, S (2004) (ed.), Réformer la police et la sécurité : Les nouvelles tendances en Europe et aux États-Unis, Odile Jacob, Paris.