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Gouvernance de la sécurité

Auteur: 
Dupont, Benoît

 

Le concept de gouvernance de la sécurité reflète la prise de conscience par les criminologues, les politologues et les sociologues que la production de sécurité dans les sociétés modernes ne relève pas de la responsabilité exclusive de l’État, mais qu’elle résulte au contraire d’une prolifération d’acteurs publics, privés et hybrides qui y contribuent de manière significative. Les recherches menées à partir des années 1970 ont en effet démontré à quel point le rôle joué par la sécurité privée avait été jusque là négligé, et dans quelle mesure la notion classique d’un monopole étatique en matière de production de sécurité manifestait un fétichisme institutionnel qui ne reflétait plus une réalité complexe.

La gouvernance, qui est définie par le Dictionnaire des politiques publiques comme « un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions, en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement » (Boussaguet et al. 2004 : 243), ne concerne bien entendu pas seulement le domaine de la sécurité. D’autres secteurs traditionnels de l’intervention étatique comme l’éducation, la santé, le logement social, les transports ou l’accès à l’emploi ont aussi été soumis à de profondes reconfigurations de leurs modes de gouvernance au cours des dernières décennies (Gaudin 2002).

La gouvernance de la sécurité est généralement abordée à travers deux cadres d’analyse complémentaires. D’abord, le concept de gouvernance offre aux chercheurs une boîte à outils leur permettant de décrire avec plus de nuances la multiplication d’acteurs et d’interactions qui contribuent à la production de sécurité dans toute sa complexité. Cette approche empirique s’accompagne souvent d’une dimension normative qui se traduit par un jugement de valeur porté sur les bénéfices – ou au contraire les périls – inhérents à cette pluralisation des modes de production de la sécurité.

 

Les configurations empiriques de la gouvernance de la sécurité

Loin de représenter un concept «mythologique» qui n’existerait que dans les textes abstraits des chercheurs qui l’étudient (une sorte de licorne ou de sirène théorique), la gouvernance de la sécurité se manifeste au quotidien par le biais de configurations institutionnelles caractérisées par leur diversité et leur capacité d’adaptation «adhocatrique» (Hassid, 2005. Qu’il s’agisse de la présence d’agents de sécurité dans les espaces publics ou privés recevant du public (les propriétés privées de masse), de la commercialisation de services policiers à des autorités parapubliques ou à des intérêts privés, ou encore des échanges constants de données et de renseignements criminels entre acteurs publics et privés qui rythment notre vie quotidienne dans la «société du risque» (Ericson et Haggerty 2001), la gouvernance de la sécurité nous est plus familière qu’on ne l’imagine de prime abord.

Trois grandes structures institutionnelles (l’État, le marché et les réseaux) sont généralement associées à des formes distinctes de gouvernance. Ces idéaux-types qui sont étroitement imbriqués dans la réalité reflètent des modalités de pilotage spécifiques. Dans le modèle étatique, la gouvernance de la sécurité prend ainsi la forme d’un mode d’organisation vertical où l’autorité législative et administrative de l’acteur public dominant (la police) s’exerce sur les autres acteurs de la sécurité, qu’ils soient parapublics, communautaires ou privés. Dans le modèle de marché, qui a connu une forte expansion depuis le début des années 1970 dans le monde occidental, la gouvernance de la sécurité est structurée par la loi de l’offre et de la demande. Si le marché se caractérise par une logique de compétition qui permet d’offrir des services variés à moindre coût, il introduit également de profondes inégalités dans l’accès au bien public qu’est la sécurité en excluant les plus démunis. Les réseaux constituent enfin la troisième structure institutionnelle de gouvernance. Reposant sur des relations horizontales de réciprocité entre leurs membres et plus flexibles que les structures bureaucratiques traditionnelles, les réseaux permettent la mise en place de mécanismes de gouvernance qui incluent aussi bien des acteurs publics que privés, au niveau local, national et international.

Concrètement, la gouvernance de la sécurité s’exprime à travers les interdépendances de ces trois grandes structures institutionnelles. Par exemple, dans les États fortement centralisés où les acteurs publics occupent une position dominante, le rôle du marché dans la gouvernance de la sécurité sera souvent moins prononcé que dans les systèmes décentralisés, où il constituera une alternative attractive à des acteurs publics fragmentés et par conséquent plus faibles. De la même manière, la capacité des réseaux à gouverner la sécurité, ainsi que leur composition et leurs modes de fonctionnement seront influencés par la place respective qu’occupent l’État et le marché. Des États forts favoriseront l’émergence de réseaux publics tissant des liens entre les acteurs locaux et nationaux (Ocqueteau 2004), alors que des États faibles se prêteront mieux à la constitution de réseaux mixtes ou majoritairement privés qui auront vocation à renforcer ou même à se substituer à une offre publique insuffisante (Dupont, Grabosky, Shearing et Tanner 2007).

Comme nous l’avons déjà mentionné, ces trois structures institutionnelles abritent une pluralité d’acteurs organisationnels qui vont remplir les fonctions de mandants ou de prestataires de sécurité. Alors que les mandants identifient les besoins en sécurité et les ressources disponibles pour y répondre, les prestataires fournissent à ces derniers le large éventail des services requis. On retrouve parmi les mandants des autorités politiques locales (municipalités) ou nationales (ministères), des entreprises, des communautés résidentielles, des communautés d’intérêts (politiques, religieux, ethniques, culturels), ou encore des individus. La catégorie des prestataires comprend quant à elle les services de police, les services publics d’application de la loi (douanes, services de renseignement, administrations fiscales, sécurité routière, etc. – par exemple l’énumération de 79 catégories d’agents administratifs dotés de pouvoirs de police faite par Lascoumes et Barberger (1986, p. 288) pour la France), les organismes gouvernementaux ou communautaires de prévention, les services de sécurité internes des entreprises, les agences de sécurité privée (gardiennage, consultants, intelligence économique), ainsi que les groupes d’autodéfense et même dans certains cas des groupes criminels. Si les fonctions de mandant et de prestataire sont généralement assumées par les mêmes acteurs dans le modèle étatique, les structures du marché et des réseaux se caractérisent par une plus grande dispersion des responsabilités.

Une dernière dimension empirique de la gouvernance de la sécurité concerne la nature des liens qui unissent les divers acteurs mentionnés plus haut. On distingue cinq modes relationnels qui vont permettre la coordination et la régulation des mandants et des prestataires de sécurité : l’obligation (ou « tierce police »), la délégation, la vente, l’échange et le don. L’obligation se traduit par la contrainte qu’une organisation fait peser sur des tierces parties afin d’obtenir de leur part le comportement désiré, comme la transmission d’informations concernant des transactions financières suspectes, la mise en œuvre de dispositifs spécifiques de prévention du crime, ou encore le respect de certaines normes de sécurité lors de l’organisation d’événements culturels ou sportifs. La délégation reflète le transfert de fonctions traditionnellement assumées par des acteurs étatiques à des acteurs hybrides ou privés, moyennant le versement de redevances par l’État ou l’octroi d’un privilège de prélèvement direct auprès des usagers du service délégué. Ainsi, dans les pays où la gestion et l’entretien des radars automatisés de vitesse sont confiés à des entreprises, ces dernières perçoivent un pourcentage des amendes perçues auprès des automobilistes en infraction. Nous avons vu plus haut que la vente est le mode de relation privilégié dans la structure de marché entre acteurs privés. Cependant, les acteurs publics y ont également recours de plus en plus fréquemment, aussi bien à titre d’acquéreur (sous-traitance de certaines tâches comme la détention ou le transfert de prisonniers à des entreprises) que de vendeur (commercialisation de services de formation, de patrouille ou d’enquête à des intérêts parapublics ou privés). Ce recours croissant des acteurs publics à la vente vise en partie à compenser les coupures budgétaires auxquelles ces derniers sont parfois confrontés. Le don obéit à la même logique lorsqu’il prend la forme d’un parrainage d’acteurs publics par des intérêts privés, qu’il s’agisse de la mise à disposition de locaux, d’équipements ou de compétences professionnelles à titre gracieux. Le don est également répandu dans le secteur communautaire, où de nombreux programmes de prévention sont par exemple subventionnés par des compagnies d’assurance ou des entreprises locales. L’échange se manifeste enfin par le partage bilatéral ou la mutualisation de ressources matérielles, humaines et d’informations. L’échange repose sur la réciprocité dont font preuve les participants et comporte un faible degré de contrainte entre ces derniers. Il implique donc un niveau préalable de confiance suffisamment élevé entre les acteurs.

Ces cinq formes relationnelles sont fortement influencées par les structures institutionnelles au sein desquelles la gouvernance se déploie. Ainsi, on rencontrera l’obligation plus fréquemment dans les États forts disposant de polices centralisées, alors que la vente sera privilégiée dans les sociétés où l’État providence est moins affirmé. On retrouve enfin plus fréquemment le don, l’échange et la délégation dans des contextes où les réseaux de sécurité fonctionnement de manière routinière (Dupont 2007).

 

Les enjeux normatifs de la gouvernance de la sécurité : marginalisation ou centralité de l’État

Nous nous sommes jusqu’ici limités à présenter les différents outils analytiques permettant de décrire les diverses configurations que peut prendre la gouvernance de la sécurité – ou les dysfonctionnements qui les accompagnent (Gautron 2010). Toutefois, ce concept n’a pas seulement une vocation descriptive, et les enjeux normatifs qui y sont associés donnent lieu à des interprétations divergentes qu’on peut regrouper en trois grands courants.

La première lecture de la gouvernance de la sécurité, inspirée par les travaux du criminologue Clifford Shearing, y voit une opportunité pour divers acteurs privés et communautaires de participer de manière plus active à la définition et à l’implantation de solutions de sécurité qui répondent mieux à leurs besoins que celles imposées de manière unilatérale par l’État. Cette gouvernance par le bas permettrait de mobiliser et de coordonner de manière plus efficace et démocratique les savoirs locaux, les technologies et les ressources de nœuds (ou nodes) institutionnels parmi lesquels l’État ne serait qu’un site de gouvernance parmi d’autres.

En réaction à cette approche « émancipatrice » de la gouvernance, à laquelle ils reprochent une marginalisation de l’État auquel se substitueraient des formes émergente de « gouvernement privé », d’autres chercheurs anglo-saxons influencés par Ian Loader (et son collègue Neil Walker) orientent leur réflexion vers un modèle plus traditionnel de gouvernance. La pluralité des acteurs impliqués n’y est pas remise en question, mais l’État y conserverait un rôle de premier plan afin de garantir l’équité dans l’accès à la sécurité et la protection des libertés individuelles (Loader 2005).

Enfin, les principaux chercheurs francophones en sociologie de la police et de la sécurité privée (Jean-Paul Brodeur, Frédéric Ocqueteau, et Dominique Monjardet notamment) ont toujours manifesté une certaine réticence face à ce concept qui aurait selon eux bien du mal à s’extraire du cadre institutionnel anglo-saxon duquel il a émergé et qui peine à intégrer un modèle d’État jacobin pourtant encore bien enraciné dans de nombreuses sociétés postmodernes.

On voit donc que si les reconfigurations des structures, des acteurs et des liens qui sous-tendent la gouvernance de la sécurité font l’objet d’une cartographie de plus en plus précise, il n’existe pas à l’heure actuelle de consensus concernant le rôle que l’État doit jouer dans ces nouveaux arrangements (Roché 2004). Si l’hypothèse de son dépérissement ne peut plus sérieusement être évoquée, son omnipotence passée en matière de sécurité est sérieusement écornée. Loin de constituer un problème, cette incertitude apparaît au contraire bénéfique dans la mesure où elle alimente l’indispensable débat démocratique sur les interactions complexes entre liberté, sécurité et justice.

 

Mars 2010

Références

  • Boussaguet, L; Jacquot, S et P Ravinet (dirs.) (2004), Dictionnaire des politiques publiques, Les Presses de Sciences Po, Paris.
  • Dupont, B (2007), « La gouvernance et la sécurité », in Cusson, M; Dupont B et F Lemieux (eds.), Traité de sécurité intérieure, HMH Hurtubise, Montréal, pp. 67-80.
  • Dupont, B; Grabosky, P; Shearing, C et S Tanner (2007), «La gouvernance de la sécurité dans les États faibles et défaillants», Champ Pénal : Nouvelle Revue Internationale de Criminologie, vol. IV.
  • Ericson, R et K Haggerty (2001), « La communication sur les risques, la police et le droit », Droit et Société, no. 47, pp. 185-204.
  • Gaudin, J-P (2002), Pourquoi la gouvernance?, Les Presses de Sciences Po, Paris.
  • Gautron, V (2010), «La coproduction locale de la sécurité en France : un partenariat interinstitutionnel déficient», Champ Pénal : Nouvelle Revue Internationale de Criminologie, vol. IV.
  • Hassid, O (2005), « La gouvernance de sécurité : un concept pour un nouveau paradigme en criminologie ?», Revue Internationale de Criminologie et de Police Technique, vol. LVIII, no. 2, pp. 151-161.
  • Lascoumes, P et C Barberger (1986), Le droit pénal administratif, instrument d’action étatique, Commissariat Général du Plan, Paris.
  • Loader, I (2005), « Police inc., une entreprise à responsabilité non limitée?: Sécurité, gouvernance civile et bien public », Criminologie, vol. 38, no. 2, pp. 157-171.
  • Ocqueteau, F (2004), Polices entre État et marché, Les Presses de Sciences Po, Paris.
  • Roché, S (2004) (ed.), Réformer la police et la sécurité : Les nouvelles tendances en Europe et aux États-Unis, Odile Jacob, Paris.
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9