Formation policière
Publié par BD-SLL
À l’heure de la professionnalisation de la fonction policière en Occident, la question de l’adéquation du continuum de formation avec cette fonction se pose plus que jamais. Il est clair que les enjeux d’une complexification croissante de ce que l’on attend de la police remettent en cause l’idée même d’un continuum de formation essentiellement orienté en fonction des connaissances techniques du métier, la question n’étant plus de savoir jusqu’à quel point une formation d’un tel ordre est maintenant dépassée, mais bien de positionner adéquatement les dispositifs de formation pour répondre à ces modifications fondamentales.
À cet égard, on peut distinguer essentiellement deux grands types de modèles de formation, selon qu’ils sont, comme en France par exemple, très centralisés ou qu’ils sont, comme c’est notamment le cas aux États-Unis, extrêmement disparates et décentralisés. On pourrait alors comprendre qu’entre ces deux pôles se retrouveront des modalités de formation au diapason des modalités de déploiement des forces policières elles-mêmes. Ainsi, si la France présente une modalité de déploiement centralisée et uniforme, la formation de base donnée aux policiers l’est donc d’autant, tandis qu’à l’inverse, dans un pays marqué par un très grand nombre d’organisations policières très différentes les unes des autres comme c’est le cas aux États-Unis et en Italie, il demeure logique d’y retrouver des modalités de formation policière toutes aussi différentes d’un endroit à un autre.
Le cas de la formation policière en Allemagne pourrait ainsi être présenté comme relevant d’une situation un peu mitoyenne. En effet, il revient à chacun des Länder de pourvoir leur propre faculté universitaire technique qui, au terme d’une formation de trois ans, diplômeront les officiers de police ensuite engagés dans le service policier du Land :
« L’insistance mise à doter l’encadrement policier d’une formation solide appuyée sur des bases scientifiques, visait à réduire la clôture traditionnelle de l’institution sur elle-même et à lui donner les moyens de s’adapter de façon souple dans une période de changements socio-culturels extrêmement rapides. Cet objectif a d’ailleurs été atteint, dans la mesure où la formation de l’encadrement intermédiaire dans les écoles professionnelles supérieures et l’intégration dans les enseignements d’un large éventail de connaissances scientifiques en provenance de disciplines aussi diverses que le droit, la psychologie, la criminologie et la sociologie a donné à de nombreux policiers une ouverture d’esprit et une compréhension des phénomènes sociaux qui manquaient aux générations précédentes. » Funk et Reinke, 1992 : 54.
Pour les officiers qui, au terme des divers concours, accéderont au service de police fédéral, une mise à niveau leur sera donnée au sein d’une faculté universitaire elle aussi, de niveau fédéral. Or, toujours dans le cas de l’Allemagne, il est notoire que la réunification avec l’ex Allemagne de l’est n’a pas été sans remettre quelque peu en question l’uniformité du continuum de formation (Funk et Reinke, 1992): ces Länder ont du rapidement instaurer leur propre faculté universitaire technique qui n’ont en fait d’universitaire que le nom, celles-ci étant généralement des anciennes académies militaires, et où on a tout simplement changé l’uniforme des instructeurs. Les policiers formés dans ce contexte se retrouvent en situation de carence de connaissances et de compétences lorsqu’ils parviennent au niveau fédéral, la faculté ayant alors du concevoir toute une série de mises à niveau destinées aux recrues provenant des Länder de la partie anciennement communiste du pays. Outre la question de ces disparités, le modèle de formation policière allemand demeure également relativement dispendieux; en effet, les futurs officiers de police devront, avant d’être admis à la faculté, occuper une fonction subalterne au sein des polices des Länder pendant quelques années. Une fois admis à la faculté, les recrues conserveront leur salaire de cadet pendant les trois années de formation; ce n’est qu’une fois passé les concours d’admission comme officier, à un âge significativement plus élevé que dans le cas des policiers d’Amérique du nord, par exemple, que leur condition salariale rejoindra celles de leurs collègues de pays comparables.
Le cas de l’Allemagne, tout comme celui de plusieurs pays scandinaves, pose tout entier la question de la pertinence d’une formation de niveau universitaire et de son adéquation avec les défis contemporains qui se posent à la police : s’agit-il de la voie royale à emprunter? La question s’est posée et se pose encore d’ailleurs au Québec, où plusieurs mandats ont été confiés au cours des dernières années afin de vérifier la pertinence de hausser le calibre de la formation qui y est donnée pour les futurs policiers et les policiers en devoir. Ainsi, on retrouvera des recommandations en ce sens tant dans le rapport Bellemare (1996), que le rapport Corbo (1997) et que le rapport de la Commission Poitras (1998), portant plus spécifiquement dans ce cas ci à une seule institution policière, soit la Sûreté du Québec. Jusqu’à un certain point, on pourra reconnaître qu’il s’agit là d’une question plus typique des systèmes de police qui ne recourent pas aux entrées latérales et où l’accession aux fonctions supérieures se fait presque exclusivement par voie d’ancienneté. En effet, et ici on peut spontanément penser au cas de la France, on pourra très bien exiger un diplôme universitaire pour les fonctions dites supérieures – celle de commissaire divisionnaire, par exemple – étant entendu que les concours d’accès sont ouverts sur la base de cette exigence précise et non de celle d’une expérience préalable de la fonction policière, comme c’est plus généralement le cas en Amérique du nord.
Pour en revenir au cas du Québec, la base de la formation y est assez similaire à celle que l’on retrouve dans la plupart des pays occidentaux et mis à part les cas de l’Allemagne et des pays scandinaves dont nous avons fait état, soit l’équivalent d’un diplôme technique collégial. À l’heure actuelle, ce sont 12 institutions collégiales (11 francophones et 1 anglophone) qui dispensent les cours de la formation de base en technique policière :
« Le contenu des programme est conçu selon l’approche par compétences, qui vise à développer les aptitudes des étudiants à s’acquitter des tâches spécifiques au travail policier. Les méthodes pédagogiques mobilisées font appel à des mises en action concrètes (simulations, reconstitutions et études de cas) et à des liens avec le monde de la pratique (stages et bénévolat) Ces cours techniques sont complétés par des cours plus théoriques de criminologie, de sociologie, de psychologie, de droit et de littérature, destinés à sensibiliser les étudiants à la diversité de la société québécoise, à l’importance de l’intervention auprès des victimes, aux diverses formes de criminalité, aux techniques de prévention et de résolution de problèmes, ainsi qu’aux pouvoirs et aux devoirs légaux attachés à la fonction policière. » Dupont et Pérez, 2006 : 68.
Les 12 institutions réparties à travers le Québec vont former environ 950 diplômés par année. Et ce sont entre 650 et 700 de ces 950 diplômés qui accéderont au stade final de la formation qualifiante de base qui est donné, dans ce cas, en exclusivité en un seul endroit, soit à l’École nationale de police du Québec (ENPQ).
Mais avant de détailler davantage cette dernière étape de la formation qualifiante initiale des patrouilleurs en uniforme, il convient de souligner qu’au Québec et au contraire de plusieurs autres endroits ailleurs dans le monde, la profession policière est extrêmement populaire et recherchée : on y fait de bons salaires, les taux de placement au terme de la formation de base atteignent près de cent pour cent et on peut prétendre à la retraite après 25 ans de service, soit à un âge où une seconde carrière est tout à fait envisageable, ce qui ouvre la possibilité de cumuler un nouveau salaire et une rente de retraite déjà fort généreuse. Il est dès lors peu surprenant de constater qu’à l’entrée du cursus, quatre demandes sur cinq sont rejetées et que seulement un candidat sur vingt parviendra à décrocher le diplôme [1].
Si l’on peut penser que ce niveau élevé de compétition garantira que seuls les meilleurs candidats et candidates passeront au travers du processus, on pourra également penser qu’en revanche, il se créera un niveau d’attente tout aussi élevé (Alain et Grégoire, 2008; Alain et Baril, 2005a, 2005b). Or, compte tenu du fait que la structure de fonctionnement de l’organisation policière est composée à près de 75% de policiers qui demeureront tout au long de leur carrière aux premiers niveaux hiérarchiques, des déceptions sont d’autant plus susceptibles de marquer les premiers pas de nos recrues, à qui on a jamais manqué de rappeler, tout au long de leur formation, à quel point ils constituent une élite, aspirant donc ainsi aux plus hautes fonctions de la hiérarchie (Alain, 2010). Notons qu’un tel phénomène n’est pas exclusif au Québec (il a été fort bien documenté en Australie par Chan, 2003) et on le retrouve également dans d’autres professions où l’accès à la formation qualifiante est très contingenté (Dubar, 2000; Dubar et Tripier, 2003).
Pour en revenir à la formation donnée par l’ENPQ, et comme la plupart des organisations policières s’attendent à ce que les recrues performent au plus haut niveau possible dès leur embauche [2], les éléments abordés pendant le stage de 15 semaines s’enchaînent les uns aux autres à un rythme rarement observé dans la réalité. En fait, le programme développé à l’ENPQ tente de résoudre le dilemme créé par la nécessité de donner aux candidats le maximum de compétences en un court laps de temps, tout en maintenant un certain réalisme au niveau des situations simulées qui sont offertes aux apprenants. On pourra comprendre que ce dilemme explique en partie le fait que plusieurs recrues se disent déçues par certains aspects plus répétitifs et routiniers de la fonction policière (Alain et Baril, 2005).
Il existe, pour clore ce court article, toute une série de modalités de formation continue en emploi, destinée exclusivement ou non, aux policiers en exercice. En effet, et ce depuis l’instauration de la toute dernière mouture de la Loi sur la police en 2000, on exige une formation qualifiante additionnelle pour tout policier aspirant à passer au domaine des enquêtes et éventuellement aussi à celui de la gestion/direction. Dans ces deux cas, il s’agit de formations qui, données en alternance travail-études, sont sanctionnées par un diplôme universitaire. Les contenus des cours sont partagés par plusieurs universités québécoises, selon leur localisation géographique et leurs champs de spécialisation. Finalement, on pourra clore ce portrait en évoquant l’existence d’une pléthore de formations pointues, offertes par le secteur privé, voire par les plus grosses organisations policières elles-mêmes, et destinées à la mise à jour des compétences techniques nécessaires aux opérations de maintien de l’ordre et des enquêtes spécialisées.
Références :
- Alain M., Baril C., 2005a, Attitudes et prédispositions d’un échantillon de recrues policières québécoises à l’égard de leur rôle, de la fonction policière et des modalités de contrôle de la criminalité, Les Cahiers de la sécurité, 58, 185-212.
- Alain M., Baril C., 2005b, Crime Prevention, Crime Repression, and Policing: Attitudes of Police Recruits Towards Their Role in Crime Control, International Journal of Comparative and Applied Criminal Justice, 29, 2, 1-26.
- Alain, M. & Grégoire, M. (2008) Can ethics survive the shock of the job? Quebec’s police recruits confront reality. Policing & society, 18(2) : 169-189.
- Alain, M. (soumis, 2010). Les processus d’insertion professionnelle d’un échantillon de recrues policières québécoises : bilan d’une enquête longitudinale de six ans. Article soumis à la revue la revue Déviance et Société.
- Bellemare, J., 1996, Les pratiques policières en matière d’enquêtes criminelles au sein des corps de police du Québec, Sainte-Foy, Publications du Québec.
- Chan J., 2003, Fair cop: learning the art of policing, Toronto, University of Toronto Press.
- Corbo, C. (1997). Vers un système intégré de formation policière. Ministère de la Sécurité publique, Sainte-Foy.
- Dubar C., 2000, La socialisation : construction des identités sociales et professionnelles, Paris, A. Colin.
- Dubar C., Tripier P., 2003, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin.
- Dupont, B. et Pérez, É. (2006). Les polices au Québec. Presses Universitaires de France, Paris.
- Funk, A. et Reinke, H. (1992). La police en République Fédérale d’Allemagne, in Polices d’Europe (coll.). L’Harmattan, Paris.
- Poitras, L., 1998, Pour une police au service de l’intégrité et de la justice, Sainte-Foy, Publications du Québec.
[1] Un des effets notable de ce contingentement est d’avoir considérablement gonflé de policières les rangs de cette profession traditionnellement masculine. Comme on sait qu’en général les jeunes femmes sont nettement plus assidues aux études que leurs confrères masculins, elles affichent des rendements scolaires qui leur ouvrent plus facilement la porte des programmes contingentés. Ce qui fait donc que sans même s’être dotées de politiques officielles de discrimination positive, les organisations policières québécoises ont vu leur rangs être occupés par près de 40 pour cent de policières au cours des quelques dernières années.
[2] Il est important de souligner ici qu’au contraire de la plupart des « académies » de police en Amérique où les étudiants ont déjà été recrutés par une organisation policière, organisation qui en conséquence défraie une salaire de base et les coûts liés à ce stage final, les futurs policiers québécois ne vont être formellement engagés qu’au terme des 15 semaines de stage. Bien sûr, c’est ce futur policier qui assume alors une partie substantielle des coûts associés à son passage à l’ENPQ et il n’est pas non plus inscrit sur la liste de paie d’une organisation policière.
Émeutes en France
Publié par BD-SLL
Le mot Émeute provient du verbe Émouvoir. Du haut Moyen Age à la Renaissance, une Esmote désigne une émotion collective prenant la forme d’un soulèvement populaire spontané. « Tumulte séditieux, soulèvement dans le peuple », indique le Dictionnaire de l’Académie française au milieu du 18ème siècle. Et le sens ne variera jamais.
Les émeutes françaises contemporaines ont lieu dans les quartiers populaires d’habitat collectif frappés par la désindustrialisation et le chômage, habités massivement par des familles d’ouvriers et d’employés dont beaucoup proviennent des grands flux migratoires des années 1950-1970 (Portugais, Maghrébins puis Noirs Africains) qui s’y sont installées avec la résorption des bidonvilles puis la politique du regroupement familial. Elles surviennent généralement à la suite de la mort d’un ou plusieurs jeunes du quartier concerné, le plus souvent en relations (diverses) avec une opération de police. Elles sont l’œuvre de garçons, grands adolescents et jeunes majeurs, souvent chômeurs ou inactifs, parfois ouvriers précaires ou apprentis, ou encore scolarisés dans les filières professionnelles les moins valorisées ; la plupart sont « issus de l’immigration » ; ils ne sont structurés par aucune organisation politique et n’affichent en apparence aucune revendication. Leur « répertoire d’action collective » (C. Tilly) réside principalement dans l’incendie de véhicules et l’affrontement avec les forces de l’ordre. Dans certains cas, les incendies visent aussi des bâtiments et certains magasins peuvent être pillés.
L’émergence
Le phénomène est apparu dans la seconde moitié des années 1970, dans certains quartiers pauvres de l’agglomération lyonnaise. Avec la médiatisation des événements du quartier des Minguettes à Vénissieux en juillet 1981, le phénomène apparaît aussi en région parisienne. L’émeute se fixe donc au tournant des années 1970 et 1980. Analysant cette époque, C. Bachmann et N. Leguennec (1996) écrivent : « Contre qui se battent les émeutiers ? Contre un ennemi sans visage. Contre ceux qui les nient quotidiennement, les condamnent à l’inexistence sociale et leur réservent un avenir en forme d’impasse. […] Aucun allié, aucune issue. L’univers symbolique des banlieues donne à lire un partage manichéen : les pauvres tristes et humiliés contre les riches puissants et enviés. […] S’il est une revendication qui s’affirme haut et clair, c’est bien celle d’une sensibilité à vif : obtenir un minimum de considération, bénéficier d’une reconnaissance, conquérir le respect. Ces deux sentiments forts, la sensation de l’impasse et la conscience du mépris, sont toujours à la racine des fureurs banlieusardes ».
Durant les années 1980, plusieurs phénomènes se conjuguent pour chasser l’émeute de la scène publique. D’abord la réaction du gouvernement (socialiste) de l’époque. Outre les opérations de prévention lancées l’été suivant, qui envoient plus de 100 000 jeunes des quartiers les plus « sensibles » en vacances ou bien les occupent sur place, plusieurs politiques publiques sont initiées en direction de l’insertion professionnelle, de l’école, de la prévention de la délinquance et de l’aménagement urbain. Le gouvernement a aussi libéré les ondes radiophoniques et ouvert aux étrangers la liberté d’association. Ensuite, un événement politique va ouvrir une perspective de reconnaissance symbolique pour ces jeunes « issus de l’immigration », au moment même où le racisme qu’ils dénoncent est comme consacré officiellement par l’émergence de l’extrême droite (le Front national) sur la scène électorale. Dans le même quartier des Minguettes, suite à une « bavure policière » qui menace de déclencher de nouveau l’émeute, des jeunes, fortement soutenus et conseillés par un prêtre, initient une nouvelle forme d’action collective : une grande marche non violente à travers la France. Cette « Marche des Beurs » connaîtra en 1983 un succès politico-médiatique important et suscitera une intense activité associative et politique encouragée en particulier par le Parti socialiste, qui suscite et contrôle la création de SOS Racisme.
L’enracinement
À l’enthousiasme de la première moitié des années 1980 va cependant succéder la désillusion. Tout d’abord, les politiques publiques initiées semblent impuissantes face à la montée du chômage de masse : de presque 500 000 chômeurs en 1974, on est passé à 2,5 millions en 1985. Dans les quartiers désindustrialisés, le taux de chômage des jeunes peu ou pas diplômés atteint 30% en 1990. Ensuite, sur le plan politique, le « mouvement Beur » n’a pas réussi à se structurer. Le besoin insatisfait de reconnaissance et de participation se mue alors en repli sur soi et en affirmation de sa différence hors du champ politique. La culture Hip-hop connaît un succès grandissant auprès de la jeunesse des quartiers, dont une partie opère progressivement un retour vers le religieux qui fait rapidement l’objet d’une désapprobation dans un pays structuré par une culture républicaine farouchement laïque. En 1989, éclate « l’affaire du foulard islamique » qui cristallise une nouvelle peur de l’Islam et isole politiquement encore davantage les descendants des immigrés Maghrébins désormais suspectés de « communautarisme ». La parenthèse du début des années 1980 est terminée. La violence émeutière va revenir en force et s’installer durablement dans la société française.
En l’espace de huit mois (d’octobre 1990 à mai 1991), une série d’émeutes éclatent, à Vaulx-en-Velin, Argenteuil, Sartrouville et Mantes-la-Jolie, et retentissent fortement dans le débat public. En comparaison avec l’été 1981, les rapports entre jeunesse des quartiers et police urbaine ont monté d’un cran dans la violence et l’émeute s’est aussi accompagnée de pillages et de dégradations importantes. Le « rodéo » semble désormais un euphémisme, le mot « émeute » s’impose dans le débat public et la comparaison avec l’Angleterre voire les États-Unis devient courante. Les syndicats de police font pression sur les pouvoirs publics et les médias, ils popularisent l’expression de « violence urbaine » [voir l’entrée dans ce dictionnaire] pour désigner un ensemble d’actes délinquants dont l’émeute ne serait qu’une forme, ils cherchent à accréditer l’idée de quartiers devenus des « zones de non droit » contrôlées par des trafiquants de drogues. Dans le champ politique, l’incompréhension voire la réprobation est d’autant plus grande que beaucoup de ces villes ont fait l’objet de politiques sociales et éducatives, mais sans avoir recherché davantage de participation et de démocratie locale, laissant donc aux habitants le sentiment que les choses se font sans eux. Le gouvernement, de nouveau socialiste, réagit en créant le ministère de la Ville et en faisant voter en 1991 une loi d’orientation sur ce qui s’appellera désormais « la politique de la ville » et ses « quartiers prioritaires ». Mais il renforce aussi le contrôle policier de ces territoires en créant une section des Renseignements généraux destinée à les observer et une nouvelle unité de choc de la police urbaine : les Brigades anti-criminalité (BAC). Par delà les alternances politiques, ces deux types de politiques publiques (ville et sécurité) guideront l’action des gouvernements jusqu’à nos jours, sans parvenir à renverser la donne. Depuis 1990, des émeutes locales ont éclaté quasiment chaque année.
La généralisation
Enfin, entre le 27 octobre et le 17 novembre 2005, l’émeute perd son caractère localisé pour s’étendre à l’ensemble du territoire national. Pour la première fois, une émeute se déroulant dans un quartier d’une ville a des répercussions à des centaines de kilomètres, elle suscite un processus d’identification collective. Et dans la mesure où les télévisions montrent des voitures en feu depuis 25 ans, ce processus ne saurait s’expliquer par sa médiatisation. Durant trois semaines, des incidents – de gravité très diverse – surviennent dans près de 300 communes, occasionnant 10 000 incendies de véhicules particuliers et plusieurs centaines d’incendies ou de dégradations à l’encontre de bâtiments publics, notamment scolaires. La répression est lourde. La panique est telle au sommet de l’État que le Premier ministre décide de recourir au couvre-feu. Le 8 novembre, est décrété l’état d’urgence, en application d’une loi du 3 avril 1955, prise au temps de la Guerre d’Algérie.
Comment expliquer ce phénomène ? Les émeutiers interviewés dans la région parisienne donnent deux séries de raisons à leur colère (Mucchielli, Le Goaziou, 2007). Les premières sont relatives aux événements de Clichy-sous-Bois et à l’attitude des pouvoirs publics. C’est ce qui est considéré comme un déni et un mensonge de la part des autorités qui fonde l’indignation et donc le sentiment de légitimité morale de la colère émeutière. Les secondes raisons évoquent non pas le contexte de l’émeute mais certaines dimensions de l’expérience de vie quotidienne de ces jeunes, qui nourrit en profondeur « la rage » et « la haine ». Cette expérience révèle d’abord un vécu d’humiliations multiples accumulées. Viennent d’abord les souvenirs les plus forts. Certains racontent des expériences de discriminations à l’embauche, voire font du racisme une explication généralisée. La plupart font remonter leur sentiment d’injustice et d’humiliation à l’école. Enfin, tous disent que la source quotidienne de leur sentiment d’injustice et d’humiliation est leur relation avec la police, avec moult récits. Ensuite, en orientant l’analyse vers leurs conditions de vie générale, il apparaît que cette expérience est liée à l’absence de perspective d’intégration sociale, et d’abord au chômage dont le niveau n’a cessé d’augmenter durant les années 1990, creusant les écarts en fonction des niveaux de diplôme, maximisant les frustrations économiques et sociales des moins diplômés et accroissant le caractère durablement discriminatoire des parcours scolaires. Cette non insertion économique pèse sur l’ensemble du processus d’intégration sociale et d’entrée dans la vie adulte. Derrière l’absence d’emploi et donc de revenu, se profile en effet l’impossibilité matérielle du départ du domicile des parents pour accéder à un logement personnel ainsi que la difficulté objective à envisager une union conjugale et un projet familial. C’est l’ensemble de ce parcours conçu et attendu comme « normal » par tout jeune qui se trouve au mieux durablement contrarié, au pire perçu comme inaccessible. En d’autres termes, la non insertion économique n’est pas seulement une « galère » au quotidien, elle a des conséquences sur toute la perception de l’avenir et la vision du monde que se construisent les aînés ainsi que les cadets qui les observent. Enfin, elle a des répercussions au sein même des familles, sur les relations entre les générations. Dans cette colère vengeresse des jeunes durant les émeutes, que leurs parents et leurs grands frères disent souvent désapprouver sur la forme mais comprendre sur le fond, l’on peut lire ainsi une dimension plus collective encore.
L’émeute comme forme élémentaire de la protestation
Malgré cela, la violence n’est pas et n’a jamais été le seul langage pratiqué par cette jeunesse, pour peu qu’elle rencontre le soutien voire la collaboration d’autres forces sociales ou politiques. C’est dans les mêmes quartiers de la banlieue lyonnaise où s’inventèrent les émeutes à la fin des années 1970, que se développèrent des grèves de la faim et d’autres tentatives de mobilisations politiques des travailleurs immigrés (contre des agressions racistes, contre des violences policières, contre des expulsions, pour réclamer l’égalité des droits dans l’entreprise ou le droit de vote local), soutenues par les Églises et des associations militantes de gauche. C’est du même quartier émeutier des Minguettes qu’est parti le « Mouvement Beur » de 1982-83. Ceci révèle la nature « interpellative » de l’émeute, le besoin de reconnaissance qu’elle porte. Les émeutiers ne réclament aucune révolution, ils ne contestent pas le système social et politique, ils en dénoncent l’hypocrisie et les constantes humiliations ou « violences symboliques » (P. Bourdieu). Les protestations collectives ne traduisent pas seulement des conflits d’intérêts, elles portent aussi des attentes morales, des sentiments d’honneur collectif bafoué, de mépris et de déni de reconnaissance (A. Honneth). Contrairement à une peur croissante dans la société française, les émeutes contemporaines ne s’articulent pas sur un communautarisme ni sur une revendication d’autonomie par rapport aux règles démocratiques régissant la société globale. Les jeunes « issus de l’immigration », émeutiers comme non émeutiers, réclament non pas la possibilité de vivre selon des règles générales différentes de celles qui régissent la vie de la communauté nationale, mais le droit de participer pleinement à cette vie et à ces règles tout en étant reconnus et respectés dans leurs spécificités relatives.
Ainsi, l’émeute témoigne en creux de l’absence d’autres possibilités de contestation et pose in fine la question des médiations et de la représentation politiques. Par là, elle révèle le déficit de ces deux dimensions de l’intégration dans le système politique français. Déficit des médiations politiques entendues comme l’ensemble des interventions destinées à permettre un dialogue au besoin conflictuel entre les habitants de ces « zones urbaines sensibles » et les décideurs politiques ou administratifs. Les trois dernières décennies ont enregistré le déclin historique des formes d’encadrement et de politisation liées aux partis politiques, aux syndicats ainsi qu’aux mouvements de jeunesse et aux mouvements d’éducation populaire laïques ou religieux. Ceci n’empêche pas le secteur associatif d’être parfois dynamique, notamment à travers la politique de la ville, mais ces associations et les élites intermédiaires locales qu’elles pourraient faire émerger sont le plus souvent, soit maintenues en marge du jeu politique proprement dit, soit instrumentalisées dans le clientélisme municipal et dans un système d’« achat de la paix sociale ». Double déficit, ensuite, de demande et d’offre politiques. Outre que le droit de vote des étrangers non européens aux élections locales n’a jamais été décidé, l’échec du « mouvement Beur » des années 1980 puis la stigmatisation croissante des « arabo-musulmans » dans le débat politico-médiatique a éloigné cet électorat de la gauche dont il était le plus proche, puis l’a éloigné du vote tout court. Du côté de l’offre politique, le déficit d’intégration de représentants de ces populations dans les sections locales des partis et dans les équipes municipales au pouvoir est patent. Enfin, comme les réactions de la classe politique aux émeutes de 2005 l’ont montré, aucun parti ne se pose en défenseur des habitants des quartiers populaires. Le constat est massif du côté du Parti socialiste qui domine l’échiquier politique à gauche depuis vingt-cinq ans mais dont les militants comme les électeurs se sont progressivement coupés des milieux populaires. Mais il vaut également dans une large mesure pour les anciennes « banlieues rouges », ces villes ouvrières contrôlées politiquement durant des décennies par le Parti communiste. Il vaut enfin pour l’extrême gauche. De sorte que les électeurs Français « issus de l’immigration » ne trouvent nulle part sur l’échiquier politique le moyen de promouvoir leurs revendications ni même d’exprimer un équivalent du « vote protestataire » en faveur de l’extrême droite d’une partie des ouvriers « Français d’origine française ».
Septembre 2010
Références
Bachmann C. & Leguennec N., Violences urbaines, Albin Michel, Paris, 1996.
Beaud S. & Pialoux M., Violences urbaines, violence sociale, Paris, Fayard, 2003.
Kokoreff M., Sociologie des émeutes, Paris, Payot, 2008.
Lagrange H. & Oberti M., dir., Émeutes urbaines et protestations. Une singularité française, Paris, Les Presses de Sciences-Po, 2006.
Lapeyronnie D., « ‘Révolte primitive’ dans les banlieues françaises », Déviance et société, 4, 2006.
Lapeyronnie D., Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, 2008.
Mohammed M., « Les voies de la colère: ‘violences urbaines’ ou révolte d’ordre politique ? L’exemple des Hautes-Noues à Villiers-sur-Marne », Socio-logos, 2, 2007 [En ligne], URL : http://socio-logos.revues.org/document352.html
Mucchielli L. & Le Goaziou V., dir., Quand les banlieues brûlent. Retour sur les émeutes de novembre 2005, Paris, La Découverte, 2ème éd, 2007.