Pénologie
Publié par BD-SLL
Évoquée pour la première fois en 1834, la pénologie a été définie comme la science de la (ou des) peine(s). Alors même que ce qu’est une peine reste un débat, il semble adéquat de considérer qu’il n’y a pas une mais bien des pénologies, tant les définitions en rendant compte et les approches qui en découlent varient. Si l’on tente de les systématiser, quatre d’entre elles se dégagent. Nous les appellerons : la pénologie politico-correctrice, la pénologie juridico-systémique, la pénologie socio-contextuelle et la post-pénologie. Plus qu’une succession chronologique, ces termes, qui nous sont propres, distinguent le cadre dans lequel les questions relatives à la peine sont appréhendées. Au-delà de ces cadres, des contextes d’émergence et des objets d’étude, nous présentons aussi certaines limites de chacune de ces pénologies. Précisons d’emblée que certains domaines n’ont pu être traités ici, en particulier la justice des mineurs (J. Trépanier ; D. Defraene) et les représentations du pénal dans l’opinion publique (Ph. Robert et C. Faugeron ; J. Roberts). Quant aux références proposées, elles renvoient autant à des figures de proue qu’à quelques développements pénologiques stimulants, sans prétention toutefois de couvrir le foisonnement de ce vaste champ de recherche.
Une pénologie politico-correctrice : endiguer le crime par la promotion et l’évaluation de peines qui ne seraient pas que répressives
Le cadre de la pénologie politico-correctrice est celui des pouvoirs publics et d’un langage juridique non problématisé (le crime a une réalité ontologique et la nécessité de la peine va de soi). À l’époque où les sciences de l’homme connaissent un sérieux essor, les seuls registres philosophico-juridiques de la dissuasion (C. Beccaria ; J. Bentham) et de la rétribution (E. Kant) ne suffisent plus pour réfléchir la sanction pénale. En effet, derrière une peine toujours davantage associée au pénitencier, une philosophie s’affirme de plus en plus au XIXème siècle, soutenant l’idée qu’une modification de la manière de penser et/ou d’agir du criminel est possible. L’idée de correction s’installe dans les pénitenciers : l’instauration de programmes d’intervention « curative » (d’abord morale, puis davantage médicalisée et/ou psychologique) s’y organise. La pénologie politico-correctrice se concentre alors sur une évaluation des peines qui couple les registres philosophique et juridique avec des questions pragmatiques d’efficience. What works? en est le leitmotiv, d’abord dans les prisons et bientôt aussi en milieu ouvert.
Les sciences humaines ont ainsi institué une science pénologique associée aux activités étatiques de contrôle de la délinquance. N’oublions pas que cette science, qui assimile ses objectifs à ceux des peines étudiées, a pris son essor dans un contexte particulier, celui des agitations sociales de la deuxième moitié du XIXème siècle. Si la vocation première de cette pénologie est correctrice, c’est en épousant ensuite diverses tendances politiques et sociales (just desert, réparation, etc.) qu’elle s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. Une polymorphie qui, à y regarder de près, n’a finalement jamais vraiment exclu du concept de punition le registre philosophico-juridique de ses racines, dont notamment les idées que : (1) punir ou traiter est une obligation (morale ou utilitaire) dont l’imposition revient à l’État ; (2) intervenir nécessite l’exclusion sociale de l’individu, sa mise à l’écart ; (3) faire souffrir autrui est un mal largement compensé par la production d’un bien individuel ou collectif plus important.
Une pénologie juridico-systémique : décrire les peines à partir de la rationalité pénale moderne et comprendre les blocages à l’édification d’un autre regard sur et par le droit criminel
Différentes récurrences interpellantes dégagent la pénologie de ce cadre correctif : 1) l’énorme difficulté juridique à légitimer des sanctions pénales qui ne visent pas intentionnellement à infliger une souffrance au coupable ; 2) la tendance nette à la croissance des incriminations et pénalisations dans le code criminel, indépendamment de la conjoncture historique ; 3) le constant souci juridique (doctrine, philosophie du droit, commissions de réforme) de différencier les sanctions du droit criminel des sanctions d’autres types de droit (civil, administratif), et de réduire les débats sur la peine à ses justifications possibles.
Dès lors, le cadre de la pénologie juridico-systémique est le droit criminel lui-même, incluant le rapport à son environnement : autres systèmes juridiques, politiques publiques, médias, etc. Cette pénologie interroge la faculté du droit criminel à ne pas se mettre en question. Les auteurs de ce courant cherchent à décrire sociologiquement les différentes théories modernes de la peine (rétribution, dissuasion, dénonciation, réhabilitation/neutralisation) pour montrer ensuite comment elles créent et organisent ensemble un système d’idées : la rationalité pénale moderne (Pires, 1998). Cette rationalité permettrait au système de droit criminel de construire sa propre réalité, de préciser ses objectifs et les moyens légitimes pour les réaliser. L’hypothèse générale, ici, est que ce système d’idées, dans sa logique guerrière, constituerait un obstacle majeur à la réception de sanctions ni hostiles ni excluantes. Sans négliger le processus de complexification pénale (entre autres l’irruption de « la victime » dans les procédures), cette pénologie s’intéresse aussi aux conditions d’émergence, de sélection et de stabilisation des idées innovatrices. A. Pires explore par exemple la percée, certes timide, d’une théorie de la réhabilitation qui, depuis les années 1960, défend des idées non reconnaissables par la rationalité pénale moderne: la prise de distance avec le traitement en milieu fermé, l’importance de tenir compte des liens sociaux, le refus de parler en termes d’intraitabilité, le refus du principe même des peines minimales, la réhabilitation comme un droit en soi, le principe de la moindre souffrance et de la moindre intervention possibles.
Ceci nous amène à deux autres formes de pénologie, tout aussi intéressées à comprendre comment le droit criminel traduit les échos de son environnement mais peut-être moins intéressées par (ou convaincues de) la résistance et/ou de la centralité de la rationalité pénale moderne pour qui veut saisir ce qu’est une peine aujourd’hui.
Une pénologie socio-contextuelle : ancrer les peines dans leur historicité sociale pour mieux comprendre les formes qu’elles revêtent et les usages qui en sont faits
Cette pénologie voit dans la pénalité un phénomène qu’il serait inadéquat d’interpréter à l’aune de sa seule dimension philosophico-juridique. Sans nécessairement nier le fait que le droit criminel bénéficie d’une certaine autonomie sélective et d’une spécificité qui lui serait propre, elle recadre les peines dans les mouvements et transformations économiques, sociales et culturelles qui touchent leur environnement. Autrement dit, sa prémisse est que lorsque les modes d’exercice du pouvoir, le rapport à la norme, les modes de légitimation du savoir ou encore les points de vue sur l’individu changent dans l’environnement du droit criminel, ces modifications peuvent également se refléter sur la pénalité, comprise ici comme l’activité des différentes institutions pénales, de la police aux établissements pénitentiaires. Compte tenu de la variété de ses champs d’étude, cette pénologie sera davantage référencée.
Une première lignée de recherche montre comment la stratification sociale est (re)produite par le travail pénal : l’homme jeune, d’origine ethnique marginalisée et issu des couches socio-économiquement défavorisées constitue le client-type pour la prison (Aubusson de Cavarlay, Godefroy, 1985 ; Steffensmeier, Ulmet et Kramer, 1998) ; une femme, elle, est plutôt orientée vers la psychiatrie et l’aide (Lloyd, 1995). Suite à ces constats, ce sont les processus sociaux de sélection de la clientèle pénale et d’attribution des peines qui sont interrogés : les prémisses cognitives, les activités interprétatives, les logiques organisationnelles… des différentes agences impliquées dans la peine (Garfinkel, 1949 ; Hogarth, 1971 ; Hutton, 2006). D’autres recherches ont montré que des enjeux économiques éclairent aussi le choix des peines : la peine de prison ou de mort régresse quand le pays a besoin d’une importante force de travail ; la population pénitentiaire augmente en période de récession ; les conditions de vie en pénitencier sont moins favorables que celles des pauvres dans la vie « civile » (Rusche et Kirchheimer, 1939 ; Sellin, 1976 ; Box et Hale, 1982 ; Christie, 1993 ; Melossi, 1998 ; Vanneste, 2001). Ce dernier type d’analyse, selon laquelle la valeur humaine croît en même temps que son utilité, s’est trouvée fragilisée face à la généralisation progressive de la peine de prison. À cet égard, l’institution carcérale a aussi été considérée comme un mur derrière lequel sont cloîtrées souffrance et violence, de façon à les cacher à notre sensibilité croissante (Elias, 1973/1939).
Mais la pénologie socio-contextuelle met aussi l’accent sur la façon dont les peines sont touchées par des changements liés aux modes d’énonciation de la norme et aux modèles de contrôle social qui leur seraient corrélatifs. À notre époque marquée par la modernité tardive, la norme et ses objectifs apparaissent moins clairs ; les modalités de contrôle social ont elles-mêmes profondément changé. L’origine de l’autorité n’est plus aussi visible et d’autres dispositifs font du pouvoir contemporain un pouvoir plus ubiquitaire, multiple et imprévisible que jamais (Foucault, 2004 ; De Munck, 1997 ; Lianos, 2003). Les attentes dans un tel mode de contrôle ne porteraient plus (ou plus seulement) sur des fautes à reconnaître, des écarts de comportements à combler ou des sanctions normalisatrices à imposer. L’individu ne serait plus seulement sommé de se conformer, il doit à tout instant se réinventer. Dans cette logique, la responsabilité du risque qu’il court ou qu’il fait courir ne revient qu’à lui seul ; l’on s’attend à ce qu’il participe activement à l’exécution de sa propre peine, ce qui instaure une nouvelle forme de contrainte (Kaminski, 2006). Enfin, plusieurs auteurs mentionnent que les évaluations de l’action publique porteraient maintenant davantage sur l’effectivité des procédures que sur les résultats que ces dernières peuvent produire. Certains évoquent aussi une nouvelle pénologie, centrée sur l’identification actuarielle et la gestion sécuritaire des groupes « à risque de délinquance », dans laquelle les individualités sont ignorées (Feeley, Simon, 1992). Si l’usage abondant de la notion de « risque » pourrait candidement laisser croire à la fin des idéologies au profit d’un simple pragmatisme neutre et rationnel, la montée des nouvelles technologies (caméras de surveillance, puces et bracelets électroniques, tests ADN) pourrait aussi donner lieu à de nouvelles configurations morales l’apparence de simples agencements techniques. Finalement, ces « nouvelles » tendances de la pénalité renverraient d’abord à une logique de protection sécuritaire de la stratification sociale contemporaine (Garland, 2001 ; Mary, 2001).
Une post-pénologie : éclairer indirectement les formes et usages (mais aussi les limites, les apories…) des réponses pénales en explorant l’ailleurs des situations problèmes et de leur gestion
Enfin, une dernière définition de la pénologie renvoie peut-être à une lecture… post-pénologique (non pas au sens où la pénologie aurait vécu mais plutôt au sens où des lignes de force émergeantes seraient désormais difficiles à inscrire dans sa stricte filiation). En effet, bien que les questions traitées par les pénologies présentées jusqu’ici soient distinctes, elles se centrent toutes sur la peine et la pénalité. Si la pénologie a été définie comme la science de la (des) peine(s), la post-pénologie va plus loin puisque plutôt que s’attarder à un environnement qui serait à même d’éclairer les mesures et peines (et leurs variantes infra-pénales), elle s’intéresse à d’autres manières de poser le « problème de la déviance » et de sa résolution. Pensons notamment ici à tout ce qu’on pourrait regrouper sous le vocable « zémiologie » (Hillyard et al., 2004).
Les auteurs liés à ce courant zémiologique nous invitent à identifier les limites et conséquences des pénologies exposées supra: elles focalisent l’attention du public sur le système pénal et ce faisant légitiment le régime de vérité étatique ; elles proposent des réformes ou des altérations du système pénal, ce qui revient finalement à le conforter ; en conséquence, ces discours et analyses risquent de perpétuer la croyance que la criminalisation des situations problèmes et la punition étatique sont nécessaires. Par ailleurs, ces pénologies négligeraient trop souvent le fait que seul un nombre très restreint d’actes criminalisables est réprimé pénalement, que ces actes sont socialement discriminés et qu’une grande majorité d’entre eux n’arrivent même pas aux instances judiciaires. En outre, d’autres situations ne sont pas criminalisées alors qu’elles attentent au bien-être et à la sécurité de la population comme la pauvreté, la pollution ou les accidents de travail. Et enfin, les attentes des victimes ne sont que peu rencontrées durant leur passage dans le système pénal, celui-ci tendant plutôt à produire une victimisation secondaire et une souffrance, comme il le fait pour le condamné.
Pour ces raisons, il apparaît fondé, dans une perspective post-pénologique, de se décentrer du crime et de la peine en explorant la question plus large des torts sociaux et de leur régulation et ce, de façon à sortir des œillères de la lunette pénale. Un premier foyer d’intérêt ne porte plus sur la justification, les modalités ou les usages de la peine mais se recentre sur le vécu du justiciable, l’expérience pénale pouvant produire de la souffrance et de la résistance chez tous les protagonistes de la situation problème (voir, déjà en 1981, Landreville, Blankevoort, Pires). Dans ce foyer concernant encore le pénal, certains vont renverser la question de la privation de liberté en interrogeant la notion de liberté elle-même (Chantraine, 2004). Une seconde voie part du principe que la société n’a pas attendu l’instauration de l’État pour s’organiser (Dos Santos, 2004). Elle se propose d’explorer dans la vie quotidienne ce que les gens identifient et définissent comme tort social et quelles réponses ils y apportent. Cette seconde voie ouvre la réflexion sur les caractéristiques (d’une grammaire) de la socialité et ce faisant, pourrait également contribuer à repenser la justice pénale, sa relation avec les justiciables et son mode de sanction si prégnant, la peine.
Références
- Aubusson de Cavarlay, B., Godefroy, T. (1985), « Hommes, peines et infractions, la légalité de l’inégalité », Année sociologique, 35, pp. 275-309.
- Box, S., Hale, Chr. (1982), « Economic Crisis and the Rising Prisoner Population in England and Wales », Crime and Social Justice, 17, pp. 20-35.
- Chantraine, G. (2004), « Prison et regard sociologique : pour un décentrage de l'analyse critique », Champ pénal, 1, http://champpenal.revues.org/document39.html
- Christie, N. (2003/1993), L’industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident, Paris, Autrement, coll. « Frontières », 2003.
- De Munck, J. (1997), « Du souci de soi contemporain. Déformalisation, modèle régulatoire et subjectivité », in G. Bajoit, E. Belin (dir.), Contributions à une sociologie du sujet, Paris, L’Harmattan, pp. 133-164.
- Dos Santos, D. (2004), « Por uma outra justiça : direito penal, estado e sociedade », Revista de Sociologia e Politica, 23, 11, pp. 127-139.
- Elias, N. (1973/1939), La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy.
- Feeley, M., Simon, J. (1992), « The New Penology : Notes on the Emerging Strategy of Corrections and Its Implications », Criminology, 30, 4, pp. 449-474.
- Foucault, M. (2004), Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-78), Paris, Gallimard/Seuil, Collection Hautes études.
- Garfinkel, H. (1949), « Research Note on Inter- and Intra-Racial Homicides », Social Forces, 27, pp. 379-384.
- Garland, D. (2001), The Culture of Control. Crime and Social Order in Contemporary Society, Oxford, Oxford University Press.
- Hillyard P., Pantazis Ch., Tombs S., Gordon D., Eds. (2004), Beyond Criminology : Taking Harm Seriously, Londres, Pluto Press.
- Hogarth, J. (1971), Sentencing as a Human Process, Toronto, University of Toronto Press.
- Hutton, N. (2006), « Sentencing as a Social Practice », in S. Armstrong, L. Mcara (Eds.), Perspectives on Punishment. The Contours of Control, Oxford, Oxford University Press, pp. 155-174.
- Kaminski, D. (2006), « Un nouveau sujet de droit pénal ? », in F. Digneffe, Th. Moreau (dir.), La responsabilité et la responsabilisation dans la justice pénale, Bruxelles, De Boeck et Larcier, Coll. Perspectives criminologiques , pp. 323-342.
- Landreville, P., Blankevoort, V., Pires, A.P (1981), Les coûts sociaux du système pénal, Montréal, Ecole de criminologie, Université de Montréal.
- Lianos, M. (2003), « Le contrôle social après Foucault », Surveillance and Society, 1, 3, pp. 431-448.
- Lloyd, A. (1995) Doubly Deviant, Doubly Damned, Penguin, Sydney.
- Mary, Ph. (2001), « Pénalité et gestion des risques : vers une justice ‘actuarielle’ en Europe », Déviance et Société, 25, 1, pp. 33-51.
- Melossi, D. (1998). The Sociology of Punishment: Socio-Structural Perspectives. Brookfield, VT: Ashgate
- Pires, A.P. (1998), « Aspects, traces et parcours de la rationalité pénale moderne », in C. Debuyst, Fr. Digneffe, A.P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine. Vol. 2 : la rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Bruxelles/Ottawa, De Boeck Université, pp. 3-52.
- Rusche, G., Kircheimer, O. (1994/1939), Peine et structure sociale. Histoire et théorie critique du régime pénal, Paris, Les éditions du Cerf.
- Sellin, T.J. (1976), Slavery and the penal system, New York, Elsevier.
- Steffensmeier, D., Ulmet, J., Kramer J. (1998), « The Interaction of Race, Gender, and Age in Criminal Sentencing: the Punishment Cost of Being Young, Black, and Male», Criminology, 36, 4, pp. 763-797.
- Vanneste, C. (2001), Les chiffres des prisons. Des logiques économiques à leur traduction pénale, Paris, L’Harmattan.
Police et usage de la force
Publié par BD-SLL
La police est l’une des institutions dépositaires du monopole de la violence physique légitime. Cette définition de la police, inspirée de celle de l’Etat livrée au début du XXe siècle par Max Weber, réunit depuis les années 1950 l’immense majorité des sociologues de la police, principalement sous l’influence de l’ethnométhodologue Egon Bittner. Elle a été fortement contestée par le Canadien Jean-Paul Brodeur et donné matière à de nombreux débats académiques dans les sciences sociales francophones, que nous ne pourrons restituer ici.
L’un des points centraux de cette définition est la notion de légitimité, de force légitime. En effet, si la consubstantialité de la police et de la force ne soulève pas d’opposition, l’usage concret de la force soulève quant à lui bien des contestations. Car la force policière se définit (à l’inverse de la force militaire) en ce qu’elle doit être non seulement prévue par le droit, mais aussi acceptée par la population. Le droit assoit généralement la légitimité de la force sur deux paramètres : la nature de la situation (légitime défense de soi ou d’autrui, ou exécution d’un ordre légal) et la proportionnalité de la réaction policière. La force qu’emploie la police (là encore à la différence de la force militaire) est pensée comme une force défensive : c’est contre une menace ou une violence particulières que l’on autorise son recours.
Force pensée comme protectrice des intérêts de la société et de la sécurité des personnes ou des biens, la force policière entretient donc une relation intime avec l’opinion publique, dans la mesure où c’est elle qui estime si la force fut concrètement employée de manière satisfaisante, appropriée, juste. Cette intimité de la force et de l’opinion entraîne des problèmes redoutables.
Le premier concerne la rareté de la force. Les recherches menées aux Etats-Unis, pays marqué par l’importance considérable des cas d’usage abusif de la force, montrent la rareté de la violence physique. Un sondage diffusé auprès de 6000 répondants aux Etats-Unis indiquait que, parmi le millier de personnes ayant eu un contact au cours de l’année avec un policier, seulement une personne sur cinq cents disait avoir subi une contrainte physique de la part du policier, là encore le plus souvent limitée à une saisie ou une poussée par le policier (Jobard 2008), et ces informations déclaratives sont congruentes avec la majorité des recherches fondées sur l’observation des interactions auxquels se livrent les policiers (Garner et al. 2002). Mais cette rareté n’ôte rien à la dimension intrinsèquement scandaleuse de la force policière : si l’opinion est saisie d’un seul usage abusif, elle est fondée à demander des comptes à la police, voire au politique. Ainsi, il a été montré que l’un des moteurs majeurs de réforme des institutions policières mais aussi des crises politiques des démocraties occidentales est constitué des cas d’usage abusif ou perçu comme abusif de la force par la police : que l’on songe ici aux émeutes des années 1950 puis des années 1980 en Grande-Bretagne, des années 1960 aux Etats-Unis, des années 1980 à 2000 en France, de l’acquittement des policiers responsables du passage à tabac de Rodney King à Los Angeles ou de la défaite électorale du gouvernement Chirac en 1988 liée à la mort sous les coups des policiers d’un Français d’origine maghrébine un an et demi plus tôt.
Citer ces exemples ne clôt pas la difficulté du rapport entre la force policière et sa légitimité. Car la société, qui est juge de la légitimité de l’usage de la force, n’est pas une et indivise. Et les recherches ont montré que la force policière, pour rare qu’elle soit, s’exerce en particulier contre des minorités, contre des parties de la société plutôt que contre le tout. Dans les années soixante-dix aux Etats-Unis, les recherches abondaient sur la proportion de Noirs tués par la police à peu près vingt à vingt-cinq fois plus élevée que la proportion de Blancs. Et les perceptions des minorités sur la question de la violence exercée par la police sont beaucoup plus tranchées que celle des majorités, et ceci est relevé depuis l’un des tous premiers sondages menés par DuBois en 1904 : les minorités déclarent un très fort taux de personnes de leur entourage ayant subi ces violences et un taux de défiance beaucoup plus élevé à l’égard de la police. Ainsi, si la force policière se définit par sa nécessaire légitimité, elle est indissociable de la structure de la société dans laquelle elle se déploie : à une société divisée répond souvent une force policière assumée, voire décuplée. C’est ce qui explique le paradoxe selon lequel, aux Etats-Unis, les polices urbaines ont pu être perçues jusque dans les décennies les plus récentes comme particulièrement brutales et corrompues, et pourtant appréciées. C’est ce qui explique également que la police française, en dépit des mises en cause très fréquentes pour sa brutalité (de la part de minorités, d’universitaires, de journalistes ou de la Cour européenne des droits de l’homme), se réforme depuis le début de la décennie 2000 essentiellement par un renforcement de ses capacités d’action brutale ou militarisée.
C’est l’un des paradoxes de la rareté : la force et l’abus de force peuvent être tenus pour légitimes lorsque la société les encourage et lorsque le politique en anticipe des gains durables. De ce point de vue, la sanction par un tiers autonome, comme l’autorité judicaire, est un instrument puissant de civilisation de la police. Dans les années 1980, les sommes dont certaines polices devaient s’acquitter en réparation du préjudice subi par des victimes de violence, comme celle de la ville de Los Angeles, ont conduit à des changements radicaux de doctrine policière et à la surveillance renforcée de l’action de la police en la matière. De manière générale, les réformes générées par les scandales provoqués par l’abus de force policière tendent à l’introduction de système de contrôle externe à la police comme les Police Complaints Authorities, créés en Grande-Bretagne à la suite des émeutes de Brixton provoquées par des comportements violents de la police dans ce quartier antillais de Londres, ou la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité créée en 2000 en France dans un contexte d’émeutes récurrentes et de condamnation des policiers français par la Cour européenne des droits de l’homme pour « torture » en 1999.
Pour autant, et c’est un autre paradoxe de la rareté de l’emploi de la force, les mécanismes de contrôle extérieurs ne peuvent à eux seuls maîtriser la force policière, là encore en raison de ses caractéristiques structurelles. Rare, la force policière est concentrée sur une « clientèle » particulière, celle qu’au XVIIe siècle déjà des rapports de la maréchaussée (l’ancêtre de la gendarmerie en France) désignaient comme le « gibier de prévôt » : la population des marginaux, migrants, vagabonds, rebelles, que les policiers estiment relever de leur pleine et exclusive souveraineté. A ces populations, les policiers ont longtemps appliqué, avec l’assentiment des électeurs et contribuables, ce que le langage commun désignait aux Etats-Unis comme la « sanction de la rue », la « street justice ». Aujourd’hui, ces clientèles policières bénéficient des ressources offertes par le droit (la scolarisation massive laisse peu de gens à distance de la connaissance de leurs droits) et du recours aux systèmes externes de contrôle. Mais les recherches montrent que les sanctions prononcées contre les policiers sont inversement proportionnelles à la gravité des faits allégués. Ainsi, les policiers poursuivis ont un risque beaucoup plus fort d’être sanctionnés pour, par exemple, perte de leur carte professionnelle ou de leur badge, que pour violence illégitime. Deux éléments jouent ici. Le premier a trait au fait que la police est légitime à employer la force. Il est alors difficile de prouver que telle atteinte, telle blessure ou fracture, est une violence illégitime, c’est à dire, d’un point de vue technique, un surcroît non nécessaire de force : les policiers peuvent par exemple se retrancher derrière la résistance opposée par l’individu lors de son arrestation. Le second élément a trait au caractère social particulier de la clientèle particulière : la violence de la police s’exerce en particulier sur des personnes qui sont dépourvues de ressources pour gagner en crédibilité devant la justice qui, elle, dépend d’une coopération excellente avec la police pour plus généralement mener ses affaires pénales à bien. Cette relation inverse entre la fréquence de la violence policière et les chances de la voir établie par les autorités judiciaires, ajoutée à la difficile imputation causale des traces de violence dessinent un espace social dans lequel les policiers jouissent d’une relative liberté d’exercice de la force.
Toutefois, ce caractère comme immanent à la police d’abuser de la force, qui rappelle l’observation de Montesquieu selon laquelle tout homme qui exerce un pouvoir est amené à en abuser, peut être contrôlé voire endigué. Plus que la formation (toujours très contestée et fragiles) de commissions permanentes judiciaires ou citoyennes de surveillance de la police, l’un des changements récents les plus notables consiste en la tentative de limiter les dommages liés au nécessaire emploi de la force, et ce de manière collective et individuelle. En ce qui concerne le collectif, les efforts se sont concentrés depuis les années 1960 et 1970 (enseignements tirés des manifestations algériennes des années 60 en France, des émeutes urbaines aux Etats-Unis, des protestations ouvrières en Angleterre…) sur un encadrement d’airain de l’usage de la force policière dans le cadre du contrôle des foules protestataires. On peut décrire ce mouvement comme une évolution vers la professionnalisation des forces de police, en fait leur militarisation en vue de limiter le plus possible d'une part le pouvoir discrétionnaire du policier (en exigeant une obéissance stricte aux ordres du supérieur) et d'autre part les capacités destructrices de la force (en dotant les policiers d’un équipement centré sur la protection des agents et la gradation de leurs outils offensifs. Cette disposition a très vraisemblablement permis la raréfaction des violences policières dans les opérations de contrôle des manifestations.
Au niveau individuel, le changement le plus médiatisé a été l’introduction à partir des années 1990 d’armements dits « non-létaux » ou « à létalité réduite » comme le Taser (qui administre des décharges électriques incapacitantes) ou le Flash-Ball (fusil qui tire des balles en gomme aptes à sonner l’adversaire et l’empêcher de se mouvoir). Les effets réels de ces armements n’ont à ce jour pas emporté la conviction. D’abord sur un plan conceptuel : la force policière devant être proportionnelle au danger encouru ou à la résistance constatée, le fait qu’une arme n’entraîne pas la mort n’est pas en soi satisfaisant, car la mort n’est que très rarement un horizon policier. Par ailleurs, toujours sur le plan conceptuel, une arme « à létalité réduite » est en soi antinomique, car la létalité ne supporte pas de gradient : on meurt, ou on est vivant. D’un point de vue empirique, la mort de Robert Dziekanski suite à des décharges répétées de Taser à l’aéroport de Vancouver en 2007, les lésions oculaires irréversibles de manifestants en France par des décharges de Flash-Ball (aux Mureaux en 2005, à Clichy-sous-Bois en 2006, à Nantes en 2007, à Toulouse, Montreuil, Neuilly-sur-Marne ou Villiers-le-Bel en 2009) ou les 334 cas de décès qu’Amnesty International impute au Taser entre juin 2001 et septembre 2008 (rapport décembre 2008), font écho aux travaux cliniques qui évoquent les risques de contusion, de brûlure, de lésion vasculaire, crânienne, cérébrale ou neurologique, de crises épileptiques ou de troubles respiratoires qui rappellent la réalité brute selon laquelle une arme, quel que soit son nom de baptême, reste une arme – à commencer par les mains nues de deux boxeurs : les dommages qu’elle provoque sont liés aux circonstances de son emploi (distance, partie du corps visé, intensité du coup porté) et à la condition physiologique de celui qui reçoit le coup. En ce sens, si la disciplinarisation des forces de police dans le cadre du contrôle des manifestations a sans doute entraîné un véritable changement, la portée de l’introduction d’armes individuelles supposées nouvelles n’a vraisemblablement pas entraîné de changement notable de la problématique.
Faut-il alors, pour agir sur l’usage de la force par les policiers, se concentrer sur les causes de mésusage ? La recherche peine à tirer au clair ce qui amène les policiers à abuser de la force, même si des orientations commencent à se dessiner maintenant depuis 40 ans de recherche sur ce thème. On a longtemps supposé que les changements démographiques des polices pèseraient sur l’emploi de la force, par exemple que la part des femmes et des minorités dans la police minorerait l’usage abusif de la force. Mais les recherches ont au contraire montré la force des habitudes policières et l’emprise qu’elles exercent sur ses nouveaux membres, contraignant ces derniers à adopter les us existants. Le « climat administratif », c’est à dire sur l’influence d’une nouvelle direction ou de nouvelles doctrines, semble déterminant. Mais les éléments prédictifs les plus forts qui ressortent de ces recherches semblent bien être ceux liés au statut social et racial de la personne abordée par les policiers, et aux circonstances de l’interaction (état calme ou agité de la personne, présence de tiers sur les lieux, etc.). Il est ainsi clair que les efforts visant à civiliser le rapport de la police à la force ne peuvent faire abstraction des circonstances dans lesquelles les policiers interviennent. Si la structure des villes est telle que des quartiers restent des zones enclavées dans lesquelles les clientèles de la police sont rassemblées à l’écart de tout regard tiers, l’abus de force a peu de chances d’être domestiqué, surtout lorsque l’éloignement social ou territorial de ces quartiers se combine avec la faible participation électorale de leurs résidents.
Références
- Déviance et société, 25, 3, 2001, p. 279-345, dossier consacré à l’apport d’Egon Bittner à la théorie de la police (contributions de Egon Bittner, Jean-Paul Brodeur, Fabien Jobard, René Lévy).
- Bugnon, G., Le constat médical peut-il mettre à l'épreuve les frontières de la force policière légitime ?, Déviance et société, 30, 1, 2011.
- Gabbidon, S.L. & Higgins, G.E., 2009. The Role of Race/Ethnicity and Race Relations on Public Opinion Related to the Treatment of Blacks by the Police. Police Quarterly, 12(1), 102.
- Garner, J.H., Maxwell, C.D. & Heraux, C.G., 2002. Characteristics associated with the prevalence and severity of force used by the police. Justice Quarterly, 19(4), 705.
- Moreau de Bellaing, C., Violences illégitimes et publicité de l’action policière, Politix, 22, 3, 2009, p. 119-141.
- Policing: A Journal of Policy and Practice, 1, 3, 2007, p. 249-372, dossier consacré à l’usage de la force par la police (contributions de PAJ Waddington, Peter Neyroud, Mike Waldren, Itiel Dror, Colin Burrows, John Kleinig, Deborah Glass, Geoffrey Markham et Maurice Punch, Oliver Sprague).
- Thys, P., 2010. Les armes "à létalité réduite", Paris: L'Harmattan.