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Profilage racial

Auteur: 
Jobard, Fabien
Auteur: 
Lévy, René

 

On appelle « profilage racial » (ethnic profiling) l’emploi de généralisations fondées sur l’ethnie, la race, la religion ou l’origine nationale supposées plutôt que sur des preuves matérielles ou le comportement individuel pour fonder la décision de contrôler l’identité d’une personne ou d’engager des poursuites, et plus généralement pour toute activité de contrôle, de surveillance ou d'investigation. L’expression « profilage » vient de la diffusion dans le langage courant de techniques propres à l’analyse criminelle, qui vise à repérer des profils atypiques ou singuliers depuis des bases de données individuelles en vue d’orienter les enquêtes. Le président américain Bill Clinton a naturalisé l’emploi du terme en déclarant que « le profilage racial est tout le contraire d’une bonne pratique de police, laquelle repose sur des faits établis et non sur des stéréotypes. Le profilage est une mauvaise méthode, il est destructeur et il doit cesser » (cité in Melchers 2003, p. 359). L’expression s’apparente en France à celle de discriminations à raison de la couleur de peau, de l’apparence physique, de l’origine nationale supposée.

Aujourd’hui, les travaux, tant qualitatifs que quantitatifs, sur ces questions sont depuis la commission Kerner innombrables aux États-Unis (Rice & White 2010). Ils ont été plus tardifs en Grande-Bretagne, dans le sillage de la commission de Lord Scarman, au début des années 1980 (Rowe 2007). Ils sont beaucoup plus récents et sporadiques en France ou au Canada (Tremblay 1999, Jobard 2007). L’essentiel des recherches porte sur la question de l’objectivation même du profilage.

C’est que l’objectivation des pratiques bute sur un problème considérable, qu’illustre par exemple le débat autour de l’affirmation par le Toronto Star en 2002 que les policiers de Toronto pratiquent le profilage. Les journalistes ont montré sur la base de documents policiers que les Noirs représentaient 33% des personnes stoppées au cours d’opérations de contrôle routier, alors qu’ils ne constituent que 8% des habitants de la ville. De même, 24% des personnes arrêtées pour simple détention de drogue étaient des Noirs. Les écarts étaient suffisamment amples pour constituer des cas de profilage.

Cette publication, contre laquelle la police engagea des actions en justice, butait sur le problème majeur en matière de profilage : le dénominateur. La difficulté est en effet double en matière d’objectivation quantitative : quelles données relatives aux populations visées collecter? à quelle population de référence les comparer?

Concernant les données pertinentes, on accepte dans certains  pays (essentiellement les pays de common law) de collecter des données à caractère « racial » ou « ethnique » et/ou l’on dispose de dossiers de police faisant état de l’identification raciale des personnes contrôlées ou arrêtées. Plane néanmoins sur ces documents le soupçon qu’ils ne mentionnent pas toutes les personnes contrôlées, mais seulement celles pour lesquelles les policiers pouvaient invoquer une raison légitime de contrôle. Dans tous les autres pays, c’est au chercheur de construire ses propres outils d’objectivation ; soit à partir d’observations standardisées, soit à partir de reconstructions fondées sur les noms et/ou les lieux de naissance, ou encore les photographies tirées des fichiers policiers.

Le problème de la population de référence est quant à lui le même dans les deux systèmes. Le recensement national avec identifiants ethniques des individus est en la matière d’un maigre secours. La population d’une ville ou d’un pays n’est en effet pas la population de référence pertinente. Dans le cas des contrôles routiers, la population pertinente est celle des automobilistes empruntant les voies contrôlées aux moment des contrôles ; et cette population n’est pas celle des habitants recensés (qui n’est pas plus celle des individus se promenant dans les aires d’échange de drogue aux horaires des transactions en question). L’équipe de Peter Waddington a comparé dans deux villes anglaises les données policières concernant les personnes contrôlées et la composition raciale des villes sur la base du recensement (Waddington 2004). L’écart était substantiel. Mais ils ont ensuite mesuré la composition de la population « disponible au contrôle » (available population), en observant de manière systématique les aires contrôlées aux heures de contrôle, et en doublant ces observations du codage des images tirées des caméras de vidéosurveillance. Cette fois, il n’y a plus d’écart entre population contrôlée et population disponible. Ron Melchers, dans sa critique de l’enquête du Toronto Star, estimait que tenir la population recensée pour la population de référence constitue la « pire méthode » possible… (Melchers 2003).

Dans une recherche que nous avons menée à Paris en 2007-08 (Open Society, 2006; Lévy & Jobard 2010), nous avions dû déployer des moyens particulièrement coûteux pour constituer la population de référence : poster des observateurs à tous les points d’entrée des lieux enquêtés et relever les caractéristiques des personnes entrantes sur ces lieux. Environ 37.000 personnes ont été ainsi codées, qui comparées aux 525 contrôles d’identité que nous avions collectés (à l’insu des policiers qui les pratiquaient), témoignaient d’un écart substantiel entre population disponible et population contrôlée ; cette dernière étant bien plus masculine, jeune, habillée de manière typiquement jeune et relevant de minorités visibles, que la population disponible, et ce tant sur les lieux avec faible présence de minorités que sur les lieux avec forte présence de minorités. Nos résultats tranchaient avec ceux de Waddington, et étaient plutôt comparables à ceux observés dans le métro de Moscou quelques années plus tôt sur la base d’une méthode identique (Open Society 2006).

Le problème du dénominateur, ou de la population de référence, n’est pas un simple problème méthodologique : la population de référence constituée par le chercheur porte en elle une représentation implicite du mandat de la police. Le mandat de la police peut être celui de ne pas profiler. Le mandat de la police peut être, au contraire, de cibler des populations tenues pour dangereuses ou délinquantes. Si l’on retient cette dernière perspective, il faut constituer une population de référence reflet de la population de délinquants ou fauteurs de trouble. Dans le cadre du contrôle routier, par exemple, cette population de référence doit être représentative de ceux qui commettent des excès de vitesse ou dont le véhicule présente des défauts visibles, et non pas des automobilistes en général. L’Américain John Lamberth s’est livré sur les autoroutes du Maryland et du New Jersey à cet exercice (uniquement sur les excès de vitesse) en faisant rouler son véhicule à la vitesse maximale autorisée sur le tronçon sur lequel sévissaient des policiers et en notant les caractéristiques des automobilistes qui les doublaient. Lamberth a montré que l’écart constaté entre population stoppée et échantillon d’automobilistes reste significatif lorsque l’on substitue l’échantillon d’auteurs d’excès de vitesse (violators’ benchmark) à l’échantillon d’automobilistes (Kadane, Lamberth 2009). D’autres auteurs ont cherché à affiner la population de référence dans le cas de contrôles de piétons. Ridgeway et MacDonald (2009) ont montré que 53% des piétons contrôlés à New York sont des Noirs, alors mêmes que ceux-ci ne constituent que 24% de la population de la ville. Mais en constituant pour population de référence la population constituée par les auteurs d’infraction (y compris non élucidées : population de référence = interpellés + suspects), l’écart s’inverse en ce qui concerne les Noirs, dont la proportion est moindre dans la population contrôlée que dans la population délinquante. On peut aussi estimer que la police a historiquement pour fonction la protection des populations dominantes (racial threat theory). Dans ce cas, c’est moins la population de référence qui est en jeu que la composition du quartier dans lequel les policiers patrouillent. On a ainsi pu mesurer, aux États-Unis, que les Noirs sont sur-contrôlés dans les quartiers à majorité blanche, mais qu’ils ne l’étaient pas dans les quartiers où les Blancs sont en minorité ; comme si l’enjeu des contrôles, conformément à la racial threat theory, est bien de surveiller l’intrus, le stranger plus que le foreigner. Ce profilage peut ne pas jouer, ou alors de manière très tempérée, dans les décisions d’interpeller lors du constat d’un délit flagrant : l’équipe de Pierre Tremblay avait noté que les décisions des policiers sont plus sévères dans les quartiers noirs de Montréal que dans les quartiers blancs, mais cette sévérité est plus forte pour les Noirs et pour les Blancs (Tremblay 1999).

La boîte des problèmes méthodologiques n’est par ailleurs pas définitivement refermée lorsque le problème du dénominateur est réglé. Reste le problème classique dans le domaine de la discrimination des effets de composition, problème que l’on rapprochera de la notion juridique de discrimination indirecte, à l’œuvre dans l’Union européenne, ou de la notion politique de racisme institutionnel, développée en Grande-Bretagne (Rowe 2007). Lorsque l’on constate que des minorités visibles sont sur-contrôlées au regard de la population disponible, il faut s’assurer que cet écart n’est pas imputable à un effet de construction des variables : si l’on ne définit les individus que par la variable ethnique, on a toutes les chances de la voir jouer un rôle important. Dans la recherche sur Paris, nous avions ainsi introduit une variable « sac porté » (compte tenu de l’importance des dispositifs anti-terroristes) et une variable «tenue vestimentaire» (compte tenu de l’importance aux yeux des policiers des vêtements comme signaux d’appartenance à des groupes pertinents, les diverses tenues hip-hop étant ici primordiales). Et, au final, s’il n’est pas déraisonnable de formuler un diagnostic de profilage, il reste très difficile de distinguer la part respective des variables âge, race, tenue, genre, puisque la plupart des personnes contrôlées sont des jeunes hommes sans sac issus de minorités visibles habillés hip-hop… et que dans la population disponible, deux tiers des personnes habillées hip-hop relèvent de minorités visibles. D’un point de vue méthodologique, il est nécessaire de disposer d’un grand volume de contrôles d’identité pour effectuer les calculs permettant d’isoler les effets propres de chacune des variables (la même remarque vaut, incidemment, pour les prétendues sciences actuarielles visant l’établissement de profils types de tueurs en série ou de prédateurs sexuels).

Ce souci n’est pas seulement méthodologique, mais soulève la question politique (ou juridique) des effets incidents, éventuellement non désirés, des doctrines policières : si l’on enjoint à la police parisienne (ou aux polices américaines) de renforcer les contrôles visant les jeunes fauteurs de trouble des cités de banlieue, supposés habillés hip-hop (ou de déclarer la « guerre à la drogue »), on accroîtra les chances de voir la police à Paris se concentrer principalement sur les Noirs et les Maghrébins (ou les polices américaines sur les Noirs). L’établissement de profils non raciaux peut susciter le sur-contrôle des minorités visibles. Notons que l’établissement de critères absolument libres de tout biais racial est particulièrement difficile dans un domaine où (à la différence des politiques scolaires ou d’emploi, par exemple) le travail de la police est sur la voie publique principalement un travail fondé sur le décryptage des apparences, sur une sémiologie (Brodeur 2003).

Le contrôle n’est pas la seule modalité d’expression du profilage : toute décision policière est susceptible de révéler des biais de sélection au préjudice d’un groupe ou l’autre, même si l’expression de « profilage » incite à se concentrer sur les mécanismes de sélection à ciel ouvert (dans un océan de données ou de piétons) plutôt que sur des mécanismes décisionnels dans des procédures judiciaires (par exemple : placer en garde à vue). Les recherches nord-américaines sur le « comportement des agents chargés de l’application de la loi » (selon l’expression de Donald Black « behavior of law ») sont là considérables. Dans l’espace francophone, ces recherches ont été plus rares. On a relevé la recherche de Pierre Tremblay sur l’écologie des arrestations policières. On notera, en France, l’émergence de cette problématique à la fin des années 1970, puis après un long répit au milieu des années 2000. La thèse de M.-C. Desdevises portant sur l’examen de 153 dossiers judiciaires à Nantes suggérait que « le groupe algérien fait beaucoup plus souvent l'objet de mesures de détention provisoire, sans que cette différence de traitement tienne aux caractéristiques de sa délinquance ou de sa situation sociale » (in CFERS 1980, p. 81). Une enquête dirigée par Annina Lahalle (in CFERS1980) portant sur 386 dossiers de mineurs délinquants sur lesquels les policiers ou les gendarmes étaient amenés à formuler des appréciations de personnalité (parmi lesquels 36,5% de mineurs maghrébins) montrait que "la police a une attitude nettement plus répressive que les travailleurs sociaux quand il s'agit de mineurs maghrébins", et qu’elle ne recommandait notamment presque jamais de mesure éducative. La thèse de René Lévy concluait quant à elle, sur la base d’une analyse multivariée, que « Dans sa composition ethnique, la population déférée n’est pas identique à la population mise en cause par la police. Et de même, cette dernière se distingue de ce point de vue de la population d’ensemble au sein de laquelle elle est prélevée. La cause de ces différences réside dans les pratiques policières sélectives qui sont mises en œuvre tant au stade de la prise en charge des affaires et des personnes, qu’au stade des décisions cruciales prises ultérieurement » (Lévy 1987, p. 145).

Au milieu des années 2000, la préoccupation quantitative pour ces questions a de nouveau émergé avec la recherche de Lévy et Jobard sur les contrôles d’identité, et celle de Jobard et Névanen (2007) sur les discriminations judiciaires qui montrait que toutes choses égales par ailleurs les policiers étaient plus susceptibles de se constituer partie civile (et ainsi favoriser le prononcé d’une peine plus sévère) contre les Maghrébins ou les Noirs lorsqu’ils sont victimes d’agression physique ou verbale (Jobard 2009). Dominique Duprez et Michel Pinel ont, quant à eux, montré le caractère plus sélectif des épreuves subies par les candidats maghrébins (surtout hommes) au métier de policier (Duprez et Pinet, 2001).

Quoiqu’il en soit, le profilage ou, pour le dire plus largement, les pratiques différenciées des policiers selon les groupes, est un élément majeur de la crise de légitimité des polices auprès des minorités. Les enquêtes menées aux Etats-Unis montrent que les minorités restent convaincues de la prévalence élevée des pratiques de profilage, même lorsque les individus interrogés déclarent ne pas avoir été eux-mêmes contrôlés ni avoir subi quelque mesure de police. La force des expériences vécues ou des expériences rapportées par des proches pèse sur les jugements exprimés, qui obèrent à leur tour des chances de réussite des politiques mises en place pour lutter contre ce phénomène estimé à partir des années 1980 dans les pays de common law comme très corrosif pour l’action des forces de police. L’histoire de longue durée de la relation entre policiers et minorités est telle que si un Noir se voit contrôlé, alors même que les contrôles se révèlent être effectués sur une base parfaitement aléatoire ou représentative de la population disponible, le récit qu’il sera susceptible d’en faire insistera sur le fait  qu’il aura été contrôlé en tant que Noir– et comment pourrait-il en être autrement dès lors qu’il n’a aucun moyen de vérifier que l’ensemble des contrôles effectués ce jour-là n’ont pas été discriminatoires ? Son récit relancera alors auprès de ses proches la conviction selon laquelle le profilage reste une pratique fondamentale de la police. C’est en ce double sens que la police joue avec les apparences : son travail repose sur une sémiologie particulière de l’espace public, mais ce qu’elle donne à voir est une pièce maîtresse de sa légitimité. Les politiques visant à limiter les pratiques de profilage, outre qu’elles se déploient dans un espace où la loi, généralement, entretient un flou certain sur ce qu’il autorisé de faire, butent sur le legs de la police et ses relations historiques avec les minorités.

Septembre 2010

Références

  • Brodeur, J.-P., 2003, Policer l’apparence, in Les visages de la police. Pratiques et perceptions. Montréal : PUM.
  • CFRES, 1980, Les jeunes immigrés. Eux et nous. Vaucresson : CFRES, p. 65-86.  
  • Duprez, D., Pinet, M., 2001, La tradition, un frein à l’intégration. Le cas de la police française, Cahiers de la sécurité intérieure, 45, p. 111-138.
  • Jobard, F. 2009, Police, justice et discriminations raciales, in D. Fassin, E. Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française. Paris : La Découverte, 2e éd.
  • Jobard, F., 2010, Gibier de police. Immuable ou changeant ?, Archives de politique criminelle.
  • Kadane J.B., Lamberth J., 2009, Are blacks egregious speeding violators at extraordinary rates in New Jersey ? , Law, Probability and Risk, 8, 139-152.
  • Lévy, R., 1987, Du suspect au coupable. Le travail de police judiciaire, Paris/Genève, Klinksieck/Médecine et hygiène.
  • Lévy, R. & Jobard, F., 2010. Les contrôles d'identité à Paris. Questions pénales, 23(1).  
  • Melchers R., 2003, Do Toronto Police engage in “racial profiling”?, Revue canadienne de criminologie et de justice pénale , 45(3).
  • Open Society Justice In Initiative, 2006, Ethnic profiling in the Moscow Metro, New York, Open Society Institute.
  • Rice St., White M. (dir.), 2010, Race, Ethnicity, and Policing. New and Essential Readings. New York: New York University Press.
  • Ridgeway G., Macdonald J.M., 2009, Doubly Robust Internal Benchmarking And False Discovery Rates For Detecting Racial Bias In Police Stops, Journal Of The American Statistical Association, 104, 486, 661-667.
  • Rowe, M. (dir.), 2007. Policing Beyond Macpherson: Issues in Policing, Race And Society, Cullompton: Willan.  
  • Tremblay, P., Tremblay, M. & Léonard, L., 1999. Arrestations, discriminations raciales et relations intergroupes. Revue canadienne de criminologie et de justice pénale, 457-478.  
  • Waddington, P.A.J., Stenson, K. & Don, D., 2004. In Proportion Race, and Police Stop and Search, British Journal of Criminology, 44(6), 889-914. 
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

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