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Surveillance

 

Étrangement, la plupart des ouvrages sur la surveillance ont tendance à éviter ou à ignorer, sans doute à cause de son apparente simplicité, le problème de la nature de l’objet et la manière dont on la définit. Dans plusieurs ouvrages, la notion de surveillance se limite à la collecte de renseignements divers (données, images, sons), et surtout par les gouvernements et leurs agences. Ce dernier aspect est d’ailleurs une des failles les plus souvent identifiées de la célèbre analyse de Foucault, fondée sur le panoptique de Bentham (dans Surveiller et punir, 1977). Dans d’autres, elle est si large qu’on a peine à en identifier les caractéristiques, le fil directeur, la « surveillance » censée être décrite.

En tout premier lieu, la surveillance est l’acquisition, temporaire, permanente ou à durée variable, d’information. Cette information peut être visuelle, auditive, ou autre; elle est souvent le produit de nos sens ou de technologies visant à les seconder, mais le lien sens-surveillance n’est pas déterminant. Plusieurs formes d’information ne correspondent pas aux sens humains (par exemple, la structure de l’ADN d’un individu). Bref, la relation sens-surveillance est surtout culturelle et a-scientifique. Elle repose d’ailleurs sur une compréhension aristotélicienne de nos sens, limitée aux 5 variétés archi-connues, mais qui n’a plus cours aujourd’hui. Elle oblige également à réfléchir à la surveillance comme une extension de ces sens, ce qui est trop limitatif.

L’information collectée peut porter sur un individu particulier, sur un type d’individu, sur un endroit où des personnes non identifiées au préalable ont été détectées, sur des traces informatisées de transactions diverses sur Internet et dans le monde physique (des traces de consommation, par exemple). Toutes ces informations peuvent être conservées séparément, ou mises en commun pour déceler des patterns ou extrapoler des éléments manquants à partir de ce qui est connu à l’aide d’une boîte à outils de théories sociologiques, psychologiques, démographiques et économiques.

Le dictionnaire envisage la « surveillance » d’une plante, d’un chien, d’un volcan ou de la température à l’aide d’un thermomètre, mais il est utile de limiter notre conception de la surveillance à celle qui s’applique à des objets sociaux, l’ensemble des éléments qui forment notre réalité subjective. Spontanément, il s’agit bien sûr principalement des personnes et de leurs interactions, qu’elles soient individuellement, spécifiquement surveillées, ou qu’elles se trouvent à entrer dans un champ de surveillance portant sur une population, sur un espace ou sur un flux d’information. Entre autres, la surveillance d’espaces, qu’ils soient publics, privés ou « privés de masse », vise surtout (mais pas uniquement; on surveille également les objets eux-mêmes, comme un toit qui coule, une poubelle qui déborde ou un serveur qui commence à surchauffer) à détecter et à contrôler les comportements proscrits et à encourager les comportements désirés, peu importe qui s’y adonne. Lorsque qu’on surveille des machines, des processus automatisés ou des transactions financières, par exemple, c’est généralement parce qu’on peut supposer que des personnes en sont directement ou indirectement responsables ou dépendantes.

L’objet de la surveillance reste un problème de taille, parce qu’il est à l’occasion difficile ou mal avisé de distinguer les objets physiques, inanimés, des objets sociaux. Au premier abord, il semble utile d’éviter de parler de surveillance lorsque l’objet surveillé est un chien ou un volcan. Cependant, comme Latour l’a déjà noté, les objets inanimés, ou du moins non-humains, qui font partie de la manière dont nous appréhendons notre contexte social détiennent un pouvoir de modifier nos perceptions, nos attitudes et nos actions et sont donc eux aussi des « acteurs » et non les simples détails d’un décor dans lequel se joue le social. Ainsi, si un géologue surveille l’activité sismique du sud des États-Unis pour sa thèse sur le mouvement des plaques tectoniques, il ne s’agira pas de « surveillance » au sens où elle est entendue dans cet ouvrage. Par contre, s’il le fait pour conseiller des personnes qui se proposent d’acheter un condominium situé sur la faille de San Adreas, ou pour en informer leur compagnie d’assurance habitation, son activité devient sociale et compatible avec notre compréhension de la notion de surveillance.

En ce qui a trait à l’objet de la surveillance, un dernier aspect doit être souligné. Presque toutes les activités de surveillance, qu’elles soient assistées par une technologie ou non, ont la capacité de recueillir des informations sur une foule d’objets variés. Par exemple, si un adepte de la surveillance vidéo dirige une webcaméra vers le stationnement où est garée sa voiture de collection, c’est moins pour observer la voiture que le comportement d’éventuels humains qui pourraient s’en approcher. Évidemment, si la branche d’un arbre à proximité menaçait de s’écraser sur son pare-brise il serait aussi heureux de pouvoir l’éviter. Dans ce cas, bien que l’objet social ne soit pas l’unique, ou peut-être même la plus importante cible de cette surveillance, sa présence suffit à glisser cette dernière sous le microscope d’une sociologie de la surveillance.

Ajoutons enfin un troisième et dernier élément de définition, auquel la notion d’objet nous renvoie immédiatement : l’objectif, la fin prévue des informations recueillies. La surveillance vise un but extérieur à la simple collection d’information, qui peut être résumé par l’intervention ou l’obtention d’un bénéfice extérieur à la connaissance pure. Ceci ne suppose aucunement qu’elle soit couronnée de succès, ni que les individus, informations, sites, surveillés soient aussi ceux qui seront la cible de l’intervention ou la source du bénéfice subséquents. On peut collecter des informations sur les habitudes d’une population de consommateurs afin de vendre un produit à d’autres.

La question du but d’une action de surveillance est malheureusement moins simple qu’il n’y paraît. Il arrive souvent que le but explicite soit l’expression d’un idéal qui n’est en pratique jamais réalisé. Une caméra de surveillance a peut-être été installée pour permettre d’identifier des criminels. Mais si, après plusieurs mois d’usage, on a plutôt pris des employés à flâner durant leur quart de travail, il y a déplacement important de l’objectif, qui est devenu, en pratique, la gestion du personnel. Si ce glissement se fait généralement au sein de cette grande catégorie qu’est le contrôle social, il n’en reste pas moins qu’une différence parfois fondamentale existe entre les buts explicitement visés et ceux qu’on peut déduire de l’observation des pratiques de surveillance.

Par conséquent, la totalité des activités de surveillance visant à assurer la sécurité des personnes contre des actes dommageables commis par d’autres peuvent être conçues comme partie intégrante de ce qu’il convient d’appeler le contrôle social. Ce contrôle, s’il est surtout appréhendé à partir de ses actions sur les populations et sur les individus, n’en dépend pas moins, pour exister, d’une phase de surveillance. Ceci est aussi vrai du contrôle social officiel effectué par l’État que de celui, non-officiel, qui est appliqué par les parents, les voisins et les pairs. Cette dyade surveillance-contrôle existe également à travers les variétés de modes de contrôle social, qu’il soit punitif, réformateur, thérapeutique, compensatoire, etc. Ceci provient tout simplement du fait que dans notre culture, l’acte est la responsabilité de l’acteur et non du destin, de la nature ou du clan. Or, pour agir sur le responsable de la faute, il faut d’abord savoir l’identifier, le distinguer, puis l’extraire de la masse.

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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9