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Criminologie critique

Auteur: 
Quirion, Bastien


Dans le champ disciplinaire que l’on désigne sous le vocable général de la criminologie, on retrouve de nombreuses approches et perspectives dont la variété témoigne du caractère hétérogène – certains diront hétéroclite – de la discipline. Il devient dès lors difficile d’y circonscrire un champ d’étude général, ce qui nous autorise à postuler l’existence d’une pluralité de criminologies : criminologie du passage à l’acte, criminologie radicale, criminologie clinique, criminologie appliquée, criminologie de la réaction sociale, etc. Dans ce foisonnement de criminologies, la criminologie critique se distingue à la fois par sa posture épistémologique et par son engagement politique explicite. Nous proposons ici de présenter brièvement ces deux aspects spécifiques qui permettent de distinguer la criminologie critique des autres criminologies.

 

Théorie critique de la connaissance

Au plan épistémologique, la criminologie critique se caractérise avant tout par le recours à une méthode critique dans la façon d’appréhender son champ d’étude. Proche parente de la criminologie de la réaction sociale, à laquelle elle est souvent assimilée, la criminologie critique se distingue des autres criminologies du fait qu’elle cherche à demeurer critique par rapport à la délimitation de ses objets et à la production du savoir criminologique traditionnel. À cet égard, la criminologie critique se donne pour mission de constamment questionner les a priori théoriques et les idées reçues concernant le crime et les mesures mises en place pour y répondre.

Entretenir une attitude critique par rapport à la connaissance, c’est être en mesure de constamment questionner le processus par lequel on en arrive à produire du savoir. S’inspirant à cet égard du réalisme critique de Karl Popper, une théorie critique de la connaissance se doit de continuellement remettre en question la validité même de ses fondements théoriques et empiriques. Optant pour une méthode falsificatoire, la démarche poppérienne s’appuie sur l’idée qu’aucune théorie ne peut être prouvée de façon définitive, mais seulement réfutée sur la base du raisonnement et des expériences empiriques. Toute nouvelle théorie, aussi rigoureuse soit-elle, demeure toujours une hypothèse qui pourra éventuellement être réfutée.  Selon cette perspective, il s’avère illusoire d’espérer atteindre un jour la vérité ultime. La mission du chercheur consistera donc, en toute humilité, à se rapprocher toujours davantage de la vérité par un incessant processus d’essais et d’erreurs, tout en préservant ce réflexe falsificatoire. C’est cette continuelle quête de la falsification qui permet de conférer à cette méthode son caractère critique. Comme le mentionne Popper (1991: 78) cette démarche critique a pour principal avantage qu’elle nous permet d’échapper à « la stratégie d’immunisation de nos théories contre la réfutation ». Être critique pour le chercheur, c’est donc s’assurer de ne jamais tomber dans le piège de la certitude absolue et de l’acceptation aveugle des idées reçues. Bien qu’au premier abord plus confortable, cette certitude par rapport à notre connaissance des choses n’en demeure pas moins improductive du point de vue des nouvelles découvertes.

Au niveau des sciences humaines, cette attitude critique s’avère d’autant plus pertinente que le chercheur est appelé à se pencher sur des objets et des phénomènes qui sont au départ marqués par une lourde connotation sociale et institutionnelle. À cet égard, la plupart des objets des sciences sociales peuvent être considérés comme des concepts et des idées reçues dont l’origine peut être retracée au sein même des institutions sociales. C’est particulièrement vrai de la criminologie, dont le principal objet, à savoir le crime, est le produit d’une désignation juridique et sociale fortement marquée par des enjeux normatifs liés au maintien de l’ordre et à la répression des conduites marginales. Dans cet esprit, maintenir une attitude critique implique donc pour le criminologue d’éviter de prendre ces objets pour acquis, d’essayer d’en dévoiler leurs origines institutionnelles, et de proposer des définitions conceptuelles et théoriques alternatives. Le réflexe critique consiste donc à continuellement questionner la provenance des a priori qui circulent au sein de la discipline. Dans ce sens, il s’agit d’étendre la portée du réalisme critique de Popper au-delà de la réfutation des théories,  pour y inclure aussi la réfutation des concepts et des objets qui sont au cœur de la criminologie traditionnelle. Au plan épistémologique, la criminologie critique se distingue donc des autres criminologies du fait qu’elle se donne pour mission de remettre en question l’objectivité des constructions institutionnelles que sont le crime, la criminalité et le criminel.

On peut retracer, dans l’histoire de la criminologie, de nombreuses illustrations de cette posture critique par rapport à certaines idées ou concepts hérités des agences du système pénal. Par exemple, la criminologie critique a permis de remettre en question la validité empirique des taux de criminalité tel que compilés par les agences de contrôle et de répression du crime. En insistant sur le processus par lequel ces données sur le crime sont constituées, on a pu démontrer que les statistiques officielles ne mesuraient pas tant le nombre d’infractions commises sur un territoire donné, mais plutôt l’activité de répression des agences de contrôle. Depuis longtemps reconnu en dehors même de la criminologie critique, ce principe a permis de mettre en évidence l’existence d’un chiffre noir de la criminalité, et de mettre l’accent sur le processus de criminalisation secondaire qui constitue une des principales activités des institutions répressives.

De façon plus importante encore, la criminologie critique a permis de mettre en lumière le fait que le crime, à titre de conduite spécifique, n’est pas tant un phénomène brut qu’une construction juridique et sociale. Ce qui caractérise toutes les conduites qualifiées de crime, ce ne sont pas les caractéristiques inhérentes à ces conduites, mais bien le fait qu’elles transgressent un code de conduite qui a été instauré par des institutions politiques et juridiques. Le crime est avant tout le produit d’une incrimination qui est suivi d’une transgression (Robert, 2005). Chez les néo-marxistes, par exemple, on insiste sur la désignation politique de certaines conduites comme étant des crimes du fait qu’elles menacent le maintien de l’ordre social des groupes dominants. Le système de justice pénale serait dès lors considéré comme un instrument de répression entre les mains de l’élite économique, permettant de mieux gérer la force de travail (Rusche et Kirchheimer, 1994). Chez Michel Foucault, on porte encore plus loin cette analyse de la qualification institutionnelle qui s’opère au sein de la pénalité. Il souligne entre autres que la production d’un savoir positiviste sur le criminel aurait permis de doubler le caractère juridique du crime d’une nouvelle valeur scientifique, ouvrant ainsi la porte à la mise en place de nouvelles technologies de contrôle des marginaux (Foucault, 1975 et 1999). Cette emphase mise sur le processus de désignation a ainsi permis l’émergence en criminologie d’une tradition de recherche portant sur les processus de mise en forme juridique et institutionnelle de certaines conduites jugées répréhensibles.

Cette attitude critique a conduit des chercheurs à dénoncer le recours à certaines notions ou concepts soi-disant neutres et objectifs, mais qui en fait étaient calqués sur le jargon et les catégories des institutions de prise en charge. Dans cet esprit, les tenants de la criminologie critique se sont toujours efforcés de proposer des façons alternatives d’aborder et de définir l’objet du « crime » qui est au cœur de leur discipline. On peut penser en particulier à Louk Hulsman qui allait proposer l’expression de situations problématiques pour désigner les situations de conflit qui seront prises en charge par le système pénal. Cette redéfinition de l’objet permettait dès lors, tout en échappant au langage et à la logique propres au système de justice pénale, de tracer des nouvelles frontières au sein de la discipline criminologique. Le concept de situation problématique deviendra d’ailleurs l’un des principaux éléments théoriques de sa perspective abolitionniste (Hulsman et Bernat de Celis, 1982).

Dans la même veine, on peut aussi mentionner la criminologie clinique de Christian Debuyst, dans laquelle on retrouve ce même regard critique par rapport aux catégories et aux notions cliniques héritées de la logique pénitentiaire (Debuyst, 2009). C’est en privilégiant une perspective critique qu’il propose de traiter des comportements problématiques plutôt que des conduites criminelles, ce qui permet de recouvrir une réalité clinique plus large et moins empêtrée dans les impératifs correctionnels. Il aborde aussi la difficulté de travailler avec certains concepts cliniques, tel que la dangerosité ou la personnalité criminelle, qui sous une apparente neutralité scientifique, reproduisent en fait des catégories qui sont juridiquement et politiquement connotées. Ces concepts sont en effet présentés et utilisés comme s’ils recouvraient des réalités naturelles et absolues, alors qu’ils renvoient à des réalités institutionnelles et relatives. Le rôle du criminologue critique consiste donc à dénoncer le bien fondé de ces idées, et à proposer de nouveaux outils théoriques et conceptuels pour mieux délimiter son champ d’étude.

 

Engagement politique critique

La criminologie critique se distingue aussi des autres traditions criminologiques par son engagement politique explicite. Il s’agit d’une criminologie qui cherche à tirer de la théorie critique des outils pour l’action sociale. Dans la lignée de l’École de Francfort et de la Radical Criminology des années 1970, la criminologie critique se donne pour mission de défendre un idéal de justice sociale et de protection des groupes marginalisés. On peut dès lors considérer comme critique toute criminologie dont les activités savantes permettent de déboucher sur un engagement politique en faveur d’une remise en question de l’ordre social. On pourrait ainsi évoquer, en réaction à une criminologie du maintien de l’ordre, une criminologie de l’émancipation et des droits de la personne.

Traditionnellement, les criminologues critiques ont toujours adopté une position en faveur d’un recours minimal au droit pénal et à la répression. C’est dans cet esprit qu’ils ont mené des recherches portant, par exemple, sur les conditions de vie en prison et sur les effets corrosifs de l’intervention pénale sur les justiciables (Pirès, Landreville et Blankevoort, 1981). Dans sa forme la plus radicale, la criminologie critique préconise l’abolition du système pénal. Dans sa version plus soft, elle défend l’idée d’une intervention réduite de l’appareil de justice criminelle. Cet appel à un allègement pénal se traduit, par exemple, par des demandes pour la création de peines alternatives à l’emprisonnement et pour la réduction des pouvoirs octroyés aux agences policières. On dénonce aussi cette tendance à la criminalisation d’un nombre de plus en plus important de conduites qui devraient relever davantage de la politique sociale que de la politique criminelle.

Le contexte sociopolitique étant appelé à changer, on constate depuis quelques décennies l’émergence d’une nouvelle criminologie critique qui, contrairement à sa version plus traditionnelle, prône le recours accru à l’intervention pénale pour réprimer certaines conduites perpétuées par les groupes dominants ou qui représentent un préjudice par rapport aux groupes plus défavorisés. Rappelant toujours la nécessité de lutter contre les inégalités sociales et économiques, ces criminologues en appellent à une intervention pénale plus musclée pour réprimer des conduites qui génèrent un tort considérable à la société,  mais qui échappent à toute forme de contrôle. C’est la cas, entre autres, des criminologues qui s’inscrivent dans la mouvance de la new left criminology et de la green criminology, ou qui s’intéressent à la criminalité des puissants. Bien qu’au niveau des moyens préconisés, on demande en fait un élargissement du contrôle pénal, leur agenda politique s’inscrit néanmoins dans une perspective critique en revendiquant une plus grande justice pour les groupes marginalisé ou défavorisés. La criminologie critique est donc appelée à évoluer au gré des fluctuations sociales et politiques plus générales.

 

Conclusion 

En conclusion, on peut postuler que si l’objet de la criminologie traditionnelle est d’expliquer la conduite criminelle et de produire un savoir permettant de prévenir cette criminalité, l’objet de la criminologie critique est d’expliquer comment fonctionnent les institutions de contrôle du crime et de produire un savoir indépendant permettant de lutter contre les inégalité générées par ces institutions. À cet égard, la principale caractéristique de la criminologie critique est qu’elle cherche à conserver son indépendance, tant au niveau épistémologique que politique, par rapport à une criminologie administrative qui cherche de son côté à répondre aux besoins implicites des agences du système pénal.

Références

  • Debuyst, Christian (2009). Essais de criminologie clinique : entre psychologie et justice pénale. Bruxelles : Éditions Larcier.
  • Foucault, Michel (1999). Les anormaux : Cours au Collège de France (1974-1975). Paris : Gallimard.
  • Foucault, Michel (1975). Surveiller et Punir : naissance de la prison. Paris : Gallimard.
  • Hulsman, Louk et Bernat de Celis, Jacqueline (1982). Peines perdues : le système pénal en question. Paris : Centurion.
  • Pirès, A., Landreville, P. et Blankevoort, V. (1981). « Système pénal et trajectoire sociale ». Déviance et société, vol. 4, p.319-346.
  • Popper, Karl (1991). La connaissance objective : une approche évolutionniste. Paris : Flammarion.
  • Robert, Philippe (2005). La sociologie du crime. Paris : Éditions La Découverte.
  • Rushe, G. et Kirkheimer, O. (1994).  Peines et structure sociale. Paris : Cerf.
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9