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Santé et justice

Auteur: 
Robert, Dominique

 

Bien qu’on les conçoive comme des systèmes distincts, répondant à des situations-problèmes différentes et poursuivant des finalités qui leur sont propres, les systèmes de santé et de justice criminelle sont, dans les faits, étroitement liés. On peut lister plusieurs exemple de la fluidité, sinon de l’artificialité, des frontières entre ces deux système : la criminalisation de l’exposition au VIH, la participation du personnel infirmier dans la mise à mort par injection dans certains pays ou États où la peine de mort existe toujours ou encore la pratique qui consistait historiquement à détenir les infracteurs pour une période indéterminée jusqu’à ce qu’ils soient « guéris ».  D’ailleurs, le travail de distinction entre santé et justice criminelle mobilise une énergie constante. En effet, au moins deux des trois sous-systèmes compris traditionnellement dans l’appellation justice criminelle (la police et les tribunaux) possèdent des mécanismes de triage officiels pour limiter la pénalisation de la maladie ou de troubles médicalisés. Dans le troisième sous-système de la justice criminelle, soit l’appareil correctionnel, il s’agit moins de triage que de gestion des problèmes de santé, tant ceux présents lors de l’entrée en détention que ceux qui se développent au fil de la sentence d’incarcération. À plus large échelle, avec le mouvement Prisons en santé (Health in Prisons), mis de l’avant par l’Organisation mondiale de la santé, les prisons et les détenus sont appelés à devenir des vecteurs de santé de toute la communauté, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes.

 

Éviter la judiciarisation et la pénalisation des problèmes de santé: L’étape des services policiers et des tribunaux

 D’une part, les services policiers sont appelés à être des intervenants de première ligne dans nombre de situations-problèmes (conflits interpersonnels, troubles de l’ordre public, etc.). D’autre part, ils sont souvent décriés pour se saisir massivement d’une population marginalisée et affectée par des maux individuels et sociaux qui s’expriment notamment par et dans le corps ou la santé des individus (problèmes psychosociaux, dépendance à la drogues, itinérance, etc.). Devant un tel dilemme, des programmes de déjudiciarisation (diversion) ont été mis en place. En Amérique du Nord ils datent de la fin des années 1980.  Des intervenants psychosociaux accompagnent ou sont appelés à la rescousse des policiers pour évaluer et faire face à des situations qui exigent une intervention immédiate en termes de soins plutôt qu’une arrestation. L’objectif est d’éviter la prise en charge des personnes concernées par le système de justice criminelle et de les diriger vers les ressources appropriées (hôpitaux, clinique d’urgence, service d’hébergement, etc.) pour cibler la cause à la source de la situation-problème (Otero et al., 2005).

Toutefois, si ce premier mécanisme de déjudiciarisation des problèmes de santé achoppe, un deuxième filtre peut intervenir soit la déjudiciarisation faite à l’étape de la poursuite où le procureur de la Couronne choisi de référer la personne à des ressources socio-sanitaires plutôt que de procéder officiellement avec les accusations. Plus avant, dans maintes juridictions nord-américaines, des tribunaux spéciaux (problem-solving courts) sont mis en place, notamment des tribunaux de traitement de la toxicomanie (drug treatment courts) et des tribunaux de la santé mentale (mental health courts). Souvent associé au mouvement de la jurisprudence thérapeutique (therapeutic jurisprudence), ces mécanismes souscrivent à l’idéal selon lequel l’application de la loi doit engendrer des bénéfices pour la personne qui y est soumise et non pas viser sa pénalisation. La possibilité de procéder par les tribunaux spéciaux, plutôt que par la voie régulière, est offerte aux personnes qui ont commis des délits mineurs qui sont directement liés à la drogue ou sont l’expression de troubles psychosociaux. Cette filière est volontaire et la personne concernée peut, en tout temps, demander le transfert de son dossier vers un tribunal usuel.

Les tribunaux spéciaux offrent la possibilité de retirer les accusations ou encore s’engagent à ne pas imposer de sentence d’incarcération en échange de la participation de la personne concernée à un programme structuré pour une durée déterminée. Des conditions sont imposées et une équipe composée d’un juge et de procureurs ayant une sensibilité particulière aux problèmes de toxicomanie ou de santé mentale, de travailleurs sociaux, de criminologues et d’autres spécialistes veillent à leur application. Peu d’études empiriques concluantes ont été réalisées à ce jour pour évaluer la capacité des tribunaux de traitement de la toxicomanie à réduire la judiciarisation, la récidive et les coûts financiers associés, trois objectifs mis de l’avant par ces mécanismes (Werb et al., 2007).

Les résultats partiels semblent démontrer que peu des participants qui entament le suivi avec les tribunaux de traitement de la toxicomanie le terminent, une très large proportion retournant à la voie judiciaire usuelle. L’abstinence totale exigée peut expliquer en partie le faible taux de rétention. Plus encore, les personnes ainsi supervisées ont un taux d’accusation pendant et après le programme qui équivaut à celui des toxicomanes qui ont suivi la voie judiciaire régulière. Finalement, le passage des tribunaux de traitement de la toxicomanie aux tribunaux réguliers que plusieurs opèrent est susceptible d’allonger leur prise en charge et, ce faisant, les frais associés.

Concernant les tribunaux de santé mentale, les résultats de recherche sont plus encourageants (Jaimes, Crocker, Bédard, & Ambrosini, 2009). Certaines études indiquent que les personnes qui optent pour la déjudiciarisation par les tribunaux de santé mentale passent moins de temps incarcérées, récidivent moins à la suite du programme et fonctionnent mieux en société. Finalement, les fonds investis dans les tribunaux de santé mentale sont récupérés par les économies réalisées dans les tribunaux réguliers qui n’ont plus à se saisir de cette clientèle.  Malgré les mécanismes de déjudiciarisation mis en place dans les services de police et les tribunaux pour éviter la prise en charge par la justice criminelle des problèmes de santé, la prison se présente de plus en plus comme un lieu privilégié de prestation et d’utilisation des services de santé pour la population marginalisée.

 

Du triage à la gestion: Prestation et utilisation des soins de santé en détention

Suivant les échantillons sous examen, on estime que la proportion de personnes porteuses du VIH est 20 fois supérieure en détention que dans la population générale; environ 40% des femmes et plus de 30% des hommes détenus seraient porteurs de l’hépatite C; la tuberculose serait de l’ordre de 20% et les troubles mentaux sévères seraient courants dans la population carcérale. À ces problèmes repérés dès l’entrée en prison s’ajoutent des éléments qui surviennent tout au long du séjour en détention dont le vieillissement des populations carcérales attribuable, entre autres, aux sentences d’incarcération de plus en plus longues et les  problèmes psychosomatiques engendrés ou exacerbés par l’incarcération. Avec une santé si mal en point, il n’est pas surprenant que les hommes et femmes détenus présentent des besoins élevés en matière de soins, ont environ deux fois plus de contacts avec le personnel médical que la population générale et consomment une grande quantité de psychotropes (Lafortune & Vacheret, 2009). D’ailleurs, pour des personnes qui vivent l’instabilité résidentielle et la précarité financière quand elles sont en communauté, la prison peut représenter l’occasion de prendre soin de problèmes de santé longtemps négligés. Tant pour la population en liberté que pour la population incarcérée, l’usage des soins est lié à leur accessibilité.

Or, malgré la qualité des soins offerts et prodigués, les programmes d’éducation et de dépistage, les programmes de pairs aidant et toutes les intentions louables, la prestation des soins de santé en détention demeurent caractérisées par ses défis (Holmes, Perron, Montuclard, & Hervé, 2005). L’asservissement des soins à la logique sécuritaire est durement ressenti dans certaines administrations pénitentiaires et empêche la continuité et le suivi médical au gré des reclassements, transferts et autres impératifs correctionnels. Le conflit entre les deux rôles attribués, dans certaines administrations, au personnel infirmier fait en sorte que celui-ci se retrouve coincé entre deux allégeances contradictoires qui nuisent à l’établissement du lien de confiance avec les patients. Ceci est illustré notamment par la difficulté à assurer le secret professionnel quand les examens médicaux sont menés en présence d’agents correctionnels ou encore devant l’obligation formelle pour le personnel soignant de rapporter au comité disciplinaire de l’établissement carcéral les pratiques non-réglementaires des détenus.

Ces difficultés ne découragent pas certains de proposer de formaliser le rôle des établissements carcéraux comme pourvoyeur de services et d’éducation sanitaire pour la population marginalisée. Il faut se souvenir que les détenus proviennent pour la plupart de groupes socio-économiquement défavorisés. Or, ces groupes, particulièrement les plus marginalisés d’entre eux, représentent souvent un défi pour les prestataires de services de santé, même les agences de santé communautaire qui tentent de développer des liens avec les résidents du quartier où elles se trouvent. Cette imperméabilité tient tant à la méfiance généralisée de ce segment de la population envers les appareils d’État, dont les services de santé, qu’au peu d’effet que les messages de santé publique ont sur les groupes marginalisés. La détention se présente alors pour les autorités de santé publique comme un contexte idéal pour « éduquer » ce segment de la population aux comportements sains. L’espoir de certains est qu’à travers les détenus, ce serait toute une couche impénétrable de la population qui s’ouvrirait ainsi aux messages de la santé publique.

Cette idée d’intégrer la santé et le milieu correctionnel se concrétisent dans des projets très précis. Ainsi, des chercheurs suggèrent de joindre, aux instruments correctionnels existant, une section sur le risque posé à la santé publique comme élément dans la prise de décision en matière de remise en liberté et de suspension de la libération conditionnelle des détenus. Dans un tel modèle, des comportements comme la consommation de tabac et de drogue (risques individuels), l’infection par une ou des maladies transmissibles (risques communautaires) et les coûts financiers associés au traitement des maladies (risques économiques liés à la santé) deviennent des informations incorporées dans le calcul des risques que les services correctionnels doivent tenter de minimiser. Les profils de risque, que ce croisement d’information permettra, faciliteront ainsi, d’après ces auteurs, une meilleure allocation des ressources correctionnelles et une meilleure protection de la communauté. Selon ce modèle, une personne présentant un faible risque criminel mais un fort risque économique lié à la santé pourra être transférée en communauté plus rapidement. En retour, ce même modèle permet aussi de punir des comportements de santé jugés à risque. Ainsi selon ce modèle un libéré conditionnel qui contracte ou transmet une maladie infectieuse peut être suspendu et réadmis en détention. Les infracteurs sont alors considérés et traités comme des risques de santé publique (Robert & Frigon, 2006).

Bref, santé et justice criminelle sont des secteurs en osmose et méritent d’être compris dans leurs relations plutôt qu’en vase clos. Pratiquement et politiquement, les arrimages entre eux peuvent nous amener à questionner le bien-fondé de rendre la santé d’une portion de la population tributaire de la punition.

Septembre 2010

 

Références

Holmes, D., Perron, A., Montuclard, L., & Hervé, C. (2005). Scission entre le sanitaire et le pénitentiaire : réflexion critique sur les (im)possibilités du soin infirmier au Canada et en France.  Journal de Réadaptation Médicale, 25(3), 131-140.

Jaimes, A., Crocker, A., Bédard, É., & Ambrosini, D. L. (2009). Les Tribunaux de santé mentale : déjudiciarisation et jurisprudence thérapeutique. Santé mentale au Québec, XXXIV(2), 171-197.

Lafortune, D., & Vacheret, M. (2009). La prescription de médicaments psychotropes aux personnes incarcérées dans les prisons provinciales du Québec. Santé mentale au Québec, XXXIV(2), 147-170.

Otero, M., Landreville, P., Morin, D., & Thomas, G. (2005). À la recherche de la dangerosité 'mentale'. Stratégies d’intervention et profils de populations dans le contexte de l’implantation de la Loi P-38.001 par l’UPS-J. Montréal (pp. 222). Montréal: UQAM, Collectif de recherche sur l'itinérance, la pauvreté et l'exclusion sociale.

Robert, D., & Frigon, S. (2006). La santé comme mirage des transformations carcérales. Déviance et société, 30(3), 305-322.

Werb, D., Elliot, R., Fischer, B., Wood, E., Montaner, J., & Kerr, T. (2007). Les tribunaux de traitement de la toxicomanie au Canada. Examen basé sur les données. Revue VIH/SIDA, droit et politique, 12(2/3), 13-19.

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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

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