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Violences urbaines

 

L’expression « violence(s) urbaine(s) », aujourd’hui très répandue en France, doit sans doute une partie de son succès à son absence de rigueur, c’est-à-dire son absence de définition. Le mot « violence » est en effet extrêmement général, et l’adjectif « urbaine » n’ajoute rien de plus précis (le contraire serait « violence rurale » ?). En pratique, l’expression semble surtout désigner tout ou partie des formes de désordres, de révoltes et de délinquances que l’on attribue aux « jeunes des cités », autre catégorie aux contours vagues. Les enjeux que signalent l’apparition et la banalisation de cette expression dans le débat public s’éclairent cependant lorsque l’on interroge son origine et que l’on découvre qu’il ne s’agit pas d’une catégorie sociologique mais policière, qui s’est progressivement imposée dans les discours politiques et médiatiques. Il faut donc la déconstruire, avant de revenir à l’analyse des phénomènes qu’elle amalgame.

C’est au début des années 1990 que l’expression « violence(s) urbaine(s) », apparaît dans certains discours policier sur la délinquance juvénile, sur les émeutes et sur les quartiers populaires et leur population parfois majoritairement « issue de l’immigration ». Le déclencheur semble être la série d’émeutes qui surviennent en banlieue lyonnaise en octobre 1990 puis entre mars et juillet 1991 dans la banlieue parisienne [voir l’entrée « Émeutes en France »]. Ces émeutes ont un grand retentissement et provoquent une réelle inquiétude dans le débat public, dans la classe politique et la haute administration (Rey, 1996). Une partie de la hiérarchie policière décide alors apparemment de promouvoir auprès des élus et des journalistes sa propre vision des choses. L’organe clef de cette opération fut le Syndicat des commissaires et des hauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN), alors en situation de quasi monopole syndical au sommet de la hiérarchie policière. Ses représentants se lancent dans une entreprise de communication inédite, publiant régulièrement des communiqués de presse, donnant de nombreuses interviews, s’exprimant à des colloques, publiant des articles dans des revues « grand public » ou para-universitaires, publiant des ouvrages chez des éditeurs parfois de type universitaire. C’est le cas par exemple du commissaire divisionnaire Bousquet, administrateur du SCHFPN, dans des ouvrages intitulés Insécurité : nouveaux risques. Les quartiers de tous les dangers (1998) et Insécurité : nouveaux enjeux. L’expertise et les propositions policières (1999). La stratégie de ces dirigeants policiers consiste à se poser en « experts » des questions de délinquance, faisant admettre qu’ils sont les mieux placés pour en parler puisqu’ils la côtoient tous les jours, mais faisant du même coup oublier qu’ils sont ainsi juges et parties.

A ce lobbying syndical va s’ajouter une évolution des Renseignements Généraux (RG). D’ordinaire, les policiers en activité s’expriment surtout par le biais de rapports internes. S’agissant des services de renseignement, leur discrétion semblait même une règle de fonctionnement. Or, dans les années 1990, une des figures les plus médiatisées de ce débat sur la « violence urbaine » sera la commissaire Lucienne Bui Trong, responsable de la section « Villes et banlieues », créée en 1991 à la suite des émeutes. Son action vise là encore à défendre le point de vue policier :

une chose me tenait particulièrement à cœur en ce printemps 1991 : je voulais rendre justice aux policiers de terrain ou tout au moins les dédouaner des accusations de discriminations au faciès dont ils étaient trop systématiquement l’objet. Je souhaitais aussi que le ministre de l’Intérieur prenne conscience de ces quelques vérités et comprenne mieux le mécontentement de ses hommes face à certains discours médiatiques ou politiques (Violences urbaines. Des vérités qui dérangent, 2000).

L’on comprend alors la nature de l’outil d’évaluation que ce service des RG mettra au point : l’« échelle d’évaluation de la violence urbaine ». Pour l’essentiel, cette échelle mesure non pas les phénomènes de violences en général (et encore moins l’ensemble des crimes et délits dont la population pourrait être victime), mais principalement les tensions surgissant entre les jeunes et les représentants de l’État et en premier lieu les policiers. Il y a là ce que l’on a appelé un « corpocentrisme » (Mucchielli, 2000) d’autant plus important à identifier comme tel que cette échelle d’évaluation va rapidement constituer l’un des principaux points d’appui de cette « nouvelle expertise policière ». Cette expertise aura en effet un atout de poids : la production de statistiques et l’usage d’arguments d’autorité tirés de chiffres dont on suggère qu’ils « parlent d’eux-mêmes », ce que beaucoup d’hommes politiques et de journalistes auront – ou feindront d’avoir – la naïveté de croire. La prétention à la mesure des « violences urbaines » enfreindra pourtant les règles les plus élémentaires de la statistique en présentant des augmentations de faits recensés annuellement sans indiquer que la définition des faits en question pouvait être élargie (modification de l’unité de compte), ni que la base territoriale où les faits étaient observés s’accroissait au fil des ans (modification de la population d’enquête).

Sur le fond, l’ensemble de ces auteurs dresse un tableau alarmant de la délinquance. Ces quartiers produiraient une jeunesse désocialisée, déscolarisée, pourvue de parents « démissionnaires », se retrouvant de fait sans repères moraux et sociaux ; ces jeunes seraient massivement toxicomanes et, pour consommer comme pour s’enrichir, ils deviendraient fatalement de jeunes trafiquants de drogue qui ne tarderaient pas à former des bandes délinquantes et armées, organisant toute une économie souterraine dans leur cités et terrorisant les territoires environnants. C'est ainsi que les incendies de voitures ne serviraient qu'à faire disparaître les voitures volées, tandis que les émeutes ne seraient en rien l’expression d’un sentiment d’injustice mais bien plutôt un moyen de tenir à distance la police pour mieux protéger ces trafics. Et, dans cette organisation délinquante, les plus âgés initieraient les plus jeunes. Ainsi se mettrait progressivement en place un véritable « système mafieux », organisé autour de quelques « familles délinquantes » contrôlant tout un quartier et utilisant les jeunes pour se protéger de la police. Et il ne s’agirait pas de n’importe quelles familles, mais des maghrébines. Le commissaire Bousquet en donnera cette explication :

jugé peu dangereux par la tradition et la culture de populations d’origine maghrébine, légitimé par son impact économique positif, le trafic de haschisch structure les emplois du temps et soutient la capacité de consommation du quartier. Facteur de paix sociale, il maintient sur le quartier le voile du silence mafieux.

Arriveront ensuite l’Islam et le risque terroriste, le cas de Khaled Kelkal et des attentats de 1995 faisant figure de signe annonciateur de l’avenir. Face à ces « nouvelles menaces », que les pouvoirs publics n’auraient pas prises au sérieux, face ainsi à « la dérive suicidaire de notre société » (commissaire divisionnaire Ventre, secrétaire général du SCHFPN) la police apparaît alors comme le dernier rempart.

En résumé, cette nouvelle expertise policière invite 1/ à accréditer l’idée d’un engrenage fatal dans la délinquance, 2/ à évacuer toute dimension politique du comportement agressif des jeunes envers les institutions, 3/ à écarter l’hypothèse d’une coresponsabilité policière dans la tension permanente qui anime certains quartiers ainsi que dans le déclenchement des émeutes, 4/ à défendre une conception uniquement répressive du métier de policier.

Pour autant, dans ses structures d’argumentation, dans ses présupposés et dans la vision du monde qu’il véhicule, ce discours policier sur les « violences urbaines » n’est guère original. D. Monjardet (1996) a prévenu que

dans l’exercice délicat qui consiste à affirmer du même mouvement sa propre excellence, la gravité toujours croissante du problème dont on s’occupe, et la nécessité de lui accorder toujours plus de ressources, le corps policier trouve un principe à la fois de dramatisation permanente et de revendications incessantes.

Ce sociologue de la police a montré aussi que le discours policier est classiquement dominé par deux éléments :

1/ la dénonciation de « la dissolution du principe d’autorité dans la société dont il est le contemporain, et les pratiques de renvoi de la responsabilité de toute une série de difficultés de sa pratique quotidienne aux autres institutions, qui n’assureraient plus la transmission et le respect de l’autorité, comme la famille, l’école et la justice » ; 2/ « les difficultés endémiques entre la police et les groupes sociaux qui, pour des raisons structurelles, se plient moins facilement que d’autres à cette imposition d’autorité : les jeunes et les minorités ethniques.

Cette mise en scène dramatisée de la « dérive mafieuse » des « cités interdites » et autres « zones de non droit » connaîtra pourtant un réel succès. En particulier lorsque la « gauche plurielle » de retour au pouvoir en 1997 reprendra à son compte l’expression « violence(s) urbaine(s) » en cherchant à dépolitiser le thème de la sécurité, ce qui aura plutôt pour effet de libérer les discours catastrophistes des risques d’étiquetage idéologique et de protestation des organisations antiracistes (Bonelli, 2008). De surcroît, utilisant massivement ce discours policier et s’associant parfois à ses représentants, d’autres nouveaux « experts », liés au développement du marché privé du diagnostic de sécurité, se sont alors propulsés aux devants de la scène publique, avec d’efficaces stratégies de communication en direction des médias. L’analyse de l’usage de l’expression « violence urbaine » dans les dépêches de l’AFP et les titres des quotidiens nationaux révèle ainsi une envolée en 1998 (Macé, 2002). Les campagnes électorales de 2001 et 2002 viendront enfin consacrer politiquement des discours qui n’ont du reste pas disparu par la suite. Ils sont au contraire recyclés périodiquement dans des sociétés occidentales où la peur de l’avenir et le sentiment d’insécurité constituent de puissantes armes électorales (Mucchielli, 2008).

Reste que, si la notion de « violence(s) urbaine(s) » doit être écartée de l’analyse sociologique, les phénomènes qu’elle amalgame n’en font pas moins partie de la réalité. S’imposent donc, en retour, d’autres catégories d’analyse et outils d’interprétation.

Au terme d’une typologie qui accorde généralement les praticiens comme les chercheurs (Le Goaziou, Mucchielli, 2009), on peut distinguer trois types de délinquance juvénile. Le premier, dit « initiatique », concerne non pas une minorité mais la majorité des adolescents qui, un jour ou l’autre, font l’expérience de la transgression (fraude, vol, bagarre, consommation de cannabis, conduites à risque), le plus souvent dans l’émulation d’un petit groupe de pairs. Les enquêtes de délinquance auto-déclarée révèlent cette banalité de l’expérience déviante à l’adolescence et n’y associent aucun facteur psychosocial discriminant. A l’opposé, le second type, dit « pathologique », rend compte du fait qu’une toute petite minorité d’adolescents a des comportements déviants et agressifs, qui se manifestent souvent depuis l’enfance, en liaison avec des problématiques familiales lourdes. Enfin, le troisième type, dit « d’exclusion », désigne ceux des adolescents qui, après les éventuelles initiations, persistent dans des pratiques délinquantes et restructurent leur identité autour du rôle délinquant, parfois dans le cadre de « bandes » plus ou moins structurées (Mohammed, 2007). Ceux-là font une carrière plus ou moins longue dans la délinquance et sont bien connus du système pénal. Les facteurs sociaux les distinguant le plus des autres types sont le fait d’avoir grandi dans un quartier pauvre et l’échec scolaire.

Cette typologie permettait déjà de décrire largement la délinquance juvénile dans les années 1960 et aucun type n’est spécifique aux quartiers en voie de ghettoïsation. Cependant, la concentration des handicaps socio-économiques des familles, le niveau très élevé de l’échec scolaire, la violence réciproque des relations quotidiennes des jeunes avec la police, le poids du stigmate lié aux « origines » et enfin les opportunités liées à la présence de trafic de cannabis, constituent de puissants accélérateurs de délinquance. Au point que l’on finit par croire spécifique à ces quartiers ce qui n’y est que plus fréquent et peut-être davantage réprimé.

Enfin, la notion de « violence(s) urbaine(s) » vise aussi à imposer une lecture des émeutes en simples termes de délinquance, ce que démentent les recherches sociologiques [voir entrée « Émeutes en France »]. Si la reformation de « ghettos urbains » (Lapeyronnie, 2008) et la violence de l’expérience des discriminations a notamment pour effet de générer de la défiance et parfois de l’agressivité envers les institutions et tous ceux qui les représentent, les émeutes cristallisent un profond malaise social et fédèrent les habitants de ces quartiers bien au-delà des petits groupes délinquants. Elles surviennent de surcroît le plus souvent en réaction à des violences policières.

Septembre 2010

 

Références

  • Bonelli L., 2008, La France a peur. Une histoire sociale de l’insécurité, Paris, La Découverte.
  • Lapeyronnie D., 2008, Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont.
  • Le Goaziou V., Mucchielli L., 2009, La violence des jeunes en question, Nîmes, Champ social.
  • Macé E., 2002, Le traitement médiatique de la sécurité, in Mucchielli L., Robert Ph., dir., Crime et sécurité : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002.
  • Mohammed M., 2007, La formation des bandes de jeunes, Thèse de doctorat de sociologie, Université Versailles Saint-Quentin.
  • Mucchielli L., 2000, L’expertise policière de la « violence urbaine ». Sa construction intellectuelle et ses usages dans le débat public français, Déviance et société, n°4.
  • Mucchielli L., dir., 2008, La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte.
  • Monjardet D., 1996, Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte.
  • Rey A., 1996, La peur des banlieues, Paris, Presses de Sciences-Po.
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9