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Démographie carcérale

 

En général, on parle indistinctement de démographie carcérale, de démographie pénitentiaire ou de démographie pénale. Il parait préférable d’utiliser le terme de démographie carcérale pour désigner l’étude des populations sous écrou, en réservant l’expression démographie pénitentiaire à l’étude du placement sous main de justice incluant milieu fermé et milieu ouvert. L’expression de démographie pénale a un sens beaucoup plus large. On parle parfois aussi de démographie criminelle. On peut inclure, dans ce concept, l’étude de toutes les populations qui ont à rendre compte devant la justice pénale au sens large du terme : personnes mises en cause par la police, personnes déférées devant le parquet, mises en examen, placées sous écrou,  détenues, condamnées, etc. (Tournier, 2007).

L’écrou (au Canada, l’admission) est l’acte juridique qui marque le fait qu’une personne est placée dans un établissement pénitentiaire, sous la responsabilité de son directeur,  à compter de telle date, sur la base de tel titre d’écrou, pour tel motif (infractions poursuivies ou sanctionnées). Il importe de distinguer l’écrou d’une personne libre, de l’écrou d’une personne transférée d’un autre établissement. Le placement sous écrou peut ne pas correspondre à une entrée en détention : il en est ainsi, en France, pour le placement ab initio d’un condamné sous surveillance électronique (PSE) ou à l’extérieur sans hébergement pénitentiaire. Dans ce cas la personne est sous écrou, mais non détenue.

La démographie carcérale étudie la dimension des populations carcérales, leurs structures pénales et socio-démographiques, leur évolution dans le temps, leur distribution dans l’espace. L’existence de ces populations est essentiellement régie par le mécanisme élémentaire suivant :

  • des individus sont écroués et entrent ainsi dans la population carcérale ;
  • des individus font l’objet d’une levée d’écrou, ils sont libérés et sortent ainsi de la population ;
  • un certain laps de temps s’écoule entre l’écrou et la levée d’écrou d’un même individu ; ce temps passé sous écrou, différent selon les individus, assure la coexistence, à tout moment, d’un nombre variable de personnes qui constituent précisément la population carcérale.

L’analyse démographique s’organise autour de l’approfondissement de ce mécanisme de renouvellement de la population ; on s’efforcera par exemple de déterminer les liens existant entre les modalités des processus d’écrou et de levée d’écrou (flux) et l’effectif (stock) de la population carcérale. On voit ici toute l’importance accordée par cette discipline à la distinction entre stock et flux.

Instrument d’étude de ces modes de renouvellement des populations, l’analyse démographique dispose de modèles élémentaires, fournissant des populations de référence, faciles à décrire, qui permettent par comparaison de juger certaines situations concrètes (Tournier, 2002).  Le modèle le plus simple est celui de la population stationnaire. Une population est dite stationnaire si les entrées annuelles dans la population (E) sont constantes et si les sorties de chaque génération – cohorte des individus entrés une même année - se font selon le même rythme, selon le même calendrier. On peut alors démontrer que l’effectif de la population, à un instant donné (P) est égal au produit du nombre des entrées annuelles (E) par la durée moyenne de séjour dans la population (d, exprimée en années) : P = E x d. Cette équation implique qu’une population stationnaire a un effectif constant. Quand on ne dispose pas de statistiques sur les durées de détention, individu par individu et donc de la moyenne exacte de ces durées, on peut avoir recours à ce que l’on a appelé l’indicateur de la durée moyenne de détention, obtenu en divisant l’effectif moyen de détenus sur une année (stock) par le nombre d’entrées de l’année (flux) : d = P / E.  Avoir cette équation sous les yeux « P = E x d », c’est se rappeler que l’on ne peut pas agir efficacement, en cas d’inflation carcérale, sans s’occuper de deux fronts : les entrées et les durées.

Aussi a-t-on été amené logiquement à construire une typologie des mesures et sanctions pénales alternatives à la privation de liberté qui s’en inspire. Est dit alternative de 1ère catégorie, toute mesure qui a pour conséquence de réduire le nombre d’entrées en détention. Il en est ainsi des peines d’emprisonnement avec sursis à exécution ou du travail d’intérêt général, quand la sanction est prononcée à l’encontre d’un prévenu libre. Ces alternatives peuvent être dites radicales. En évitant l’entrée en détention, elles permettent au prévenu ou au condamné d’échapper totalement à la détention, de ne pas connaître la prison.

Les alternatives de 2ème catégorie permettent de réduire la durée de la détention, ou plus précisément le temps passé sous écrou. C’est alors une mesure de moindre mal, elle est partielle ou  relative : le recours à la prison n’a pas pu être évité, mais on fait en sorte de réduire le temps passé sous écrou par tel ou tel moyen. Dans ce schéma, les réductions de peine pour bonne conduite ou pour gages sérieux de réadaptation sociale, les grâces, individuelles ou collectives, concernant des personnes détenues, sont des alternatives de 2ème  catégorie. Il en est de même de la libération conditionnelle : elle ne réduit pas le temps d’exécution de la peine, mais elle permet une libération anticipée – avec levée d’écrou -, le reliquat de la peine étant alors effectué en milieu ouvert. Ainsi la question de l’aménagement des peines apparaît bien comme partie intégrante de la problématique des alternatives à la privation de liberté.

Mais il existe aussi des mesures qui réduisent le temps réellement passé derrière les murs  sans levée d’écrou. C’est le cas, en France,  des permissions de sortir, de la semi-liberté, du placement à l’extérieur, mesures qui elles aussi sont, de fait, des mesures alternatives à la prison mais qui n’évitent pas la mise sous écrou  et ne réduisent pas la durée du temps passé sous écrou. C’est aussi parmi ces alternatives de 3ème catégorie  que l’on doit classer le placement sous surveillance électronique (PSE), dernier avatar de la prison du XXIe siècle.

Mais la démographie carcérale s’intéresse aussi à tous les événements judiciaires, administratifs, humains qui vont avoir une influence sur le temps passé sous écrou ou en détention, leurs conditions, leurs durées : condamnations, mesures d’aménagement des peines et des mesures, transfèrements, incidents, mesures disciplinaires, décès, etc. Contrairement à ce que l’on dit ou écrit si souvent, la prison n’est pas «le lieu de l’exécution des peines privatives  de liberté», du  moins pas seulement. Nombre de personnes mises en détention sont prévenues (non encore condamnées définitivement). Aussi bénéficient-elles de la présomption d’innocence. En dehors de toutes autres considérations qu’il conviendrait de prendre en compte,  le temps carcéral vécu par une personne en attente de jugement (de 1ère instance ou définitif) ne peut être de même nature que celui d’un détenu condamné, engagé, pour quelques mois ou des années, dans l’exécution de la peine dont il connaît la fin. Et cela même s’il peut espérer être libéré de façon anticipée… ou s’évader. C’est ce qui explique le fait que la question du temps carcéral  liée à celle de la catégorie pénale  soit au cœur de la démographie carcérale (Barré et Tournier, 1988).

Une variable essentielle, la catégorie pénale. A l’instant t, la population carcérale est constituée de prévenus et de condamnés. Est considéré comme condamné, tout détenu ayant fait l’objet d’une condamnation définitive : la personne doit avoir épuisé ses voies de recours (appel et pourvoi). Sont considérés comme prévenus, les détenus qui ne sont pas des condamnés définitifs. Ils peuvent être en attente d’un premier jugement ou avoir déjà été jugés en première instance. Si la personne est impliquée dans plusieurs affaires, son statut de condamné dans une affaire prime sur le statut de prévenu. La catégorie pénale est définie à un instant donné et peut, naturellement changer au cours de la détention ; c’est une caractéristique d’état. Ce concept de catégorie pénale à la date t doit être distingué de celui que l’on a été amené à introduire, la catégorie pénale chronologique qui n’a de sens que pour des détentions achevées (Barré, Le Toqueux, Tournier, 1982). Il s’agit d’attribuer un statut pénal à la détention en faisant référence à la catégorie pénale du détenu : prévenu et condamné. La détention sera ainsi décomposée en durée de détention provisoire et durée de détention en tant que condamné, un de ces facteurs pouvant naturellement être nul pour telle ou telle détention : écrou sur extrait de jugement (détention provisoire nulle),  libération en cours  d’instruction (détention en tant que condamné nulle). Cette décomposition fait nécessairement appel à des choix hiérarchisés en cas d’affaires multiples, lorsque plusieurs motifs d’écrou justifient un même temps de détention. Prenons un exemple.

Le 1er janvier 2005,  Victor D  est mis sous écrou sur mandat de dépôt pour viol (affaire I). Le 1er mars  2005 est mis à exécution  un extrait de jugement dans une autre affaire  (affaire II). Il s’agit d’une peine  d’un an d’emprisonnement ferme pour vol simple. Victor D. bénéficie d’un crédit de réduction de peine de 3 mois. Fin de peine prévue : 1er décembre 2005.  A cette date, il est maintenu en détention du fait du mandat de dépôt dans l’affaire I. Le 1er avril 2006, il  est  acquitté par la cour d’Assises dans l’affaire I. et libéré.  Entre le 1er mars et le 1er décembre (9 mois), le statut de condamné dans l’affaire II. prime sur celui de prévenu dans l’affaire I. La décomposition de cette détention d’un an et 3 mois selon la catégorie pénale dite chronologique est la suivante : détention en tant que prévenu = 6 mois (soit 40 %), détention en tant que condamné = 9 mois (soit 60 %).

Ce concept de catégorie pénale chronologique est à distinguer de celui de catégorie pénale à la date t. Prenons un second exemple.

Le 1er janvier 2005, Clara H est mise sous écrou sur mandat de dépôt pour vol avec violence et  conduite sans permis. Le 1er mars 2005, elle fait l’objet d’une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel. Le 1er juin 2005, le tribunal la condamne à dix-huit d’emprisonnement dont six mois avec sursis. Elle bénéficie d’un crédit de réduction de peine de 3 mois. Date de fin de peine prévue : 1er octobre 2005. A cette date, elle est libérée. La décomposition des 9 mois, faite a posteriori, est la suivante : détention en tant que prévenu = 5 mois (soit 56 %), détention en tant que condamné = 4 mois (soit 44%). On sait en fin de détention que Clara H. n’a pas fait appel de la décision du tribunal correctionnel. Donc a posteriori la condamnation est devenue définitive dès le 1er juin. Dans la réalité, Clara H. a eu le statut de prévenue pendant plus longtemps. Si en temps réel, on se pose la question de sa catégorie pénale dans les jours qui ont suivi le jugement du 1er juin, la réponse est « prévenu », car elle est encore dans les délais pour faire appel, voire pour se pourvoir en cassation.

Dans une recherche déjà ancienne (Barré, Tournier, 1988), portant sur un échantillon national d’entrants de 1983 suivis au maximum pendant 27 mois – le temps nécessaire pour que plus de 95 % des entrants aient été libérés - la décomposition de la détention était la suivante : détention en tant que prévenu = 50 %,  détention en tant que condamné = 50 %. Au 1er janvier 1983, la proportion de prévenus était de 51 % (France entière), soit deux fois plus qu’aujourd’hui. Pour des statistiques européennes, on consultera les rapports SPACE 1 (Aebi et Delgrande, 2010a) et SPACE 2 (Aebi et Delgrande, 2010b) produits par le Conseil de l’Europe.

Références

  • Aebi M., Delgrande N., 2010a, Annual penal statistics SPACE 1 Survey 2008, Strasbourg, Conseil de l’Europe, http://www.coe.int/t/f/affaires_juridiques/coop%E9ration_juridique/empri....
  • Aebi M., Delgrande N., 2010b, Annual penal statistics SPACE 2 Non-custodial sanctions and measures served in 2007, Strasbourg, Conseil de l’Europe, http://www.coe.int/t/f/affaires_juridiques/coop%E9ration_juridique/empri....
    Barré M-D., Tournier P. V., 1988, La mesure du temps carcéral, observation suivie d’une cohorte d’entrants, Déviance & Contrôle social, 48, Paris, Ministère de le Justice, CESDIP, 1988, 199 pages.
  • Barré M-D., Le Toqueux J-L., Tournier P. V., 1982,  Algorithme de détermination des durées au sens de la catégorie pénale chronologique, Concepts & Méthodes, 10, Paris, direction de l’administration pénitentiaire, 1982, 15 pages.
  • Tournier P. V., 2002, Contribution de la démographie carcérale au débat sur la question pénitentiaire, in Defaud N., Guiader V. (dir.), Discipliner les sciences sociales. Les usages sociaux des frontières scientifiques. Editions L’Harmattan,  Coll. Les Cahiers Politiques, Université Paris IX Dauphine, Centre de recherches et d’études politiques, 125-141.
  • Tournier P. V., Dictionnaire de démographie pénale. Des outils pour arpenter le champ pénal, Université Paris 1. Panthéon Sorbonne, Centre d’histoire sociale du XXe siècle, données actualisées au 1er mai 2007, 133 pages.http:// histoire-sociale.univ-paris1.fr/cherche/Tournier/ARPENTER-OUVRAGE.pdf
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9