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Politique criminelle

Auteur: 
Queloz, Nicolas


1. Genèse et racines

Le pénaliste allemand Feuerbach (1801) utilisa le concept de «Kriminalpolitik» pour désigner «l’ensemble des procédés répressifs par lesquels l’Etat réagit contre le crime» (Delmas-Marty 1992: 13) et préconisa, comme Beccaria (1764), la légalité du droit pénal: la loi pénale écrite est la pierre angulaire de la politique criminelle étatique, garde-fou de l’arbitraire et elle peut exercer une pression sur la population (impact du «code sacré des lois» de Beccaria (1965: 14), «contrainte psychologique» de Feuerbach) pour la retenir de commettre des infractions.

Beccaria affirmait encore que «le moyen le plus sûr, mais le plus difficile, de lutter contre le crime est de perfectionner l’éducation» (Beccaria 1965: 78). Plus d’un siècle après lui, von Liszt (1882) prononcera cette phrase devenue célèbre: «Une bonne politique sociale est la meilleure politique criminelle».

Politique sociale, politique de l’éducation, politique criminelle: ont-elles des points communs ? Oui, leurs racines communes sont d’être des politiques, publiques, faisant partie du contrôle social, selon la relation suivante:

         Politique

→   politiques publiques

→   politiques économiques et sociales

→   politiques de contrôle social

→   politiques de sécurité

→   politiques criminelles et politiques pénales

Au sens large, la politique «concerne l’organisation, l’exercice du pouvoir, le gouvernement des hommes, par un État, au sein d’une société organisée» (Arnaud 1993: 453). Au sens étroit de «policy», la politique désigne des programmes appliqués dans des domaines concrets de la vie de la Cité: ce sont les politiques publiques qu’une autorité «choisit d’engager pour intervenir – ou ne pas intervenir –  dans un domaine spécifique» (Ibidem : 457): par exemple, la politique de la santé, la politique de la famille, de la jeunesse ou la politique de l’éducation.

Par le concept de «social control», Ross désignait à la fin du 19e siècle la capacité qu’une société a de se réguler elle-même en fonction de principes et de valeurs guides. Nous avons défini le contrôle social comme l’ensemble des valeurs, des normes et des actions (de prévention, d’intervention, de réaction) qui sont mises en oeuvre dans une société afin de réguler, voire de discipliner la vie sociale (Queloz 1988 : 41). Le contrôle social comprend donc l’ensemble des processus de socialisation (éducation, intégration) et de resocialisation ou de réinsertion sociale (l’un des buts des politiques pénales).

Les politiques de sécurité, qui font partie des processus de contrôle social, comprennent les actions engagées par un État pour protéger ses citoyens contre les dangers externes et internes (conflits, crises, attentats, accidents, crimes) menaçant leur sécurité et celle de la vie en société (Cusson, Dupont et Lemieux, 2007). Elles sont donc plus larges et devraient inclure la politique criminelle.

 

2. Politique criminelle et politique pénale

Les concepts de politique criminelle et de politique pénale sont-ils différents?

Dans la conception «originelle» de Feuerbach et de la plupart des pénalistes, politique pénale et politique criminelle sont pris comme synonymes, ce qui est toutefois une conception trop restrictive de la politique criminelle.

En revanche, quand Ancel définit la politique criminelle comme «la réaction organisée et délibérée de la collectivité contre les activités  délictueuses,  déviantes ou antisociales» (Ancel, 1975 : 15) ou Delmas-Marty comme «l’ensemble des procédés par lesquels le corps social organise les réponses au phénomène criminel» avec le droit pénal comme «noyau le plus dur» (Delmas-Marty, 1992 : 13), il ressort que la politique pénale n’est qu’un sous-ensemble de la politique criminelle. A vrai dire, au lieu de politique criminelle, il serait plus juste de parler de politique anti-criminelle, bien que nous n’aimions pas l’image d’une «lutte contre le crime» dont découle trop souvent un langage guerrier (de type «guerre aux criminels»).

Cusson, plutôt que de «politique criminelle», a toujours parlé de «contrôle social du crime» (1983) pour «désigner les efforts de tous pour maintenir la délinquance dans des limites supportables» ou «l’ensemble des moyens mis en œuvre par les membres d’une société dans le but spécifique de contenir ou de faire reculer le nombre et la gravité des délits. La définition … exclut donc … les politiques économiques, sociales ou démographiques qui produisent ce résultat sans que leurs participants en aient l’intention nette» (Cusson, 2005: 119). Nous avons donc ici une définition plus étroite du contrôle social (que celle ci-dessus) et qui correspond au sens que nous souhaitons donner au concept de politique criminelle.

Quant à la politique pénale, comme l’un seulement des types d’action de la politique criminelle, elle vise à élaborer les incriminations (définition des infractions) et les sanctions qui s’ensuivent et qui s’individualisent dans les sentences prononcées par la justice pénale.

 

3. Sources de la politique criminelle

Sur quelles bases s’édifie la politique criminelle? La question est d’importance. Elle permet d’illustrer la distinction courante entre politique criminelle «rationnelle» et politique criminelle «pratique».

La politique criminelle «rationnelle» devrait être fondée sur des théories scientifiques et des données empiriques fiables. Ses sources principales résideraient dans les sciences criminelles dont la figure 1 donne une image théorique «idéale».

Toutefois, sur la contribution des sciences criminelles à l’élaboration de la politique criminelle, les scientifiques ne se font aujourd’hui plus beaucoup d’illusions: la politique criminelle est très peu «rationnelle» (peu fondée sur les connaissances théoriques et empiriques acquises), très politisée (très influencée par les idées partisanes, voire populistes1) et très émotionnelle (menée au gré, très médiatisé, des drames criminels et des dysfonctionnements des appareils de contrôle). C’est toute la difficulté de la relation complexe entre ce qui est vu comme l’«angélisme» des uns («théoriciens») et le «pragmatisme» des autres («praticiens», «décideurs»).

En ce qui concerne la politique criminelle «pratique», nous la définissons, dans une perspective interactionniste, comme le résultat d’un processus permanent de confrontations sociales entre quatre catégories d’acteurs sociaux, dont la figure 2 donne une image réaliste «désenchantée»: des entrepreneurs de morale2, des acteurs qui définissent les normes d’incrimination et de sanction, des acteurs qui transgressent ces normes et des acteurs qui réagissent à ces transgressions.

 

Ces processus d’interactions conduisent aussi bien à la définition de politiques criminelles concrètes, qu’à celle des objets-cibles de ces politiques, à savoir les crimes, les criminels, la criminalité et ses victimes. Ce sont finalement des processus de construction-déconstruction-reconstruction constants de l’ordre social, dans lesquels ni le «rationnel», ni les «scientifiques» ne sont évidemment exclus. Par exemple, en Suisse, les débats relatifs à l’interruption (punissable et non punissable) de la grossesse, aux initiatives populaires sur «l’internement à vie des délinquants sexuels ou violents jugés très dangereux et non amendables» (acceptée en 2004) et sur «l’imprescriptibilité de l’action pénale et de la peine pour les auteurs d’actes d’ordre sexuel ou pornographique sur des enfants impubères» (acceptée en 2008) sont des illustrations marquantes de ces processus de confrontations sociales.

4. Composantes essentielles de la politique criminelle

4.1       Nous considérons les objets-cibles de la politique criminelle comme étant les crimes (aussi bien dans leur dimension de définition que d’action), les criminels (dans la double dimension des acteurs criminels et des représentations sociales qu’ils suscitent), la criminalité (avec une double dimension: «objective», comme ensemble des crimes commis dans un temps et un espace donnés et «subjective», comme objet de rumeurs, de peurs et de sentiments d’insécurité) et les réponses à ces phénomènes (de tout type organisé et quelles que soient leurs finalités), y compris la protection des victimes de la criminalité.

4.2       Quant aux buts de la politique criminelle, nous estimons qu’ils sont:

-        de prévenir la criminalité ou d’éviter sa survenance;

-        de la réduire et de la sanctionner là où elle existe;

→      afin de protéger:

- la société (biens collectifs, de sécurité et de paix publiques);

- et les biens des personnes ainsi que leurs droits fondamentaux, aussi bien des victimes que des auteurs justiciables.

4.3       Dans la poursuite de ces buts, la politique criminelle exerce alors les fonctions majeures suivantes:

-         de prévention, au sens de véritable proaction;

-         d’intervention, qui comprend les actions de contrôle, de détection, de renvoi et d’enregistrement;

-       de réaction ou «post-vention», dont les formes sont très variées et concernent particulièrement deux catégories d’acteurs: la sanction des délinquants, par des peines (qui peuvent frapper divers biens des condamnés) et des mesures (de suivi, de traitement, de sûreté); et l’aide aux victimes d’infractions, selon diverses formes de soutien et de réparation.

4.4       Enfin, les moyens d’action de la politique criminelle sont nombreux:

-         politiques publiques, d’éducation, de prévention et de contrôle;

-      et politiques pénales proprement dites, avec le droit pénal, l’organisation judiciaire, la procédure pénale et le domaine de l’application des sanctions.

Cusson distingue 3 grandes catégories d’action de contrôle social du crime:

-     informelles: par l’éducation et la prévention développementale (formation de la conscience morale);

-     situationnelles: par l’autoprotection (publique et privée);

-     pénales: par les sentences et les sanctions pénales, qui peuvent viser la neutralisation, la persuasion, la réinsertion et la dissuasion.

Ensemble, ces trois types d’action devraient jouer un effet de limitation de la criminalité: «Selon cette logique, la criminalité est, par ricochet, façonnée par les décisions des acteurs du contrôle social, par cette myriade d’acteurs sociaux qui décident de faire ou de ne pas faire quelque chose contre le crime. Ou, plus précisément, elle résulte de la rencontre entre les décisions des agents du contrôle social et celles des contrevenants» (Cusson 2005 : 136).

 

5. Politique criminelle et rationalité économique

L’évolution des politiques criminelles de ces vingt dernières années (en Amérique du Nord puis en Europe) démontre la place prioritaire prise par la rationalité économique, à tel point que les termes de «gestion pénale», de «gestion de la sécurité» et de «gestion des risques» (de criminalité et d’insécurité) tendent à se substituer à ceux de politique criminelle et de politique pénale.

Une lueur d’espoir émerge de cette logique de calcul permanent: elle peut mener à une réduction du recours à la peine de mort et à la peine privative de liberté. Les deux exemples suivants, tirés des débats récents de politique criminelle aux USA, où la philosophie de la «deterrence» (dissuasion par l’intimidation et la neutralisation pénales) est pourtant si forte, nous semblent très significatifs:

-     Si, aux USA, ce ne sont que 12 États sur 51 qui ont de jure aboli la peine de mort, ce sont 19 États qui, de facto, à fin 2009, ne pratiquent plus la peine capitale. Au cours des années 2007-09, ce sont 2 nouveaux États qui ont aboli la peine de mort et 7 autres qui ont suspendu les exécutions capitales. «Ce qui explique les récents progrès du mouvement abolitionniste … c’est une histoire de gros sous. La peine de mort coûte cher… Et en période de crise, elle aurait même tendance à devenir un luxe, que certains États américains ne peuvent plus s’offrir. Des initiatives sont en cours dans une dizaine d’États américains pour abolir la peine capitale.»3

-     La peine privative de liberté est utilisée à plein régime aux USA, selon des tarifs («sentencing guidelines») très rigides et des règles inflexibles (comme celle du «three strikes and you are out»). Cette politique d’incarcération forcenée a conduit à une très forte surpopulation carcérale. Le record est atteint par la Californie, l’un des plus gros États incarcérateurs du monde (avec notamment la Russie, Cuba et la Chine) qui, depuis 30 ans, a dépensé tellement pour ses prisons que c’est tout son système d’éducation et de formation qui en subit les réductions désastreuses. En septembre 20094, sous la pression de la crise économique, les parlementaires californiens ont voté un plan visant à réduire la population carcérale de près de 25’000 prisonniers d'ici deux ans: le gouverneur Schwarzenegger avait demandé une réduction de 55’000 prisonniers en soulignant que la Californie dépense près de 49’000 dollars par an et par prisonnier.

Nous sommes pleinement d’accord avec Kellens lorsqu’il affirme qu’il faut être conscient de la portée de ses choix: «Il faut savoir que la violence des moyens est un élément d’une société violente. Il faut savoir que l’enfermement est un élément d’une société fermée. Les choix sont étroitement liés. Ils se libèrent ou s’étranglent mutuellement» (Kellens 1991 : 303).

Juin 2010

Notes

1. Cf. Salas (2008), qui constate qu’en France, la «dérive sécuritaire» a tourné au «populisme pénal», centré sur une «idéologie victimaire» ou sur l’obsession de protection des victimes, réelles et, plus encore, potentielles: gestion des risques «de devenir victime».

2. Au sens de Becker (1985), à savoir des individus et groupes de pression qui entreprennent «une croisade pour la réforme des moeurs» et croient ainsi poursuivre «une mission sacrée».

3. Article RFI, Sylvain Biville, 18.03.2009.

4. La Californie comptait alors 170'000 prisonniers, pour une capacité théorique de 85'000: Los Angeles Times, 12.09.2009.

 

Références

  • M. Ancel, Pour une étude systématique des problèmes de politique criminelle, Archives de politique criminelle, 1975.
  • A. J. Arnaud (sous la direction de), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1993.
  • C. Beccaria, Des délits et des peines, Genève, Droz, 1965.
  • H.S. Becker, Outsiders, Paris, Métailié, 1985.
  • M. Cusson, Le contrôle social du crime, Paris, PUF, 1983.
  • M. Cusson, La criminologie, Paris, Hachette, 4e édition 2005.
  • M. Cusson, B. Dupont, F. Lemieux, Traité de sécurité intérieure, Montréal, HMH, 2007.
  • M. Delmas-Marty, Les grands systèmes de politique criminelle, Paris, PUF, 1992.
  • G. Kellens, Précis de pénologie, Liège, Faculté de droit, 1991.
  • N. Queloz, La sociologie du contrôle social, Revue internationale de sociologie, 1988, 7-47.
  • N. Queloz,  Quelle(s) criminologie(s) demain? In B. Brägger et al. (sous la direction de), La criminologie, évolutions scientifiques et pratiques, Zurich, Ruegger, 2004, 321-347.
  • D. Salas, La volonté de punir: essai sur le populisme pénal, Paris, Pluriel, 2008.            
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Sous la direction de Benoît Dupont et Stéphane Leman-Langlois

Chaire de recherche du Canada en sécurité, identité et technologie: http://www.benoitdupont.net

Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque: http://www.social-surveillance.com

CICC: http://www.cicc.umontreal.ca

ISBN: 978-2-922137-30-9